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03 / 02 / 2020 | 474 vues
Jean Louis Cabrespines / Membre
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Dichotomie entre ce qu’est l’ESS et ce que certains veulent en faire

Permettre à chacun de voir une économie sociale et solidaire (ESS) porteuse d’une autre manière de faire de l’économie, dans un pays où de plus en plus de Français perçoivent que le système économique est peu adapté aux évolutions générales et où les choix faits ne correspondent pas forcément à renforcer l’égalité entre les citoyens.
 

Voilà une bonne résolution déjà envolée. Elle demandait une forte réflexion pour faire un tri entre les arguments qui nous permettraient de dire combien l’économie sociale et solidaire est prise en compte par les pouvoirs publics, combien elle est comprise par l’ensemble de la population, combien les acteurs qui s’en réclament sont respectueux de ce qui la compose et comment elle prend le chemin pour devenir « l’économie de demain ».
 

Car, disons-le, la fin novembre et le mois de décembre ont apporté leurs lots de déception face à la dichotomie entre ce qu’est l’ESS et ce que certains veulent en faire.
 

Ainsi, entre les orientations données par le haut-commissaire à l'économie sociale et solidaire et à l'innovation sociale (HCESSIS), les prises de position des uns et des autres et les dérives de certaines entreprises qui ont su opportunément se dire acteurs de l’ESS alors qu’elles ne respectent aucun de ses principes, toutes nos bonnes résolutions sont déjà oubliées.
 

Parce que le constat est que ceux qui semblent écoutés par les tenants « anciens et nouveaux » de l’ESS sont ceux qui l’entraîne vers une conception oublieuse de ses principes et des ses valeurs, au nom d’un pragmatisme qui, en fait, est une perversion de son développement au profit d’un capitalisme qui se croit encore flamboyant alors qu’il est totalement flambé.
 

Dans un contexte de meilleure perception
 

Le contexte serait pourtant favorable à ce que le modèle de l’ESS prédomine et réponde le mieux aux préoccupations de Français.

 

Dans son article du 25 septembre 2019 dans PositivR, Axel Leclercq souligne que 57 % des Français veulent changer de modèle économique : « Considérant que leur modèle économique est à bout de souffle, les Français sont désormais majoritaires à réclamer un changement complet du système ».

 

Cela devrait être incitatif pour que l’ESS occupe pleinement sa place, car, acteur du développement durable (même si certaines entreprises de l’ESS ont pris le train en marche au lieu d’en être les précurseurs), elle devrait pouvoir pleinement répondre aux préoccupations de nos concitoyens.

 

Notre pays a toutes les forces, l’organisation, les entreprises, les concepts et le contexte pour que le modèle de l’ESS puisse s’implanter encore davantage et durablement. C’est d’ailleurs ce que rappelle Stéphane Petitjean, directeur associé de Greenflex (1) : « ... Entre empêcheuse de tourner en rond et esprit critique, la France apparaît ainsi comme un laboratoire privilégié de cette nécessaire transformation ».

 

Alors pourquoi cela ne se fait-il pas ? Pourquoi « l’économie de demain » ainsi que la définit Jérôme Saddier (président d’ESS France) ne parvient-elle pas à se développer, si ce n’est sous des formes qui font la part belle à un capitalisme revisité, ne respectant pas les fondements de ce qu’elle est ? Parce que chacun des détenteurs de pouvoir en est aujourd’hui à préserver son pré carré, ne parvenant pas (encore) suffisamment à se fédérer pour avancer ensemble.

 

Un haut commissaire en promotion

 

Ce n’est pas le HCESSIS qui va parvenir à créer les synergies nécessaires, préoccupé qu’il est de ne faire avancer que son « French impact ». Et avec quels arguments ! Son tweet du 15 décembre 2019 indique : « Je dévoilerai vendredi 7h45 sur @bfmbusiness les 7 nouveaux territoires labellisés @LeFrenchImpact : une autre manière (à peine moins glam) de valoriser l'excellence de tous nos territoires. #ESS #socent #SocInn #impactinvesting », présentant, dans un montage, cette information à l’aide de deux photos : celle des gens présents lors du lancement du « French impact » et la photo des candidates à Miss France en bikini. Quelle classe : comparer le lancement d’un programme sur lequel il y a beaucoup à dire à un ensemble de femmes concourant pour savoir laquelle représentera la France dans les concours de beauté !

 

Attaqué par des tweets, il en a fait disparaître certains et a répondu aux autres par des arguments montrant qu’il n’a pas vraiment compris les enjeux de ce qu’est l’ESS et de ce que nous défendons. En quatre tweets successifs, il s'est défendu en accusant ceux qui s’émeuvent de telles comparaisons n’ayant rien à voir avec l’économie sociale et solidaire de vouloir polémiquer, argumentant sur des soutiens de certains de ses suiveurs (notamment Marlène Schiappa qui a oublié ce qu’elle a fait voter en faveur des femmes) et terminant sur le fait qu’il a un humour que tout le monde ne peut pas comprendre, en disant sa volonté de poursuivre même si cela doit mener à « une polémique ridicule ».

