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29 / 11 / 2021 | 4832 vues
Nora Ansell-Salles / Membre
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LinkedIn : pourquoi le dévoiement d’un réseau initialement présenté comme professionnel est spécialement préoccupant

Pourquoi la dérive des réseaux sociaux ? Marc Gombeaud (journaliste honoraire et co-fondateur du groupe Destination Santé) a bien voulu se pencher sur cette question pour Mines d'Infos et nous livrer ses réflexions.

 

Nés dans la première décennie du millénaire, les réseaux sociaux se sont répandus dans un monde qui ne les attendait pas. Supposés permettre la libre expression de chacun, ils concernent aujourd’hui plus de 4,5 milliards d’utilisateurs… Ce succès doit beaucoup à l’absence de tout cadre juridique et les dérives de l’expression individuelle y occasionnent désormais d’authentiques troubles à l’ordre public

 

Diffamation publique et « chasse en meute » par des groupes factieux, désinformation, complotisme etc., le phénomène est largement reconnu. Il atteint une telle dimension que de nombreux États ou ensembles d’États (à l’instar de la Commission européenne) veulent y remédier en légiférant. Car, à ce jour, ces plates-formes, plus puissantes que la plupart des médias, ne sont pas soumises à leurs contraintes. Ainsi sont-ils, en France, dispensés de nommer un directeur de la publication qui, dans tout média de presse, est civilement et pénalement responsable des contenus.

 

Il y a urgence. Déjà utilisés pour influer sur des scrutins électoraux, ces opérateurs s’attaquent désormais aux politiques publiques des États. Ils menaçaient déjà le pluralisme démocratique et les voici donc mués en cheval de Troie d’organisations qui s’attaquent à la santé et la sécurité publiques. Depuis dix mois, en effet, les dérives complotistes explosent en France à la faveur de la pandémie de Sars-Cov2. À son corps défendant ou avec sa complicité passive, les attaquants recourent à un réseau présenté comme professionnel comme tête de pont…     

 

Le 4 février 2004, en créant The Facebook, Mark Zuckerberg a-t-il vraiment réinventé la roue ou seulement universalisé la pratique du dazibao chinois ?  Ses « murs » numériques ont à tout le moins entraîné une révolution culturelle 2.0 qui, à la différence de la version originale chinoise, s’est étendue à l’échelle planétaire. Livré à lui-même, ce phénomène n’exalte pas le meilleur de la nature humaine. Mark Zuckerberg est aujourd’hui érigé en tête de turc pour avoir dévoyé le concept même de liberté d’expression, telle que définie par le premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique.

 

Avec près de 3 milliards d’utilisateurs actifs mensuels et un peu moins de 2 milliards d’utilisateurs actifs journaliers, selon Digimind [1], Facebook n’est pourtant que la pointe de l’iceberg constitué par les « réseaux » dans le monde. En France seulement, selon la même source, la plate-forme totalise 40 millions d’utilisateurs actifs mensuels, dont 51% de femmes. Quant à l’Europe [2], elle compte 423 millions d’utilisateurs (pour 749 millions d’habitants [3]), l’Amérique du Nord 261 millions (pour 371 millions d’habitants) et l’Asie-Pacifique 1,278 milliard pour une population totale de 4,7 milliards. Considérant ces chiffres, Facebook peut donc être considéré comme un miroir populationnel assez peu déformant, même s’il renvoie une image peu flatteuse. 

 

Il y a cependant longtemps que l’apprenti sorcier a été dépassé par ses émules. À cet instant et selon le Global Statshot Report [4] publié par Hootsuite et We are social, les réseaux sociaux totalisent plus de 4,5 milliards d’utilisateurs, soit 57 % de la population mondiale.

 

Dotés (au nom de la liberté d’entreprendre) d’un pouvoir absolu et quasi universel, gouvernés par des opérateurs qui « respectabilisent » leur irresponsabilité en affichant le souci de la liberté d’expression et appuient leur puissance de pénétration sur le vide juridique qui entoure leurs plates-formes, les réseaux sociaux ont acquis une puissance (économique, sociale et politique) qui excède aujourd’hui celle de certains pays. 

 

Qu’il s’agisse de propriété intellectuelle, de conformité économique et fiscale mais aussi (c’est le sujet qui nous occupe ici) de démocratie au quotidien, ces entreprises ignorent purement et simplement les législations nationales.

