Organisations
L'ESS doit sortir du confinement pour être à la hauteur des enjeux
Il n’y a rien de plus dangereux qu’un faux consensus : à écouter le bruit médiatique, le « monde d’après » tirera nécessairement tous les enseignements de la crise globale que nous traversons ; il sera forcément plus résilient, plus solidaire, plus axé sur le long terme et moins guidé par l’appât du gain. Évidemment, ce serait séduisant si l’Histoire ne nous avait pas appris que, au contraire, les crises ne mènent que rarement à une prise de conscience des raisons qui l’ont générée, suivie d’actions visant à s’en prémunir.
La crise actuelle, d’abord sanitaire puis devenue économique et sociale, présente tous les attributs d’une crise systémique qu’il faut savoir prendre pour ce qu’elle est : au-delà de son origine, ses mécanismes de diffusion et son amplification, les difficultés à la prévenir comme à l’endiguer de même que ses conséquences en matière économique et sociale, en font une crise de modèle sans équivalent en temps de paix. Tous les mécanismes qui nous y ont menés ont des décisions politiques pour cause. Frappant directement l’économie réelle et nos concitoyens, révélant et creusant les inégalités et fragilisant la démocratie, elle sera plus violente que la crise financière de 2008.
Alors que faire ? L’économie sociale et solidaire (ESS) peut prétendre incarner le monde d’après et l’économie de demain. Ayant déjà fait la preuve de sa résilience lors de la crise de 2008, aujourd’hui souvent en première ligne des solidarités et pour la fourniture des besoins essentiels, ses principes sont validés pour un après-crise qui serait celui d’un autre modèle de développement : absence ou limitation de la lucrativité, territorialisation de nos actions, primauté donnée au collectif, rapport alternatif à la création de valeur et au sens du travail, pratiques de coopération et d'implication des parties prenantes s’illustrant par des formes démocratiques et/ou participatives de gouvernance… Tout cela fait assurément écho aux aspirations de nos concitoyens à vivre autrement.
Mais la réalité est aussi celle de la faiblesse collective d’une ESS qui est parfois caricaturalement diverse, éparpillée voire (car le mot est d’actualité) confinée dans ses certitudes et même pas nécessairement cohérente dans ses pratiques. Son message ne peut en être que brouillé. Sa compréhension par les pouvoirs publics est toujours insuffisante. Je fais partie de ceux qui militent pour que l’ESS ait quelque chose à dire au monde, au-delà de la pertinence de ses réalisations et de la communication sur ses principes.
Cela implique aujourd’hui de donner plus de sens et de force politique à son message. Subissant la concurrence des acteurs lucratifs convertis au « social » ou au « green-washing », interrogée par la notion d’entreprise « à mission », l’ESS doit réaffirmer que les pratiques entrepreneuriales et d’engagement qui la caractérisent sont d’abord indissociables d’une vision du monde soucieuse d’émancipation et de nouveaux droits, de résilience économique, d’harmonie sociale ; ces pratiques sont tout autant indissociables d’une conception exigeante de la démocratie, notamment appliquée à l’économie, qui justifie l’attachement à nos modèles et statuts fondés sur le patrimoine collectif.
Si, dans l’après-crise, nous devons bâtir une « économie sociale sans rivages », ce ne sera pas sans la réaffirmation et même la nécessaire actualisation de cette vision du monde. Retrouvons donc les chemins de la politique au sens noble : quelles que soient nos motivations initiales, nos organisations et nos finalités, nous ne constituons pas seulement un mode entrepreneurial qui serait plus responsable que d’autres, conscient de ses effets ; nous le sommes assurément et, à condition de le démontrer, cela constitue plus que jamais un enjeu d’actualité. Nous ne sommes pas non plus seulement des collectifs humains engagés au plus près des besoins du territoire et de la population. Cela est vrai aussi mais toujours insuffisant pour prétendre jouer le rôle d’inspiration du monde de demain.
Si nous voulons vraiment être à la hauteur des responsabilités que nous voulons faire porter à l’ESS, il faut alors prendre part au débat public au sein duquel nous sommes trop souvent axés sur la défense de nos organisations et de leurs réalisations et sans doute pas assez sur les problèmes majeurs de notre société ni sur notre contribution à l’intérêt collectif ou même à la démocratie. Pourtant, le plus grand nombre de ceux qui animent nos entreprises, associations, réseaux et fédérations sont animés par l’ambition sincère de changer le monde. Grâce à ce qu'elle est, l’ESS doit le leur permettre, comme elle doit accueillir bien d’autres volontés nouvelles. Il nous faut donc donner une nouvelle dimension à l’action collective et individuelle dans et grâce à l’ESS.
