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La notion du Care et l’approche mutualiste
La notion du Care et l’approche mutualiste : comment le Care réinterroge la mutualité, entre tradition et renouveau.
Olivier BONED, ancien Délégué général de l’Institut Montparnasse Raphaël DETRIE, et Directeur de la transformation, de l’innovation et de la communication, Mutualité Française Grand Sud livrent leurs réflexions...pour le Ciriec France.
L’ « éthique du Care » se traduit par le soin apporté aux autres, comme expression de sollicitude en direction de personnes dont nous sommes proches ou qui sont plus éloignées. Cette obligation, morale, naturelle, dans un cercle familial, peut apparaître comme moins spontanée, plus ou moins réelle, en fonction des sensibilités des individus. Les mutuelles sont interpellées à différents niveaux. Ils souhaitent dans cette note donner un éclairage en s'appuyant sur des exemples issus de la mutuelle MGEN.
Tout d’abord, l’éthique du Care fait écho à la raison d’être des mutuelles.
Elle éclaire de manière singulière l’ADN des mutuelles et leur fonctionnement intrinsèque mettant en avant les logiques d’obligations réciproques, de responsabilité des individus entre eux. Le Care est « institué » dans l’organisation. Il est la règle commune qui relie les adhérents de la mutuelle.
Cette règle est formalisée au sein de documents statutaires ayant valeur contractuelle entre les adhérents, mais aussi entre les adhérents et la mutuelle. Ensuite, les organisations mutualistes expriment une attention particulière à leurs membres, soit à travers de services prévus par les contrats, soit par des initiatives sans base commerciale qui soulignent l’attention particulière que les mutuelles peuvent avoir en direction de leurs adhérents. Puis, les mutuelles, en tant que personnes morales engagées pour leurs adhérents, peuvent aussi prolonger leurs actions de solidarité en direction d’un public plus large que leurs propres adhérents.
La mutuelle, personne morale, est ainsi un acteur du Care en direction de la société dans son ensemble.
Enfin, les acteurs mutualistes, à titre individuel qu’ils soient adhérents, salariés ou militants, peuvent avoir une sensibilité particulière à l’attention portée aux autres, comme un prolongement de la solidarité à l’œuvre en interne à la mutuelle.
1. Care et raison d’être
Les mutuelles apportent un éclairage particulier à la question du Care. Elles ont mis en place un système d’attention aux autres au travers des mécanismes de solidarité organisés, codifiés entre les membres. Les mutuelles se sont créées il y a plus de 150 ans, partout en Europe, afin de permettre à des individus de se protéger mutuellement contre les aléas de la vie. Elles protégeaient les individus membres en contrepartie d’une adhésion financière.
Les adhérents mettent en commun leurs moyens financiers, à travers une cotisation annuelle, afin de mutualiser les coûts lors d’accidents de la vie de chacun des membres. La solidarité est ainsi organisée.
Les mutuelles, sociétés de personnes, ont vocation à rendre un service optimal à leurs membres et non à rémunérer des actionnaires. Elles sont non lucratives. Cette solidarité obéit à une logique de contrôle par les membres : ils mettent en commun leurs moyens financiers, pour se protéger mutuellement, chacun a un droit de regard sur la gestion.
Le principe démocratique apparaît alors comme le meilleur moyen permettant à chacun de contrôler la gestion mais aussi de s’engager dans la gouvernance de la structure. Dans une mutuelle, les adhérents sont interreliés. Appartenir à une mutuelle permet de créer une protection réciproque entre des individus qui ne sont pas naturellement proches. Un lien se crée. Une attention est portée aux autres membres dans la mesure où tous appartiennent à cette communauté 2 qu’est la mutuelle, dans laquelle chacun a fait le choix d’adhérer. Chaque membre est ainsi attentif aux autres, dans une logique d’interdépendance basée sur la « solidarité intergénérationnelle, entre malades et bien portants, entre niveaux de revenus » ( 1) .