 

Dans le domaine de l’emprise sociale et de l’entrisme politique, la première alerte vraiment sérieuse remonte à la campagne du référendum britannique de 2016 qui a mené au Brexit. Les votes ont été largement influencés [5] à travers des vols massifs de données personnelles par la société Cambridge Analytica pour le compte de « Leave EU ». On a ensuite appris le rôle similaire joué par cette société lors de l’élection présidentielle de 2015 au Nigeria. Les élections présidentielles de Donald Trump aux États-Unis en 2016, puis de Jair Bolsonaro au Brésil en 2018, doivent également beaucoup à l’ingénierie des réseaux sociaux…

 

Depuis lors, les exemples de l’emprise croissante des organisations complotistes sur le web social se sont multipliés. Des groupes de pression comme QAnon par exemple sont désormais omniprésents et créent des filiales en Europe avec l’objectif affiché d’y opérer un entrisme politique et social, au mépris de toute approche démocratique. On n’est jamais trahi que par les siens et en sortant du bois aux États-Unis d’abord puis devant le Parlement européen et l’Assemblée nationale française, la lanceuse d’alerte Frances Haugen, ex-ingénieure dans le service d’intégrité civique (!) chez Facebook, a donné corps et substance aux dénonciations formulées ici et là par des observateurs avertis mais extérieurs. Le séisme est fort mais pas suffisamment pour entamer la puissance de son ex-employeur : les profits de Facebook publiés pour le troisième trimestre 2021 se montent à 9,141 milliards de dollars.

 

Dévoiement de Linked-In

 

Ce qui est vrai pour Facebook l’est pour toutes les enseignes de réseaux sociaux, fondées sur l’exploitation des données personnelles de leurs utilisateurs et la diffusion de publicités ciblées, lesquelles ne sont pas toutes innocentes. Si vous vous intéressez à l’information sur ces réseaux, suivez la piste de l’argent qui les alimente et cherchez les intérêts (politiques, financiers etc.) qui sous-tendent leur fonctionnement.

 

À cet égard, le dévoiement d’un réseau initialement présenté comme professionnel (LinkedIn) est spécialement préoccupant. Durant l’hiver 2020 et le printemps 2021 y sont apparus des vagues de messages de désinformation, généralement orientés selon une ligne idéologique anti-gouvernementale (ce qui peut s’entendre) anti-vaccinale et en faveur de thérapies alternatives et non-éprouvées dans le cadre de la pandémie. Ce qui est scientifiquement et moralement indéfendable. Soutenu par des armées de trolls, le phénomène s’est étendu. Il a rapidement développé des vagues de violence et d’invectives. La sémantique des messages trahissait des origines politiques extrêmes (d’un bord à l’autre de l’échiquier) et la violence s’est installée sur fond d’attaques ad hominem envers les utilisateurs qui tentaient de rétablir la vérité scientifique.

 

Tout ceci s’est développé dans l’indifférence apparente des administrateurs du réseau, jusqu’à l’été 2021. Les mois de juillet et août ont marqué l’émergence d’une nouvelle technique de la part des opérateurs porteurs de désinformation et de dérives sectaires. Ils ont alors procédé à la dénonciation en meute des émetteurs d’informations validées et conformes au consensus international : médecins, scientifiques et journalistes spécialisés ont ainsi été exclus du réseau sur décision de la soi-disant « modération » opérée par LinkedIn.

 

De nombreux utilisateurs ont tenté d’alerter ses responsables. Certains sont allés jusqu’à déposer plainte auprès de la CNIL et saisir la société mère du réseau en Irlande. Sans résultat. Peu à peu, des professionnels inquiets de ces évolutions désastreuses se sont retrouvés, rassemblés et ont commencé de concerter leurs démarches. Cette « coagulation » de médecins, chercheurs, scientifiques, juristes, journalistes etc. s’est matérialisée il y a quelques jours par la création du Collectif Info Ethique Science. N’en doutons pas, le lecteur attentif est appelé à le croiser de plus en plus souvent.

 

Dans l’intervalle et à titre d’exemple personnel, le signataire de ces lignes a pris contact avec la directrice de la rédaction pour l’Europe de LinkedIn. J’espérais que cette personne, portant un titre de journaliste professionnel, se sentirait concernée par l’application de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
 

  • Le 30 août 2021, il lui a ainsi expliqué vouloir évoquer avec elle « le statut singulier des réseaux sociaux, dérogeant au droit commun des médias. Ce statut atypique et notamment l'absence d'un directeur de la publication sont (…) constitutifs des dérives observées sur la plupart des réseaux sociaux et (…) moins souvent mais néanmoins trop souvent aussi sur LinkedIn (…) LinkedIn mérite mieux et devrait tracer le chemin ».
  • Ce message est resté sans réponse. Relancée le 28 septembre, la personne en question a, le jour même, demandé par courriel s’il « serait possible de clarifier (la) demande ». Elle a aussi précisé que « nos équipes communication vont revenir vers vous à ce sujet ».
  • Par retour, le lendemain, il a donc été « clarifié » comme suit : « Vous savez naturellement que les réseaux sociaux considérés dans leur globalité sont très largement critiqués pour leur implication supposée (active ou passive) dans la propagation de fausses informations et de messages appelant à la haine ou la violence. Certains sont même soupçonnés de favoriser des activités pénalement répréhensibles, telle la pédopornographie ».
     