 

Nous ne continuerons pas la « polémique ridicule » car ce serait lui faire beaucoup de publicité mais cela montre à l’évidence le peu de cas qu’il fait de l’ESS et le souci unique d’une couverture médiatique de ses seules actions, au détriment de tout ce qui touche réellement le développement de l’ESS, oubliant notamment qu’il n’est pas l’ESS mais qu'il est au service de celle-ci et que le minimum qu’il puisse faire serait de consulter les membres représentatifs siégeant dans les instances destinées à co-élaborer les politiques de l’économie sociale et solidaire.

 

Nous en voulons encore pour preuve le nouveau tweet (oui, il communique beaucoup par ce média, au détriment de véritable politique de communication mais voilà ce qu'est être moderne : tout dire en 280 caractères. Ça limite les échanges !) portant sur la mise en place d’une expérimentation sur les travaux d’intérêt général (TIG) : « @JournalOfficiel Ouverture de l'expérimentation du travail d'intérêt général dans les entreprises de l'#ESS et les sociétés à mission : contre la surpopulation carcérale et la récidive, développons les alternatives à la prison. Objectif 2022 : 30 000 postes #TIG #ESS #Pacte ».

 

Si une telle expérimentation est une bonne chose, elle se fait, encore une fois, sans concerter tous les acteurs (peut-être quelques entreprises sociales qui sont dans son carnet d’adresses ?). En réponse, Jérôme Saddier s’est permis cette remarque, par tweet à 0h21 mardi 31 décembre 2019 : « Sans doute une bonne idée, qui aurait néanmoins nécessité de demander leur avis aux entreprises de l’ESS notamment via le Conseil supérieur qui est l’organe de cette concertation ».

 

Voilà où en est le dialogue et la co-élaboration des politiques de l’ESS en France. Prise entre un entrepreneuriat social qui tend de plus en plus à utiliser l’ESS comme un moyen de développement en s’oblitérant des obligations que celle-ci prévoit et un représentant de l’État qui fait ce qu’il veut, à sa guise, sans consultation aucune.

 

Disons-le, cela n’est possible que parce que certains acceptent ces orientations de manière déclarée ou involontaire, voire surenchérissent sur celles-ci.

 

Quelle cohérence, quelle cohésion ?

 

Nous avons fait partie des nombreux acteurs de l’ESS qui se sont retrouvés à Dijon, les 29 et 30 novembre derniers pour participer aux « journées de l’économie autrement », lieu de débat et de réflexion, de présentation et d’échange. Merci aux organisateurs (notamment à Philippe Fremeaux qui sait concilier les points de vue et les expériences). À cette occasion, nous avons eu l’occasion de parler des évolutions de l’ESS et des concepts en cours à plusieurs reprises, particulièrement cette innovation sociale dont tout le monde parle sans jamais la définir.

 

On affuble l’innovation sociale des oripeaux de la modernité, composante de la doxa libérale qui seraient l’alpha et l’oméga dans le monde et les processus dans lesquels on veut impliquer l’ESS. La dernière publication de l'Observatorio español de la economía social en est une illustration, qui ouvre son bulletin hebdomadaire du 6 décembre par l'information selon laquelle « la Commission européenne annonce l'élaboration d'un plan d'action pour l'économie sociale ». La mission a été confiée par la nouvelle présidente Ursula Von Der Leyen au Commissaire à l'emploi et aux droits sociaux, Nicolas Schmitt.

Cette annonce semble avoir satisfait les acteurs de l'économie sociale, reconnaissant en l'ancien ministre luxembourgeois du travail et de l'économie sociale, l'une des rares personnalités politiques à afficher un intérêt pour l'économie sociale depuis près de six ans. Une loi luxembourgeoise et une déclaration européenne en témoignent.
 

La lecture de l'information donnée par le nouveau commissaire européen apporte une précision d’importance : « Dans la lettre de mission, la Présidente Ursula Von Der Leyen m'a demandé que je développe un plan d'action européen pour l'économie sociale afin d'améliorer l'innovation sociale ».

 

Ne faisons pas de procès d'intention à celui qui, dans la déclaration de Luxembourg, avait accepté en décembre 2015, de substituer l'expression « entreprises d'économie sociale » à celle d'« entreprises sociales » pour désigner les entreprises de l'ESS. Ce réductionnisme conceptuel n'est pas une bonne chose pour les milliers de personnes qui s'investissent quotidiennement dans les associations, les coopératives et les mutuelles, sociétaires, salariés ou usagers sans être des Géo Trouvetout « start-upisés », attirant des investisseurs en recherche d'effets. Certes, l'innovation est nécessaire et des innovations sociales le sont d'autant plus que le monde constate que le progrès technique n'est pas le garant absolu du mieux-être. Combien d'innovations récentes, moins d'un demi-siècle après, ont déjà été reléguées aux poubelles de l'Histoire et que l'on tarde à recycler, laissant entiers les besoins auxquels elles étaient censées répondre ?

Avant tout, l'économie sociale reste une économie du collectif répondant aux besoins de chacun et de tous. Ne la réduisons pas aux modes de la pensée dominante, fût-elle politiquement correcte.
 