Cette interdépendance crée des obligations réciproques, des droits et des devoirs que les statuts définissent et incarnent. Bien plus qu’un contrat moral, les statuts régissent les relations entre tous les acteurs et chacun étant obligé de s’y conformer. Le soin aux autres passe par ces règles, acceptées et appliquées par tous, comme un contrat. Le Care a ainsi, dans la forme mutualiste, une dimension contractualisée. Cette obligation morale présente dans les logiques de Care trouve une formalisation instituée. Les travaux actuels sur la raison d’être des entreprises, sur les entreprises à mission ou encore de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) amènent les mutuelles à réinterroger l’ensemble de leurs principes et valeurs. La loi Pacte a ainsi complété l’article 1835 du Code civil comme suit : les statuts de toute société « peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». De plus et « conformément à l’article L.210-10 du Code de commerce issu de la loi Pacte, si les statuts d’une société dotée d’une raison d’être prévoient en outre une mission, c’est-à-dire des objectifs sociaux et environnementaux conformes à sa raison d’être, ainsi qu’un organe spécialement chargé de suivre son exécution, elle peut devenir une société à mission » (2) . Ces dynamiques autour de la raison d’être amènent ainsi les mutuelles à se pencher sur leur spécificité, la résurgence de leur utilité première autour de l’attention aux besoins des membres en est ainsi une marque manifeste.
2. Une expression dans les offres de services
Toutes les mutuelles dans le monde, lorsqu’elles existent dans le paysage économique et social du pays, peuvent avoir des positionnements plus ou moins différents. Certaines sont des acteurs d’un système public national pour lequel elles assurent la mission, comme cela est le cas en Belgique, notamment, d’autres sont des acteurs complémentaires d’un système public obligatoire, comme cela est le cas en France, et, enfin, certaines peuvent être des acteurs proposant une assurance santé intégrale, soit en raison de l’inexistence ou de l’inefficacité du système public. Deux constats apparaissent. Le premier tient à la très forte spécificité dans le domaine du Care des mutuelles. Cela est leur nature qu’elles traduisent dans leur statut comme leur objet, premier, principal.
Deuxième constat, les mutuelles ne sont pas dans leur texte exclusivement définies par une activité dans le domaine de la santé. Concernant le premier point, les mutuelles exercent une activité dans le domaine de la santé de manière « historique ». Les gouvernements se sont appuyés sur l’expertise des mutuelles dans le domaine de la protection des individus pour en faire des acteurs du système économique et social national.
Dans chacun des cadres réglementaires, les mutuelles se situent quasi exclusivement sur une activité liée à la protection santé des individus, à la différence des autres structures de l’économie sociale, comme les coopératives, qui sont présentes dans une très large variété de secteurs économiques. Un certain enfermement est ainsi constaté pour les mutuelles, engendré par les différentes lois, ainsi que par un certain enracinement de celles-ci dans ces métiers.
Ainsi, la force des mutuelles peut être la source de leur faiblesse. En étant fortement spécialisées sur le domaine de l’assurance santé, elles en tirent une très forte expertise et légitimité tout en étant fortement dépendantes des évolutions de ce même secteur. Ces évolutions peuvent être réglementaires. Le contexte actuel de redéfinition et d’encadrement des contrats de santé pour tout personnel salarié fragilise les mutuelles dans leur relation aux adhérents qui passe désormais par la mise en place de 3 contrats groupes et donc d’une relation exclusive avec l’employeur, public ou privé, et non plus avec la personne. Cela atteint un principe fort des mutuelles qui est la liberté d’adhésion, le libre choix individuel d’adhérer ou non à une organisation, montrant son attachement aux valeurs, à l’objet, que la mutuelle revêt. Ces évolutions viennent ainsi fragiliser les mutuelles exclusivement dépendantes des résultats d’une seule activité économique.
Cela nous amène à souligner que si l’activité des mutuelles est liée à une activité de santé, leur objet leur permet d’aller bien au-delà. L’objet des mutuelles va au-delà de distribuer, exclusivement, un service autour de la protection santé des individus. Cette activité s’est imposée dans le temps au gré des législation et des orientations politiques du moment pour se cristalliser aujourd’hui. L’objet des mutuelles se définit pour toutes les mutuelles, françaises mais aussi de par le monde, comme « la satisfaction du bien être des individus ». Cela passe par une mise en œuvre particulière de l’association de femmes et d’hommes autour de ce projet politique et social pour mutualiser des moyens communs afin de protéger chacun contre les aléas de la vie. La démocratie ne doit pas être considérée comme une valeur mais plutôt comme un mode opératoire logique de ce principe de solidarité, d’entraide.
Les mutuelles ont ainsi comme objet d’apporter un bien-être économique, social, culturel à ses membres. La mission politique des mutuelles peut redevenir fondamentale dans les projets des mutuelles aujourd’hui et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le secteur de spécialisation des mutuelles peut représenter une menace pour la pérennité des organisations.