« En raison du recrutement sans doute plus « professionnel » de ses utilisateurs, LinkedIn échappait jusqu'à il y a peu à ces critiques ou à ces soupçons. Or la période de pandémie que nous venons de traverser a vu cette intéressante singularité voler en éclats. LinkedIn est devenu une véritable marketplace pour les trolls et les désinformateurs en santé publique et une dialectique propre aux groupes extrémistes s'y est développée, l'agression et la « submersion » sous l'invective devenant comme une règle non écrite.

 

« Est-ce un effet du confinement et du développement des activités en télétravail ou la conséquence du poids spécifique accru occupé par la santé dans l'actualité ? La chose tient-elle aux dérives individuelles de scientifiques dévoyés qui n'ont pas été identifiés comme tels par des « modérateurs » insuffisamment qualifiés ? Ou bien, plus simplement, est-ce que les robots manifestement utilisés pour cette modération nous ont ici montré les limites de (leur) intelligence artificielle ?

 

« Le phénomène n'est pas marginal. Il est si prépondérant qu'un groupe d'utilisateurs s'est constitué à partir de personnes qui, victimes de ces attaques pour avoir défendu une approche scientifique équilibrée et validée, n'ont pu obtenir de votre modération le retrait de désinformations éhontées qui de fait, représentaient une menace pour la santé publique. Je fais aujourd'hui partie de ce groupe (…) d'utilisateurs.

 

« Plus grave, certains scientifiques ont même été exclus (temporairement puis définitivement) en raison de l'insistance avec laquelle ils recouraient à ladite modération...

 

« À titre personnel, je n'ai pas pu obtenir le retrait de posts injurieux et violents (« journalope », « il va falloir faire rouler des têtes »...) dont j'ai été l'objet pour avoir rappelé quelques données factuelles sur la vaccination... Tout cela paraît-il « ne va pas à l’encontre de (vos) politiques relatives à la communauté professionnelle ».

 

« Vous le savez naturellement, les réseaux sociaux bénéficient d'un statut dérogatoire au droit commun des médias ou plutôt d'une absence de cadre réglementaire. Ce statut atypique (notamment l'absence d'un directeur de la publication) sont à nos yeux constitutifs des dérives observées sur la plupart des réseaux sociaux. Donc, je regrette de le constater, moins souvent mais néanmoins trop souvent aussi sur LinkedIn.

 

« Or ceci n'a rien à voir avec la liberté d'expression que nos amis américains brandissent tel un étendard absolutoire.  Après plus de quarante ans de carte de presse, vous m'accorderez peut-être le crédit d'un certain attachement à cette liberté à laquelle j'ai donné beaucoup de mon temps extraprofessionnel.

 

« Pardon de vous seriner une citation que vous connaissez évidemment mais « la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres » (Antoine de Saint-Exupéry). Tout professionnel de l'information le sait par expérience, la liberté débridée tourne à la foire d'empoigne et n'en est plus une.  

 

« Il manque à l'évidence aux réseaux sociaux l'élément de responsabilité qui leur permettrait de pleinement jouer leur rôle social et leur éviterait de se muer en lieux asociaux. Il s'agit du directeur de la publication, garant civil et pénal du contenu, comme dans tout média qui se respecte et respecte ses utilisateurs.

 

« Pour nous et au nom peut-être de sa singularité, LinkedIn mérite le meilleur et devrait tracer le chemin. L'obligation sinon viendra du législatif, en France et en Europe. À ce titre, la mise en place de la Commission Bronner est un signal qui va dans le bon sens, de mon point de vue professionnel ».


