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04 / 06 / 2024 | 375 vues
Fabien Brisard / Abonné
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Valeur travail : le paramètre de la confiance !!

« La confiance […] joue un rôle essentiel dans l’appréciation et la valorisation du travail » - Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF, Sciences Po, livre ses réflexions au CRAPS ( le Cercle de Recherche et d'Analyse sur la Protection Sociale )....

 

Dans le paysage socio-économique contemporain, la question de la valeur attribuée au travail demeure au cœur des débats politiques, économiques et sociaux. Contrairement à une définition strictement économique qui se concentre sur la productivité et la rémunération monétaire, la valeur travail, dans le domaine des sciences sociales, intègre des considérations sociales, culturelles et politiques. Dans le contexte actuel, où la confiance dans les institutions, les employeurs et le marché du travail est souvent mise à l’épreuve, il devient crucial de reconnaître que cette confiance joue un rôle essentiel dans l’appréciation et la valorisation du travail, influençant ainsi les dynamiques et les évolutions des débats entourant la valeur travail.

 

Il n’est pas inutile, pour traiter de cette question, de revenir sur un certain nombre de travaux produits par le CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po. En particulier, le CEVIPOF publie régulièrement deux enquêtes dites « barométriques », c’est-à-dire mesurant l’opinion publique sur une base régulière, mettant l’accent sur les enjeux liés à la confiance.


La première, le Baromètre de la confiance politique, vise à permettre un suivi longitudinal de dimensions comme la confiance en soi, dans les autres, dans les institutions et le personnel politique, mais aussi de questions plus larges, dans un cadre comparatif depuis 2021.


La seconde, le Baromètre du dialogue social, entend dresser un état des lieux de la démocratie sociale en France. Ces enquêtes permettent d’observer les tendances et les variations dans l’opinion publique relatives à la question de la valeur travail, et font ressortir deux enjeux essentiels dans le cas français qui seront traités ici : une relation de confiance qui se construit dans la proximité et l’importance de la méritocratie.

 

UNE CONFIANCE QUI SE CONSTRUIT DANS LA PROXIMITÉ

 

À la lecture du Baromètre du dialogue social 2022, la proximité relationnelle et l’importance du dialogue social au niveau de l’entreprise émergent comme des éléments cruciaux dans la construction d’un environnement de travail où la valeur travail est reconnue et valorisée.

 

Tout d’abord, il est important de noter en qui les salariés ont confiance.

 

Les chiffres révèlent que la proximité joue un rôle déterminant : 76 % des salariés ont confiance en leurs collègues immédiats, tandis que 67 % accordent leur confiance à leur responsable direct. Ces taux sont à comparer avec les syndicats (36 %), les médias (31 %) ou les partis politiques (13 %), perçus comme plus lointains. Cette proximité est un facteur clé dans l’établissement d’un climat de confiance au sein de l’entreprise, phénomène que l’on observe plus généralement dans la représentation politique en France, où le maire est le représentant dans lequel les Français ont le plus confiance. En revanche, il faut observer que la confiance envers la direction de l’entreprise et les syndicats est moins élevée, avec respectivement 53 % et seulement 31 % de confiance. Ces chiffres soulignent donc l’importance de la proximité et de la relation directe dans la construction de la confiance au travail.

 

En ce qui concerne le fonctionnement du dialogue social, les chiffres révèlent un certain scepticisme, de même que les Français estiment majoritairement que la démocratie fonctionne mal (1). Seulement 27 % des salariés pensent que le dialogue social fonctionne bien en France, contre 73 % d’un avis contraire. De plus, 55 % estiment que le dialogue social est une chose trop compliquée, et qu’il doit être confié à des spécialistes. Pourtant, une grande majorité (79 %) reconnaît que le dialogue social existe dans leur entreprise, ce qui illustre un décalage entre la perception du dialogue social au niveau national et son existence perçue au niveau de l’entreprise.

 

Enfin, en ce qui concerne les moyens d’influencer les décisions prises dans l’entreprise, les salariés privilégient la voie de la négociation en interne. Ainsi, s’adresser à sa hiérarchie immédiate (42 %) est considéré comme plus efficace que la grève (31 %). De plus, une grande majorité de Français (57 %) souhaite privilégier la négociation au niveau de l’entreprise plutôt qu’au niveau de la branche (28 %) ou de l’État (15 %). Là encore, il semble que la proximité est une condition de la confiance.