Des entreprises privées lucratives en profitent
 

On le voit bien, la confusion se perpétue et permet toutes sortes d’entrisme divers. « La Ruche qui dit oui » (2) en est un exemple parlant. Le fait que cette entreprise utilise le numérique pour pratiquer son activité en ferait une entreprise de l’« innovation sociale » ! Les derniers événements liés à cette l’entreprise sont symptomatiques des errements de certains et de l’exploitation honteuse de ce qu’est l’ESS par certaines sociétés par actions simplifiées.

 

Dans son article « Quand l’ubérisation frappe aussi l’économie sociale et solidaire », paru dans son numéro du 3 janvier 2020, Novethic se fait l’écho de l’ouvrage de la sociologue Diane Rodet, « les nouveaux travailleurs des applis » : « (Elle) s’y intéresse aux travailleurs de la Ruche qui dit oui, la plate-forme de vente de produits alimentaires en circuit-court. À l'instar des chauffeurs de la plate-forme Uber, les responsables de ruches sont pour la plupart des auto-entrepreneurs rémunérés sur leurs ventes. Mais eux ne comptent pas leurs heures car c'est pour la bonne cause. Un déni du travail dénoncé par la chercheuse ». Cet article montre que les responsables de ruches sont pour la plupart des auto-entrepreneurs rémunérés sur leurs ventes pendant que la ruche mère a augmenté sa commission qui s'élève maintenant à 11,65 % du chiffre d’affaires
 

Le montage entre des « ruches » locales et la « Ruche Mamma » (la maison-mère), repose sur les gains de chacun des auto entrepreneurs, avec une commission de 8 % jusqu’à présent. En situation déficitaire, la maison mère a augmenté sa commission en 2018.
 

Voilà ! En confondant une pratique commerciale d’une entreprise qui se situe dans le mode entrepreneurial en cours qui « start-upise » à outrance et qui oblige les salariés à se déclarer leurs propres entrepreneurs, avec l’ESS, on discrédite un mode d’entreprendre qui se veut respectueux des gens qui y travaillent.

À ce moment là, on peut donc dire que l’ESS n’est pas plus vertueuse que les autres entreprises (entre nous, c’est vrai qu’il existe des dérives mais nous devons les dénoncer et les combattre pour que l’ESS reste une économie différente). Cet amalgame est d’autant plus facile que cette entreprise a créé toutes les ambiguïtés pour qu’elle soit un peu dedans et un peu dehors : « on n’est pas de l’ESS mais on en est quand même ; on n’a pas l’agrément ESUS mais on dit qu’on l’a ».
 

À ce propos, le blog de Michel Abherve est très intéressant. Reprenant l’article de Novethic, il nous parle « de l'art de faire une critique de l'ESS à partir des pratiques d'une entreprise qui n'appartient pas à l'ESS » (4). Il souligne : « La Ruche qui dit oui illustre à la perfection cet esprit « coucou » de ceux qui veulent bénéficier de l'image favorable de l'ESS sans s'appliquer les règles qui ont permis de forger cette image positive que nous dénoncions dans notre récent article. En fin d'année 2019, l'ESS progresse dans le débat public, pas dans sa prise en compte par les politiques publiques », ajoutant que « dans le dossier de presse publié par l'entreprise en septembre 2019, il n'est fait nulle mention de l'appartenance à l'ESS, jouant avec une grande habileté de l'ambiguïté en jouant avec les termes [présentation de la Ruche qui dit oui dans son dossier ] : " La Ruche qui dit oui allie culture de l’entrepreneuriat social et culture de l’innovation numérique pour former un modèle unique de start-up sociale et solidaire. Chaque ruche a la possibilité de porter un projet autonome tout en s’inscrivant dans une logique collective. Au final, toutes ces micro-entreprises ou associations esquissent les contours d’une nouvelle économie sociale et positive » ».

Voilà une preuve de plus que les dérives sont de plus en plus grandes et que nous devrions avoir un positionnement clair et déterminé pour éviter que de telles entreprises continuent de se réclamer d’une économie qu’elles ne respectent pas. Il faudrait pour cela aussi avoir des pouvoirs publics en capacité et en volonté de faire respecter ce qu’est l’ESS.
 

Mais c'est sans doute là une autre histoire.
 

Encore une fois, c'est aux acteurs de savoir agir pour valoriser une économie en laquelle nous croyons et que nous voyons, au fil du temps et des humeurs, se déliter pour devenir un supplétif de l’économie capitaliste qui continue de nous mener tout droit dans le mur.
 

L'année 2020 nous permettra-t-elle de mener à bien ces propositions pour en faire des résolutions ? Espérons-le...

 

(1) Greenflex : cabinet de conseil qui mobilise les expertises pour relier développement durable et réalité économique des entreprises.

(2) L’un des cofondateurs de « la rûche qui dit oui » était Mounir Mahjoubi qui a été un éphémère secrétaire d’État auprès du Premier Ministre, chargé du numérique au sein du gouvernement actuel. La Rûche qui dit oui (2010) est une plate-forme de mise en relation entre producteurs locaux et consommateurs.

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