Ce courrier est resté sans réponse ni de sa destinataire, ni de la fameuse directrice de la communication de LinkedIn…


La rentrée de septembre a vu ces grandes tendances se développer sur le réseau. La désinformation est devenue omniprésente et la diffamation s’y est répandue. Certains événements douloureux (comme la mort soudaine de mon regretté confrère Jean-Daniel Flaysakier) ont par exemple été détournés par un troll connu sur LinkedIn, qui n’a pas hésité à la lier au vaccin anti-covid. Dans une ultime tentative le 12 octobre 2021, j’ai signalé cette ignominie dans ces termes, faisant référence au message adressé par les modérateurs expliquant que tout ceci « ne va pas à l’encontre (des) politiques relatives à la communauté professionnelle » du réseau :

 

  • « Ce message adressé à l'un des membres de notre groupe, traduit de façon particulièrement choquante les dérives sur lesquelles j'essaie de vous alerter depuis maintenant plusieurs semaines. Circonstance aggravante, (…) l'auteur du post dénoncé par (cet utilisateur) émet des insinuations odieuses à propos de la mort de mon confrère et ami Jean-Daniel Flaysakier. Pour votre parfaite information, vous trouverez ce post en pièce jointe. Je n'ai pas besoin, semble-t-il, de vous rappeler l'esprit de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Le caractère diffamatoire de ce post et son caractère attentatoire à la mémoire de Jean-Daniel Flaysakier ne prêtent pas à interprétation. Sauf à être considéré complice, la seule attitude à laquelle doit s'obliger LinkedIn consiste à :
    • retirer ce post ignominieux ;
    • définitivement sanctionner son auteur ;
    • ceci sans préjudice des autres actions nécessaires pour restaurer la crédibilité de votre réseau.


J'espère que vous en conviendrez avec moi ».


Depuis lors, silence radio. Le post en question a été retiré sans tambour ni trompette mais son auteur sévit toujours. Il va sans dire que je n’ai jamais reçu le moindre signe de vie de la directrice de la communication de LinkedIn, dont ma « consœur » m’avait obligeamment communiqué les coordonnées. Par la suite, toutes les communications que j’ai pu adresser à cette dernière pour tenter de faire « réhabiliter » des experts (souvent renommés) exclus par la modération erratique du réseau sont restées sans réponse. 

 

Curieusement et dès lors que le président de la Commission sur les Lumières à l’ère numérique, Gérald Bronner, s’est trouvé publiquement affiché « dans la boucle », la plupart des « réhabilitations ont pu être obtenues. Suite à un courrier qu’il lui avait adressé, Gérald Bronner lui-même a reçu une réponse de la présidente de LinkedIn France. Preuve s’il en est d’une présence humaine à la tête de ce réseau.


Que conclure de tout cela ?

  • Qu’à l’évidence l’inquiétude suscitée par l’hypertrophie des réseaux sociaux et les désordres qu’ils entraînent est justifiée.
  • Que la volonté de légiférer démontrée par la Commission européenne intervient à propos. Elle devrait se traduire, espérons-le, par l’adoption dès la fin 2021 du Digital Services Act et du Digital Market Act portés par le Commissaire Thierry Breton.
  • Que la vigilance déployée en France par les pouvoirs publics en matière de lutte contre la désinformation et les ingérences numériques n’a plus besoin d’être justifiée. La mise en œuvre du service Vignieu à cet égard, est un signal fort.

 

Comme l’affirme Frances Haugen, « Facebook ne peut pas continuer à être juge, jury, procureur et témoin ». Il est donc nécessaire d’obtenir la transparence sur les données de Facebook et de lutter, au-delà des contenus illégaux, contre « la manipulation des élections, la désinformation et les nuisances pour la santé mentale des adolescents ».


Toutefois, face à la puissance des réseaux concernés, une réponse purement nationale sera inopérante. En cela, sans doute l’espoir pourrait-il venir de l’Europe. Il paraît ainsi indispensable qu’un digital services act pleinement efficace prévoie la mise en place :

  • d’une agence européenne de contrôle portant sur la transparence des données et des algorithmes (les spécialistes de ces matières sont trop peu nombreux pour que des structures nationales puissent y faire face) ;
  • d’une modération gérée au niveau de chaque langue par pays de diffusion alors que, pour l’heure, l’essentiel des (maigres) ressources consacrées à cette activité porte sur les services anglophones ;
  • que le suivi de la responsabilité éditoriale soit matérialisé par la mise en place d’un directeur de la publication dans chaque pays, les réseaux sociaux étant considérés comme des médias de plein exercice.

 

[1] Digimind, octobre 2021 https://blog.digimind.com/fr/agences/facebook-chiffres-essentiels.

[2] « Europe » est ici pris en compte en tant qu’ensemble continental, non limité à l’Union européenne.

[3] INED, https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/chiffres/tous-les-pays-du-monde consulté le 13 novembre 2021.

[4] https://wearesocial.com/uk/blog/2021/10/social-media-users-pass-the-4-5-billion-mark/.

[5] France Info, 28 mars 2018 https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/la-grande-bretagne-et-l-ue/sans-cambridge-analytica-il-n-y-aurait-pas-eu-de-brexit-affirme-le-lanceur-d-alerte-christopher-wylie_2677946.html.

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