 

L’IMPORTANCE DE LA MÉRITOCRATIE, ENTRE DIPLÔME ET TRAVAIL

 

La méritocratie est un concept social et politique qui repose sur l’idée que les individus devraient être récompensés en fonction de leur mérite et de leurs compétences, plutôt que de leur origine sociale, de leur richesse ou de leurs privilèges, reflétant une convergence entre la reconnaissance du mérite individuel et la valorisation du travail. Elle est étroitement liée à la confiance dans le système méritocratique, dans les institutions qui le soutiennent, ainsi que dans la société dans son ensemble. Une confiance élevée dans ces éléments est essentielle pour garantir le bon fonctionnement de la méritocratie et pour renforcer la cohésion sociale et la stabilité politique.

 

En France, la place des diplômes dans la réussite sociale est au cœur des débats sur la reproduction des inégalités de pouvoir et sur la perception de la mobilité sociale par les citoyens. Comme le montre Luc Rouban (2), l’idée que l’avenir professionnel soit largement déterminé par le parcours scolaire peut être interprétée de deux manières.


D’une part, elle peut soutenir l’idée que la méritocratie républicaine repose sur une égalité formelle devant l’éducation, où chacun a théoriquement les mêmes chances d’accéder aux enseignements nécessaires pour réussir.


D’autre part, elle peut également refléter une tendance à privilégier les diplômes par rapport à l’expérience professionnelle ou au savoir-faire, ce qui peut être perçu, à tort ou à raison, comme une séparation entre les compétences intellectuelles valorisées et les compétences manuelles ou techniques. Cependant, cette priorité accordée au diplôme peut aussi être considérée comme une forme de segmentation socio-économique de la vie, où l’éducation est distincte de la production et de la consommation, et où l’échec scolaire peut rapidement devenir un obstacle insurmontable dans une trajectoire professionnelle.

 

Enfin, la question de savoir si les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment est liée à la méritocratie dans la mesure où elle interroge les croyances et les perceptions autour du mérite et de l’effort individuel dans l’accès à l’emploi. À cette question, 59 % des Français (18 % tout à fait d’accord, 41 % plutôt d’accord), contre 70 % des Allemands et des Polonais, et 53 % des Italiens vont dans ce sens selon la vague 15 du Baromètre de la confiance politique. Il faut noter qu’au cours du temps, l’opinion publique française a oscillé entre 46 % en décembre 2017 et décembre 2018, et 60 % en janvier 2022. Si cette question soulève implicitement l’idée que le travail est accessible à ceux qui le méritent vraiment, c’est-à-dire à ceux qui sont disposés à faire les efforts nécessaires pour le trouver, elle ne tient pas compte des nombreux facteurs structurels qui peuvent entraver l’accès à l’emploi.

 

En conclusion, il apparaît qu’en France la confiance au travail est étroitement liée à la proximité relationnelle, et qu’il existe un certain scepticisme quant au fonctionnement du dialogue social. La méritocratie y est soulignée comme un concept fondamental, où les individus devraient être récompensés en fonction de leur mérite et de leurs compétences, impliquant que les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment, mais elle ne tient pas compte des obstacles structurels qui peuvent entraver l’accès à l’emploi.

 

 

Sources:
(1). Seuls 31% des Français estiment que la démocratie fonctionne bien. Sciences Po CEVIPOF. Rapport « Baromètre de la confiance politique ». Vague 15. Février 2024.
(2). Luc Rouban. Note de recherche « La société du diplôme ». Rapport « Le Baromètre de la confiance politique ». Page 10. Vague 14. Avril 2023.

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VALEUR TRAVAIL: Une valeur à partager....un ouvrage  à lire et faire lire!

La question du travail dans la société occupe une place importante et fait régulièrement l’objet d’appréciations contrastées dans le débat public et politique.
 

Si le débat n’est pas simple puisqu’il renvoie à des questions débattues qui ne trouvent pas de réponses consensuelles, une réflexion sur la « valeur 
travail » devant s’affranchir d’un « c’était mieux 
avant », s’impose.
 

Bousculé dans ses organisations, ses valeurs, ses pratiques managériales, le travail doit – au-delà des polémiques partisanes – être requestionné dans toutes ses dimensions. Débattre de la valeur travail est alors un questionnement salutaire devant embarquer toute la société !

