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22 / 06 / 2021 | 356 vues
Jean-Pierre Yonnet / Abonné
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Comment placer la prévention des risques au cœur des négociations sur le télétravail ?

Le 4 juin, en partenariat avec le cabinet d'avocats Colin-Gady-Puissant, le groupe Orseu/Ethix a organisé un événement sur le thème de la santé en télétravail avec Miroir Social. Vous pouvez réécouter les échanges et retrouvez la synthèse. Mais vous trouverez ci-dessous un support complet sur le sujet. Vous pouvez aussi le retrouver dans notre newsletter « le zoom ».

 

Quelle obligation de sécurité en télétravail ?

 

L’employeur est tenu à une obligation générale de prévention pour garantir la sécurité de ses salariés. Mais comment cette obligation s’applique-t-elle lorsque le salarié est en télétravail ? La question qui pouvait paraître marginale il y a encore un an peut devenir centrale avec l’explosion du télétravail due à la crise sanitaire et l’occasion saisie par de nombreuses entreprises (de Stellantis à la MAIF) de généraliser cette forme de travail.


Il s’agit d’un changement majeur de perspective. Depuis quelques années, le télétravail est plutôt conçu comme un accompagnement de la qualité de vie au travail. Les accords s’accordaient pour la plupart sur une part de télétravail marginale et n’abordaient que rarement la question des conditions de travail du télétravailleur. Les accords actuels prévoient souvent des niveaux élevés (2 à 3 jours par semaine), ce qui devrait rendre la question de la sécurité au travail centrale. Elle se pose sous divers angles.

 

Ergonomie des postes de travail
 

  • Importance des TMS
     

L’employeur ne connaît généralement pas les conditions matérielles de travail à domicile. Le salarié dispose-t-il d’un local suffisamment grand, isolé du reste de son domicile, éclairé et chauffé ? Le bureau, le siège et la configuration de l’ordinateur et de l’écran sont-ils ergonomiques ? La connexion internet est-elle adaptée ? Le travailleur est-il d’ailleurs à son domicile ou travaille-t-il depuis le domicile de parents ou d’amis ou depuis une résidence secondaire ?


Quelle responsabilité si une mauvaise ergonomie du poste de travail génère des TMS ou des lombalgies ? En supposant que l’employeur soit attentif à tous ces sujets, quels moyens a-t-il de le vérifier, sans intrusion dans la sphère privée de ses salariés ?


Pour rappel, les TMS sont la première cause des maladies professionnelles et des arrêts de maladie liés au travail.


La tendance des dernières années est de responsabiliser le salarié. L’entreprise accepte de financer quelques éléments du poste de travail à domicile. Donc, si l’ergonomie est mauvaise, cela relève de la responsabilité du salarié. Il s’agit clairement d’un affaiblissement de la responsabilité de l’employeur et du lien de subordination.
 

  • Soudain, c'est l’accident !
     

La question de l’accident de travail se pose aussi. Si le salarié tombe dans l’escalier en allant de son bureau aux toilettes situés à un autre étage, est-ce un accident du travail ou un accident domestique ? Si un salarié fait une décompensation brutale (« crise de nerfs ») suite à un entretien hiérarchique au bureau et que le SAMU doit être appelé, il s’agira presque systématiquement d’un accident du travail. Si cela arrive à domicile suite une visio houleuse entre le salarié et son responsable, que se passe-t-il ? Si le salarié est seul à son domicile et fait un malaise, quelle responsabilité pourra être engagée (https://www.linkedin.com/posts/activity-6787207960864014336-juUs/) ? Au bureau, l’employeur doit veiller à ce que le salarié ne soit pas isolé dans les locaux. Mais à domicile ?
 

  • Quelles modalités de télétravail pour les travailleurs handicapés ?
     

L’aménagement des postes pour les salariés souffrant de handicap est facilité par les financements publics. Pourra-t-on aménager les postes de travail à domicile de la même manière ? Ne pas le faire serait une discrimination et priverait le salarié de la possibilité de travailler à domicile.
 