Ensuite, les mutuelles peuvent retrouver un rôle d’acteur au service de l’accompagnement humain, économique et social de ses membres dans un contexte de difficultés individuelles croissantes, de modèle économique en recherche d’un nouveau souffle et dans un cadre plus global de recherche de sens de la société dans son ensemble et de chacun des citoyens en particulier.
Les mutuelles disposent de nombreux atouts pour redevenir des acteurs innovants de changement économique et social, à condition qu’elles réinvestissent ce champ et se positionnent de nouveau comme des acteurs au service du changement social plutôt que des seuls acteurs d’assurance. Sans être en mesure de citer tous les champs explorés par les mutuelles pour développer de nouvelles activités, nous en retiendrons seulement un.
Nous ne pouvons d’ailleurs le qualifier de « secteur » tant il est vaste, il est à notre sens lié à une préoccupation logique des mutuelles. Les mutuelles se sont créées à l’origine pour permettre un enterrement digne, la mutualisation visait également à soulager financièrement un accident, ce qui deviendra plus tard des assurances liées à l’invalidité, puis à proposer un accès aux soins de santé. Comparer mutuelles et coopératives, nous montre que ces secondes se sont développées sur la même logique de mise en commun de moyens pour satisfaire collectivement des besoins auxquels les individus ne pouvaient accéder seuls.
Les pionniers de Rochdale lançaient à Manchester il y 160 ans les premières coopératives, dans le domaine de l’industrie, laissant présager le modèle de coopératives de production, les SCOP, dans le domaine agricole et de la distribution, avec des épiceries que l’on verra se développer au travers d’épiceries Coop dans les villages dans les années 50, mais aussi dans le domaine du logement permettant à des familles d’être hébergées. Ce modèle du logement, de l’habitat, est aussi particulier qu’il est vital.
Se nourrir, se soigner, se loger : triptyque de nos sociétés dans la protection des individus et des familles.
Les mutuelles développent des initiatives dans ce domaine très particulier qui souligne une expression toute particulière du Care et une possibilité de diversification d’activités mutualistes. Nous partons d’un postulat et d’exemples particuliers qui viennent illustrer ce propos. Un postulat, tout d’abord. Les mutuelles ont développé à coté de leur expertise en assurance santé, de nombreuses activités de soins. Elles gèrent à ce titre 1 800 centres de santé, dentaires, psychiatriques, maisons de retraites, notamment. Cette activité amène les mutuelles à s’impliquer dans la gestion de soins divers. Dans ce cadre, des innovations existent liées à l’habitat, aux lieux de vies.
3. Une attention portée à tous les âges : des initiatives intergénérationnelles axées sur le Care, l’exemple d’initiatives de la Mutualité Française Grand Sud
Les liens intergénérationnels au cœur du projet mutualiste
La Mutualité Française est investie depuis longtemps dans le secteur de la petite enfance avec une première crèche mutualiste créée en 1908 et dans la prise en charge de la vieillesse avec une première maison de retraite datant de 1905. Mutualité Française Grand Sud est une union territoriale de la Mutualité Française mutualisant les ressources de plusieurs mutuelles sur les 5 départements de l’ancienne région Languedoc-Roussillon.
Ce réseau mutualiste de proximité solidaire propose une centaine de services de soins et d’accompagnement mutualistes, du début à la fin de vie. A l’image du mouvement mutualiste, les liens et projets intergénérationnels sont un des axes forts de sa stratégie de développement.
Les liens entre la petite enfance et le grand âge au service du Care
L’enjeu que s’est fixé ce groupement de mutuelles est de construire des réponses pour que les enfants d’aujourd’hui, adultes de demain, puissent porter un regard différent sur leurs aînés. Cela est un des axes d’expérimentations menées depuis plus de 10 ans au sein de deux pôles mutualistes de l’Hérault, regroupant EHPAD et crèches, en favorisant synergies et développement de projets communs. Il s’agit de multiplier les initiatives pour rompre l’isolement des personnes âgées, permettre aux futures générations de changer le regard sur les aînés, de lutter contre des formes « d’âgisme », et également de pouvoir favoriser un sentiment d’utilité social des aînés, tout en proposant aux professionnels de santé des établissements de nouveaux modes d’interventions.