 

C’est dans cette optique que le CRAPS, convaincu qu’il est dans l’intérêt de tous que notre société puisse porter la valeur travail comme un moteur de progrès, a souhaité enrichir le débat en proposant à une trentaine d’acteurs issus d’horizons différents, de partager, très librement, leurs réflexions sur le sujet dans le cadre d’un ouvrage collectif.

VERSION NUMÉRIQUE (PDF)

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Sources:


1. Seuls 31% des Français estiment que la démocratie fonctionne bien. Sciences Po CEVIPOF. Rapport « Baromètre de la confiance politique ». Vague 15. Février 2024.
2. Luc Rouban. Note de recherche « La société du diplôme ». Rapport « Le Baromètre de la confiance politique ». Page 10. Vague 14. Avril 2023.

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Pour le  Dr. Jean-Paul Ortiz, Président d’honneur de la Confédération des Syndicats Médicaux Français:

" LA PANDÉMIE COVID A ENTRAÎNÉ UNE MOBILISATION SANS PRÉCÉDENT, SANS FAILLE […] POURTANT, LES OBSERVATEURS AVERTIS DÉCRIVENT CHEZ LES PROFESSIONNELS DE SANTÉ UNE PERTE DU SENS DE LEUR TRAVAIL »

Il s'en explique dans une récente tribune  pour le CRAPS....

 

L’engagement des professionnels de santé dans leur métier a toujours été largement souligné : on parle souvent de métier exercé par vocation. Il est vrai que l’image du médecin taillable et corvéable à merci, sollicité à toute heure, travaillant de jour comme de nuit, et faisant jusqu’à 70 heures par semaine et plus, a encore gardé toute sa place dans l’imagination populaire. De même, les enquêtes d’opinion mettent que les infirmières, libérales ou salariées, sont parmi les professionnels les plus estimés par la population en raison de leur engagement fort dans leur activité.

AUJOURD’HUI, QU’EN EST-IL ?

La démographie médicale a entraîné une crise majeure de l’accès aux soins médicaux : la demande est largement supérieure à l’offre, quel que soit le secteur géographique, en ruralité comme dans les grandes villes, en médecine générale comme en spécialité. De même, il est souvent très difficile d’obtenir une prise en soins auprès d’une infirmière libérale, ou d’autres professionnels de santé tels que les orthophonistes, etc.

Si les besoins de la population ont dépassé la quantité d’offres de soins, celle-ci s’est profondément modifiée : les médecins surchargés n’hésitent plus à refuser des patients, chose impensable il y a quelques décennies. Aujourd’hui, ils souhaitent une vie professionnelle comme tout autre cadre supérieur, ce qui est logique et légitime : ils aspirent à des week-ends tranquilles, à des vacances, à des horaires de travail plus habituels ; ceci est particulièrement vrai dans les jeunes générations, que ce soit des jeunes médecins hommes ou femmes. Ils sont, comme d’autres catégories professionnelles, touchés par le burn-out.

LES PROFESSIONNELS DE SANTÉ AURAIENT-ILS DONC PERDU LA VOCATION ?

Auraient-ils perdu le sens de la valeur travail dans leur engagement professionnel ? Certainement pas. La réalité est tout autre, montrant bien la persistance de ces valeurs partagées dans la médecine française : les médecins travaillent 55 heures par semaine en moyenne ! Les infirmières salariées dans les hôpitaux dépassent tous les jours leur temps de travail théorique afin de transmettre les informations nécessaires concernant leurs patients à la collègue qui prend le relais. Et l’expérience du Covid a montré combien l’ensemble des professionnels de santé était resté fidèle à cet engagement professionnel fort et avait gardé le sens de leur métier, quel que soit leur statut. Alors que l’hôpital traversait une crise majeure depuis des années, alors que la médecine libérale souffrait et se désagrégeait, la pandémie Covid a entraîné une mobilisation sans précédent, sans faille, avec une solidarité exceptionnelle entre tous qui a permis à la population d’être prise en charge sans problème !

UNE PERTE DE SENS ?