  • Quel lieu de travail ?
     

On peut aussi poser la question du tiers-lieu, intermédiaire entre la présence au bureau et le télétravail à domicile. Ces espaces de co-working sont en développement rapide et constituent encore un troisième mode de travail, souvent appelé « à distance ». Jusqu’à une date récente, ces espaces étaient plutôt utilisés par les salariés « nomades » (commerciaux, maintenance…) mais ils sont de plus en plus utilisés par des salariés n’ayant pas la possibilité de télétravailler chez eux. Là aussi, quelles sont les responsabilités respectives de l’employeur et du gestionnaire de l’espace de co-working en matière de sécurité, d’ergonomie etc. ? Un accident entre le domicile et l’espace de co-working sera-t-il bien considéré comme accident de trajet ?
 

Contrôle du temps de travail
 

  • Quel temps de travail ?


Tout le monde a le décompte des heures de travail en tête. Le passage en télétravail signifie-t-il automatiquement un passage au forfait-jour ? Si tel n’est pas le cas, par quel moyen vérifier l’horaire quotidien, les 1 607 heures annuelles, le déclenchement des heures supplémentaires etc. ? Le système sera nécessairement déclaratif mais quels seront les moyens de contrôle ?
 

Au-delà du décompte des heures, la question du respect des 11 heures de repos au minimum entre deux périodes de travail et des 35 heures consécutives de repos hebdomadaire se pose également. Pour les salariés au forfait, comment vérifier la charge de travail en dehors d’une présence régulière au bureau ?
 

Les systèmes de badge à distance et de log par ordinateur existent mais ne résolvent pas tous les problèmes, en particulier celui du contrôle. Les horaires collectifs de travail ont un sens lorsqu’il s’agit de réguler le fonctionnement d’une entreprise. Ont-ils le même sens lorsque le salarié a une capacité plus grande d’aménagement de ses horaires ?
 

  • Quel travail ?
     

Définir le travail n’est pas facile. Est-ce le temps le temps passé à la disposition de l’employeur ? Au bureau, c’est finalement simple : si j’y suis, c’est que je travaille. Même lorsque je regarde par la fenêtre ou discute à la machine à café. Mais à domicile ? Beaucoup de salariés seront tentés de remplir les petits creux de la vie au travail par de l’action : lancer une lessive, l’accrocher, vérifier l’exercice de math de son collégien en détresse, aller chercher le petit dernier à l’école etc. puis se remettre au travail. Certains se remettront au travail en soirée, au risque d’exploser leurs horaires et de ne pas respecter les plages de repos, de répondre à des courriels (ou d’en envoyer) à toute heure, au risque de perturber les collègues. Les travaux récents montrent que la productivité en télétravail est plutôt bonne, même meilleure qu’au bureau, malgré l’existence de non-travail, de zones grises du travail et de surtravail. Mais qu’en est-il de ces moments et des accidents de travail qu’ils peuvent générer ?
 

Doit-on aller vers un contrôle à distance renforcé, ce qui ne fait rêver personne ? Ou faut-il envisager d’autres formes de vérification de l’activité ? Alors lesquelles ? Ne pas regarder le problème est la meilleure façon de ne pas y répondre et de se trouver confronté à des conflits nés de la non-résolution de ces questions.
 

  • Conciliation vie personnelle/vie professionnelle
     

On voit donc bien que le développement du télétravail mène à ré-interroger toute la question de la conciliation vie personnelle/vie professionnelle. On ne doit pas confondre les deux, la conciliation étant également d’actualité au bureau et au cœur de tous les accords de forfait-jour mais elle doit être prise en compte dans tout accord de télétravail.

 

Risques psychosociaux


Les facteurs de RPS peuvent être différents en télétravail ; ils ne sont ni moins nombreux ni moins graves.
 

  • Mes collègues
     

On pense d’abord à l’isolement et à l’affaiblissement du collectif de travail et des dynamiques de groupe. La question du soutien hiérarchique se pose autant. Même sans mauvaise intention, un manager peut négliger d’entrer en contact régulier avec un salarié qui livre régulièrement la production demandée.