Du bien grandir au bien vieillir, des initiatives uniques au service du bien vivre sont ainsi menées.
Initiées depuis 2009 dans l’Hérault, ces initiatives sont peut-être précurseurs de l’hybridation des espaces de santé et d’accompagnement que l’on constate aujourd’hui. La mutualité peut proposer des solutions sur mesure notamment en favorisant les synergies entre les différentes activités mutualistes.
L’exemple héraultais de deux établissements mutualistes faisant cohabiter dans un même lieu EHPAD et crèche :
A Aspiran, à 50 km à l’ouest Montpellier, la proximité entre la résidence mutualiste Gérard Soulatges et la crèche « A Petits Pas » favorisent les échanges spontanés entre les enfants, leurs parents et les personnes âgées. Des activités régulières, hors période de crise sanitaire, réunissent les personnes âgées et les enfants autour d’activités de chants, d’ateliers manuels ou encore de spectacles.
Cohabitant dans un même ensemble architectural, les plus âgés et les petits peuvent ainsi se rencontrer et partager des moments de vie. Les enfants peuvent expérimenter le fait d’être en lien avec un résident disponible et attentif à l’enfant. Le projet de la crèche cherche à faire en sorte que la personne âgée soit stimulée par l’enfant pour lui donner goût à la vie et retrouver une utilité sociale. Les parents de jeunes enfants découvrent aussi le grand âge.
La crèche A Petits Pas et l’EPHAD partagent le même bâtiment avec une entrée commune. Des projets d’intergénération sont proposés pour donner la possibilité à l’enfant et à la personne âgée de se rencontrer et d’échanger.
Au pôle mutualiste « Cœur des générations » des Grisettes, à Montpellier, au sein d’un écoquartier, l’intergénérationnel apporte une nouvelle dimension à la vie sociale de l’EHPAD,« Les couleurs du temps », et des résidents des logements seniors, « Le Pré Fleuri ».
Ces derniers partagent des activités avec les tout petits, d’où naissent complicité, échanges et 5 sentiment d’utilité pour les personnes âgées. La crèche et l’EHPAD sont installés dans un même ensemble architectural, au sein d’un pôle mutualiste comprenant également un centre médical, un centre dentaire mutualiste et une résidence séniors. Les lieux de vie des enfants comme des personnes âgées sont préservés dans chaque structure mais les espaces communiquent. Les lieux de l’EHPAD et de la crèche sont mêlés pour leur accueil, ce qui permet aussi une convivialité immédiate.
Comment se décline au quotidien le lien intergénérationnel ?
Au quotidien, le lien se décline de deux manières. Informelle, tout d’abord, au travers de rencontres des parents, des enfants, des professionnels de l’équipe dans le hall de l’EHPAD, mais aussi de manière plus structurée. Cela peut se traduire soit par un atelier lecture lors duquel une personne âgée vient dans la crèche lire aux enfants, soit les enfants « sortent » de la crèche au niveau de leur accueil et partagent avec les personnes âgées une activité – peinture, pâtisserie….
Cela peut aussi se traduire par un projet jardinage intergénérationnel pour que les enfants puissent aller planter des graines, tout en étant à distance des personnes âgées. De plus, les personnes âgées prennent le relais de l’entretien (arrosage, recueil …) des pousses lors des week-ends. C’est un moment convivial et de partage.
Partage d’activité de motricité fine, indispensable pour l’autonomie de l’enfant tout comme son maintien pour la personne âgée ; Pour les enfants, c'est une ouverture sur le monde qui ne se limite pas aux enfants et aux jeunes adultes de la génération des parents. Le contact avec les aînés fragilisés qui résident en EHPAD développe les questionnements autour de la tolérance et l'empathie.
C'est aussi valorisant : dans une activité corporelle de jeu de balle ou de gym douce, les petits seront ravis d'être leaders.
Pour les résidents des EHPAD, c'est un temps de répit : diminution du sentiment d'isolement social, décentrage par rapport aux problématiques de santé et de dépendance, sentiment d'utilité et de valorisation (lecture d'un conte, aide à une activité manuelle, etc.)
Les bienfaits du mix intergénérationnel pour la personne âgée sont désormais connus sur le plan cognitif. Ils agissent comme des vases communicants entre la personne âgée et l’enfant.
(1) Charte de gouvernance MGEN.
(2) La Tribune de l’assurance, juin 2020, n°258, p. 51
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