Pourtant, les observateurs avertis décrivent chez les professionnels de santé une perte du sens de leur travail en particulier après cette terrible pandémie. Démissions en cascade, changement total de métier, de profession, burn-out, abandon des jeunes en cours d’études de santé (en école d’IDE et même en cours de deuxième cycle de médecine). Il ne s’agit pas d’une perte de leur engagement, mais plutôt d’un manque de reconnaissance de leur place dans la chaîne du soin. Une reconnaissance insuffisante pour les médecins qui, au-delà de revenus beaucoup plus modérés que leurs riches prédécesseurs, n’ont plus la même considération de la part des patients : rendez-vous non honorés, agressivité et violences verbales voire physiques dans les cabinets médicaux ou à l’hôpital etc. Le médecin n’est plus respecté comme hier, il ne se sent plus reconnu, y compris financièrement (le tarif de la consultation médicale est vécu comme humiliant par certains d’entre eux). Ceci participe à la perte du sens de son engagement dans le travail.

De même, les autres professionnels de santé sont écrasés par un système très hiérarchisé et bureaucratique, reposant encore trop sur une parole médicale omniprésente qui guide encore trop la prise en charge du patient. Ils parlent d’un système de santé médico-centré, exprimant ainsi leur revendication d’une (r)évolution nécessaire : aller d’un système hiérarchisé vers un système coordonné. Il est temps de passer à un management participatif et de permettre à chacun d’évoluer dans sa profession. Le débat autour des délégations de tâches ou des transferts d’activité doit prendre toute sa place et donner à chaque acteur du soin une perspective dans sa vie professionnelle, un plan de carrière, y compris pour les médecins.

Au total, la valeur travail reste fortement ancrée chez tous les professionnels de santé. Mais l’organisation de la prise en charge du patient, ainsi que du rapport entre les différents professionnels doit évoluer pour donner à chacun une place méritée et donc redonner à tous le sens de la valeur de leur extraordinaire engagement professionnel.

 

Bruno Palier, Directeur de recherche du CNRS au centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po,  s'en explique pour le CRAPS ce mois-ci...

 

Dans un ouvrage collectif rassemblant les résultats de nombreuses recherches de sciences sociales sur le travail, intitulé « Que sait-on du travail ? » (Presses de Sciences Po, 2023), il est montré que la situation française en matière de conditions de travail, de santé au travail et de sens du travail est plutôt médiocre, moins bonne que celle de nombreux autres pays européens quant aux conditions de travail ou aux risques psychosociaux. La France occupe parfois même les derniers rangs, notamment en matière d’accidents du travail. Ainsi, le nombre d’accidents mortels s’élevait à 803 en 2019 en France, contre 491 en Italie, 416 en Allemagne, 347 en Espagne ou 184 en Pologne (données Eurostat). Le travail s’est fortement intensifié depuis trente ans, et les conditions de travail se sont dégradées en France, et cela plus qu’ailleurs en Europe. Pourquoi le travail semble-t-il si souvent maltraité en France ?

 

Il faut analyser la logique dominante des politiques gouvernementales de lutte contre le chômage et des stratégies de compétitivité des entreprises françaises pour comprendre cette évolution. L’ensemble de ces stratégies repose sur une idée martelée en France depuis les années 1980 : le chômage, tout comme la faible compétitivité des entreprises françaises, serait dû au coût du travail trop élevé, notamment du fait d’un État-providence lui-même trop coûteux, les cotisations sociales qui le financent représentant près de la moitié de la masse salariale. Pourtant, avec des coûts du travail équivalents voire supérieurs, les Allemands ou les Suédois, qui ont su investir dans la qualification et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité, ou plus innovants, qu’ils vendent donc plus chers que les nôtres. Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons. Mais plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et la montée en gamme, nous avons préféré produire la même chose avec moins de monde, chasser les coûts et intensifier le travail.

 

La baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé, à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), devenu en 2019 une baisse pérenne de cotisations sociales, les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du SMIC, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveau de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 SMIC. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations atteint 73,8 milliards d’euros.

 

Les nombreuses évaluations des politiques de baisse des cotisations sociales montrent que si elles ont eu une certaine efficacité lors de leur première mise en œuvre, elles n’ont ensuite quasiment pas permis de créer de nouveaux emplois. Ces politiques n’ont pas non plus permis d’améliorer la compétitivité à l’export des entreprises françaises. Ces politiques sont donc inefficaces pour lutter contre le chômage, et bien loin de permettre une montée en qualité des productions françaises, elles ont tiré celles-ci vers le bas et réduit leur capacité à produire et exporter des biens et des services de qualité.