On peut regarder vers des métiers qui connaissent déjà une organisation structurellement à distance : délégués médicaux et commerciaux itinérants. L’expérience montre que leur lien collectif est souvent fort malgré la distance mais grâce à des outils de construction du collectif de travail (points téléphoniques, présence physique du manager à intervalles réguliers, séminaires d’équipe etc.) bien rodés. Ce sont des exemples particuliers concernant des métiers structurés, avec un fort sentiment d’appartenance. Ils méritent cependant d’être étudiés.

 

  • Résolution des petits problèmes du quotidien
     

La présence physique de collègues est souvent une aide dans la résolution des petits problèmes : une astuce de raccourci clavier ou une explication sur le partage de documents à l’écran, par exemple. À distance, le salarié est seul. Qui n’a pas connu un grand moment de solitude lorsqu’une présentation à distance ne fonctionne pas ? L’écran n’a pas la bonne taille, le son ou la caméra ne fonctionnent pas. Ces moments souvent anecdotiques lorsqu’on est à plusieurs peuvent se transformer en stress lorsqu’on est seul.
 

  • Formation
     

La formation à distance (surtout si elle est délivrée sous forme de tutoriels sans interaction avec le formateur) constitue un facteur d’isolement supplémentaire. Elle est devenue l’outil magique de beaucoup de grandes entreprises. Un problème dans le travail ? Allez voir le tutoriel ou inscrivez-vous au webinaire ! L’avantage est bien sûr le coût très faible mais aussi la responsabilisation du salarié. Vous ne savez pas faire ? Il fallait voir le tutoriel.
 

Si la formation en présence n’est pas la panacée (tout dépend de la pédagogie mise en œuvre), la formation à distance constitue un mode dégradé et la « pédagogie automatique » un pis-aller voire une facilité pour se dédouaner de l’obligation de formation.
 

  • Visio-conférences
     

Des études commencent à être publiées sur la « zoom fatigue ». Zoom est ici compris de manière générique pour toutes les plates-formes de visioconférence. En visio, on se voit, ce qui conduit à davantage contrôler son propre langage corporel. On voit tous les participants au lieu de fixer son attention sur l’orateur, il faut se concentrer sur l’écran pour bien voir la présentation projetée etc. De plus, les visio-conférences ont tendance à s’enchaîner. Sur place, on se déplace d’une salle à l’autre pour les réunions, on prend un moyen de transport pour aller à un rendez-vous. En visio, il n’y a plus de trajet, ni de respiration, la visio de 15h00 s’enchaîne à celle de 14h00. La productivité peut augmenter et le stress avec.
 

  • Détection tardive
     

Par ailleurs, la détection des RPS et des troubles qu’ils occasionnent risque d’être significativement plus tardive dans le cas de télétravailleurs. Qui organise le travail, accompagne le salarié, surveille sa charge de travail et vérifie s’il va bien ? Dans la plupart des organisations (y compris en télétravail), c’est le rôle du manager. Est-ce possible avec une rencontre « présentielle » par mois et un ou deux points visio par semaine ? Certaines entreprises tentent de pallier la difficulté avec des « lignes vertes psy » (les compagnies d’assurance proposent ce service), voire avec des tutos « comment gérer son stress ». Cela peut-il suffire ? Quelle sera la responsabilité de l’entreprise en cas de suicide d’un salarié mettant son isolement professionnel en cause dans sa lettre d’adieu ?
 

  • Médecin lointain
     

Enfin, la mission de la médecine du travail risque de se trouver compliquée. Difficulté à convoquer des salariés qui ne viennent plus ou peu au bureau, voire question de compétence territoriale si le télétravailleur est autorisé à travailler dans un lieu éloigné du siège de son entreprise.
 