Les temps qui viennent seront durs. Le rapport de forces pour l’après a déjà commencé et ceux qui incarnent largement (notamment dans les milieux économiques) ce qui vient de s’effondrer sont déjà à l’offensive ; ils ne prennent même pas la peine de demander que « tout change pour que rien ne change ». La transition écologique ne peut pas faire les frais de la crise mais l’urgence sociale qui se profile ne peut pas non plus être sacrifiée à la reprise économique, tant les inégalités sont révélées et amplifiées par la crise. Dans le monde, la crise globale peut également accélérer la domination des « démocratures », voire la bascule de nombreuses démocraties en quête d’ordre pour prévenir le retour de cette épidémie ou la survenance d’une autre. Militants d’une économie citoyenne et démocratique, n’avons-nous rien à dire pour prévenir cette menace, au-delà de nos prés carrés ?
Ma conviction est que notre responsabilité consiste donc à agir collectivement, pas de manière partisane mais de manière politique, en incarnant nos valeurs et notre vision dans le débat public, afin de nous rendre toujours plus utiles au monde. L’enjeu est à la hauteur du programme du Conseil national de la Résistance, comme Claude Alphandéry l’a récemment rappelé.
Il va d’abord falloir voir plus loin que l’ESS : celle-ci ne peut plus se contenter de ne parler que d’elle-même, sans s’interroger sur ce qui fait qu’elle n’est pas toujours comprise de nos concitoyens et des pouvoirs. Elle doit regarder le monde nouveau qui naît, pour le meilleur et pour le pire, dans les aspirations sociales et environnementales, les mutations économiques et technologiques, les problématiques de santé et d’alimentation, dans le rapport au vivant comme aux données privées etc. Notre capacité à proposer des solutions fondées sur la gestion dans l’intérêt collectif et le refus de la marchandisation pourra être au cœur d’une nouvelle polarisation politique.
Il va aussi falloir faire des choses plus grandes que nous : participer à la construction de nouveaux droits, franchir les frontières, emporter avec nous la revendication à un autre rapport à la production et à la consommation, contribuer à la réduction des fractures sociales et territoriales, prendre le pas sur les géants du numérique… Nous ne ferons pas tout ni tout seuls et il nous faudra d’abord savoir constituer des alliances entre nous, avec des réseaux et des citoyens engagés de toutes sortes, au niveau les plus proche de nos concitoyens comme au niveau national, dépasser les frontières de nos organisations et bousculer nos habitudes. La reconstitution des communs est l’enjeu des prochaines décennies. À nous de les inventer, de les construire et de les incarner.
Il va enfin falloir assumer une cohérence dans nos engagements : conditionner nos choix de partenaires et de fournisseurs, mettre en œuvre des choix de consommateurs responsables à titre individuel, définir des pratiques de management et de gouvernance transparentes et exemplaires… Chacun de nos concitoyens doit concrètement comprendre de quoi nous parlons au-delà de nos façons de nous présenter et de communiquer sur des valeurs devenues consensuelles dans les discours. Dans le monde de transparence et d’exigence qui s’installe progressivement, nous devons pouvoir revendiquer cette cohérence et la soumettre à l’évaluation publique.
C’est à l’élaboration et au partage de ce projet politique que j’appelle, qui serait celui de toute l’ESS. Celui de ses grands et petits acteurs, de nos institutions et réseaux, mais aussi celui de nos entreprises et organisations et surtout celui de quiconque décide de s’engager dans cette ESS conquérante à un titre ou à un autre. Que doit être l’ESS demain ? Comment peut-elle devenir la norme ? Comment collectivement organiser nos forces ?
Je souhaite proposer à quiconque (citoyen engagé à titre bénévole ou professionnel, organisations et réseaux professionnels) de participer à l’élaboration de ce projet directement. Ces prochains, jours, je saisirai donc les membres d’ESS France et l’ensemble des réseaux qui animent l’ESS, de propositions d’animation de cette démarche (plate-forme collaborative, webinaires etc.), en comptant sur l'appui de ces derniers à cette démarche qui vise à compléter la leur. Nous aurons des lieux et des moments de rencontre, ceux qui jalonnent la vie de l’ESS, comme le mois de l’ESS, les journées de l’économie autrement, l’université d’été de l’économie de demain, les rencontres du Mont-Blanc, Solutions Solidaires etc.
Je ne me résigne pas à ce que l’ESS s’épuise dans la banalisation ou dans la confusion des genres. L’ESS est la vie, c’est la société en mouvement, c’est vous et c’est nous. Elle est sans doute impossible à canaliser mais il est indispensable de la sortir du confinement pour qu’elle soit à la hauteur des enjeux. C’est à ce grand mouvement que j’appelle les acteurs de l’ESS.