 

La plupart des entreprises françaises ont elles-mêmes construit leurs propres stratégies de compétitivité sur la réduction du coût du travail. Il s’agit de faire baisser le coût de production des mêmes produits, de milieu de gamme, plutôt que de miser sur la qualité et l’innovation. Cette stratégie low cost repose sur quatre piliers principaux :


1. Les délocalisations, pour aller produire là où la main-d’œuvre est moins chère ;
2. La sous-traitance, pour obtenir un certain nombre de services à moindre coût, au prix de faibles rémunérations et de conditions de travail dégradées dans les entreprises sous-traitantes ;
3. Le renvoi des salariés considérés comme les plus coûteux, à savoir les plus âgés, qui font l’objet de plans sociaux ou partent suite à une rupture conventionnelle ;
4. Un management qui cherche à accroître la productivité par l’intensification du travail de ceux qui restent dans l’entreprise.

 

Le lean management, fondé sur l’idée de faire disparaître tout ce qui est superflu et de toujours fonctionner à flux tendu, reste dominant en France. Il repose sur un management vertical qui impose des objectifs chiffrés toujours plus élevés aux salariés. Certains pensent encore que le stress est bon pour la productivité… Inutile ici de revenir sur les dérives de ce management chez Orange ou Renault, ni sur la situation des hôpitaux, eux aussi soumis à une intensification du travail du fait de la réduction continue des effectifs et de la tarification à l’activité notamment.

 

À force d’être considéré exclusivement comme un coût, du fait des stratégies du low cost des entreprises et des gouvernements, le travail s’est trouvé fortement dévalorisé et abîmé… D’autres stratégies sont pourtant possibles, celles qui considèrent le travail comme un atout pour les entreprises et pour le pays. Ainsi, les Allemands investissent dans la qualification et la protection des salariés des industries exportatrices, les pays nordiques investissent dans la formation tout au long de la vie et dans les bonnes conditions de travail de tous les salariés, et les entreprises de ces pays misent sur la qualité et l’innovation de leurs productions. Ces stratégies reposent sur la participation des salariés, aux innovations comme aux décisions. Elles permettent à la fois le bien-être des salariés en emploi, et une productivité qualitative.

LE TRAVAIL COMME LEVIER D’INSERTION : ÉLOGE DE L’ARTISANAT INSTITUTIONNEL

 

BIEN SOUVENT, LES DÉBATS SUR LA « VALEUR TRAVAIL » NOUS RACONTENT UN MALAISE GÉNÉRAL LIÉ À L’ACCÉLÉRATION DU TEMPS »

Par Inès Hijazi, Experte « modernisation de l’action publique »
& Arnaud Denoix, Directeur du GIP Plateforme de l’inclusion

 

En novembre 2023, le Parlement a voté le projet de loi pour transformer Pôle Emploi en « France Travail » et dessiner l’horizon plein emploi avec moins de 5 % de chômage d’ici 2027. Le travail est reconnu comme la condition pour accéder à l’autonomie, la santé et l’insertion dans la société. Ainsi, dans l’inconscient de nos institutions, réside toujours l’idée que « si le travail ne résout pas tout, en tout cas le chômage détruit tout », tel que l’affirmait Jean-Baptiste de Foucauld, ancien commissaire au Plan.

 

Dans ce contexte, réfléchir aux conditions de travail et porter la voix de celles et ceux qui sont concernés par cette dynamique institutionnelle est essentiel. Aujourd’hui en France, selon nos estimations, environ 160 000 personnes dans une multitude d’organisations concourent à la mise en œuvre de la politique nationale d’insertion par le travail. Elles sont travailleuses sociales, assistantes, conseillères en insertion, intervenantes de l’économie sociale et solidaire. Leur priorité est de permettre une « vie meilleure » aux 1,9 million de foyers en France (environ 3,85 millions de personnes) qui vivent avec 607 euros par mois, de par leur droit au Revenu de Solidarité Active (RSA), en créant des conditions favorables à un retour à l’emploi.

 

Moins perceptible que dans le milieu de la santé, le monde de l’insertion professionnelle est aussi exposé à une vague d’épuisement. Des accompagnateurs témoignent d’un sentiment d’incapacité à aider les usagers comme ils le voudraient. Dans le Livre blanc du travail social publié en novembre 2023, le « management par les chiffres » est identifié comme une cause possible de fatigue et de perte de sens.