Injonction à télétravailler
 

À partir du moment où un accord prévoit le télétravail et où l’entreprise adopte le « fleskdesk », il y a une injonction à télétravailler. Il ne s’agit plus d’une possibilité de télétravailler 2 ou 3 jours par semaine mais d’une obligation de le faire, puisque le « fleskdesk » empêche en pratique de venir travailler tous les jours au bureau. De plus, souvent impersonnel le « fleskdesk » n’encourage pas toujours à venir au bureau. Comment un salarié reçoit-il le message « venez le moins souvent possible au bureau » ? La réponse est très individuelle.


Que faire si le travailleur ne peut pas travailler chez lui ? Cela repose la question des espaces de co-working. Cela peut aussi constituer un facteur de risque psychosocial supplémentaire. L’identification à l’entreprise est rendue encore plus difficile. Comment un salarié se représente-t-il une entreprise où il va peu et où l’espace de co-working est identique à celui de n’importe quel autre emploi ? Quelle influence cela peut-il avoir sur le renouvellement ?
 

Égalité hommes-femmes
 

Il ne s’agit pas directement de sécurité ici mais d’une question connexe importante, notamment au regard de l’inégal partage des tâches à domicile. Plusieurs études indiquent que le confinement serait un facteur d’aggravation des inégalités hommes/femmes. Présentes à domicile, les femmes auraient vu leurs charges domestiques et leur charge mentale s’accentuer et le partage des tâches ménagères se serait encore dégradé. Le morcellement du temps de travail évoqué plus haut concerne sans doute davantage les femmes que les hommes. Ces premières indications méritent d’être confirmées par des études de grande ampleur mais elles constituent un incontestable point de vigilance. Il faudra également être attentifs à l’accès à la formation, à l’égalité dans les promotions. L’éloignement physique peut-il mener à moins tenir compte du sexe du travailleur (version optimiste) ou, au contraire, favorise-t-il l’entre soi de cercles dirigeants principalement masculins et plus présents au bureau (version pessimiste) ?

 

Quelles réponses apporter ?
 

Le législateur doit-il intervenir ? Certaines questions relèvent de l’ordre public social. Peut-on admettre que l’obligation de sécurité soit amoindrie pour les télétravailleurs ? Certainement pas. Il semble y avoir là une question constitutionnelle d’égalité de traitement. Mais le législateur peut-il poser autre chose que des principes généraux ?
 

N’y a-t-il pas là un sujet relevant éminemment du dialogue social et surtout du dialogue social d’entreprise ? De nombreux accords de télétravail existent mais peu abordent la question sous l’angle de la sécurité. Face à la diversité des cas particuliers, des différences entre entreprises et au sein des entreprises, on peut déjà imaginer les thèmes de négociation suivants :

  • fourniture par l’employeur d’un poste de travail ergonomique complet (poste informatique complet, « comme au bureau », table de travail, siège ergonomique, éclairage etc.) ;
  • définitions de moyens de vérifier (sans attenter à la vie privée) la qualité du local dans lequel le salarié télétravaille : dossier photographique et vidéo ;
  • prise en compte des handicaps ;
  • modalités de vérification du temps de travail ;
  • solutions pour les salariés qui ne peuvent pas travailler de chez eux ;
  • modalités d’usage des tiers-lieux et vérification de leur qualité, de leur accessibilité etc. ;
  • accessibilité des bureaux ou flexoffices de l’entreprise ;
  • prévention primaire des RPS :
    • entretiens réguliers salarié/manager avec compte rendu,
    • espaces de convivialité virtuelle entre salariés,
    • moments réguliers de travail et de convivialité en présentiel... ;
  • questions liées à l’égalité hommes/femmes ;
  • mise en place d’outils de suivi :
    • questionnaire préalable à la mise en place du télétravail afin de connaître les situations individuelles et les aspirations ;
    • enquête régulière (annuelle ?) permettant d’alimenter une commission de suivi ;
    • dispositif renforcé de détection primaire des RPS ;
    • implication de la CSSCT, voire création d’une sous-commission au sein de la CSSCT.

Cette liste ne prétend pas à l’exhaustivité, au contraire.
 

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