 

Une difficulté est d’apprécier la qualité du « travail invisible » intrinsèque à toute profession liée au soin – qui, toujours selon le Livre blanc, est majoritairement réalisé par des femmes – à savoir la confiance, la reconnaissance, l’écoute, l’apaisement, la protection. En effet, les accompagnateurs sont face à des usagers qui rencontrent, au-delà du non-emploi, des difficultés structurelles comme l’absence de logement fixe, des violences intrafamiliales, des problématiques de santé, une mobilité réduite, un handicap, des blocages psychopathologiques, etc.

 

Cette question est au cœur de l’action de la Plateforme de l’inclusion. Initié en 2019, ce groupement d’intérêt public financé et piloté par l’État a pour mission de faciliter la vie des personnes éloignées de l’emploi et de celles et ceux qui les accompagnent. Une des missions qui nous est confiée est de participer au pilotage de la politique publique. Cela se traduit par l’analyse de données quantitatives et la production d’indicateurs à destination des directions et des acteurs de terrain : combien de personnes prises en charge par type de prescripteurs, quel profil, etc. ?

 

Dans ce contexte, comment, au niveau de la Plateforme de l’inclusion, peut-on mieux capter et rendre compte de la valeur créée au sein de la relation
d’accompagnement ? Sur la base des données que nous collectons déjà, est-il possible de mesurer par exemple le gain généré par la résolution de difficultés sociales ou une meilleure santé des personnes en parcours d’insertion, avant même leur accès à un emploi durable ? C’est l’objet d’une investigation en cours.

 

Autre défi : nos outils informatiques portent en eux la promesse d’améliorer l’efficacité de l’action publique, et leurs usages se développent rapidement dans de nombreux contextes d’accompagnement. Conséquence directe : les professionnels peuvent ressentir une substitution de la technique au lien humain. Dans le Livre blanc du travail social, une assistante affirme passer « plus de temps à comptabiliser ce qu’[elle] fait qu’à le faire ».

 

Si les accompagnateurs sont monopolisés par le remplissage de nos outils et préoccupés par des objectifs quantitatifs, comment bâtir un espace de confiance pour l’usager ? Sur le terrain, une travailleuse sociale rencontrée par notre équipe souligne cette 
préoccupation : « c’est dans la rencontre des regards que le changement s’opère », regards qui ont moins de chance de se croiser si l’un est capté par un écran d’ordinateur.

 

Alors, quelle philosophie managériale et quels outils construire pour prioriser le lien et la relation humaine entre les usagers et les professionnels ? Au sein de la Plateforme de l’inclusion, nous souhaitons construire et améliorer des services numériques qui favorisent l’autonomie, la formation et la capacité d’action des professionnels. Et, tout en sachant que nous n’y sommes pas encore, nous croyons que les 
« bons » outils doivent réussir à s’effacer au profit de la relation d’accompagnement, favorisant ainsi la construction de « liens qui libèrent » et non de liens qui 
« fragilisent » ou « oppressent » comme les distingue Serge Paugam, sociologue français qui analyse les mécanismes du lien social et de la solidarité. Selon lui, dans son essai L’attachement social de 2023, pour qu’un lien libère, il doit réussir à croiser deux dimensions : « la protection et la reconnaissance ».

 

Bien souvent, les débats sur la « valeur travail » nous racontent un malaise général lié à l’accélération du temps, le management quantitatif et la perte de sens qui en découle. Pour piloter nos actions collectives, il a parfois été plus simple et rapide de mesurer des choses visibles et quantitatives que d’observer l’impact de la construction d’un lien personnel entre les acteurs du terrain et les usagers. Continuons d’interroger nos philosophies managériales dans les métiers du soin et de l’insertion, ne serait-ce que pour reconnaître les professionnels comme des artisans de l’accompagnement, dépositaires d’un savoir-faire à protéger. Puisque la politique d’insertion porte l’ambition de l’inclusion et d’un accès au travail pour tous, autorisons-nous à rêver : à quoi ressembleraient les institutions de demain si la « reconnaissance » et la « protection » devenaient les piliers de nos actions ?

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Sources :
– Institut de l’entreprise. Sociétal – Le travail. Tome 2. Décembre 2023.
– DREES. Rapport « L’aide et l’action sociales en France ». 2020.
– HCTS. Livre blanc du travail social. 2023.
– Paugam Serge. L’attachement social. Éditions Seuil. 2023.