Carrefour-Casino : la rumeur d’un rachat mobilise marchés et partenaires sociaux
En 2018, le secteur de la grande distribution a subi plusieurs transformations, voyant de nouveaux acteurs comme Amazon entrer dans la danse et également de grandes manœuvres comme entre Carrefour et Casino, le premier ayant des vues sur le second.
Depuis le début du mois de septembre, des bruits courent au sujet de rencontres entre les instances dirigeantes des deux géants français de la grande distribution (Carrefour et Casino) et d’une offre du premier sur le second. Le 23 septembre à 23h00, Casino a contre-attaqué, a publié un communiqué et a réuni son conseil d’administration en plein dimanche, qui s'est prononcé d'une seule voix contre toute vente du groupe. Ne voulant pas céder face à un éventuel plan de rachat, le conseil d’administration a ainsi « réitéré à l’unanimité sa totale confiance dans la stratégie créatrice de valeur de Casino, fondée sur un positionnement unique. Le groupe Casino entend ainsi mener toutes les actions nécessaires pour défendre l’intérêt social et l’intégrité du groupe, facteur de succès de cette stratégie ». En résumé : pas touche à Casino !
Au milieu de la nuit, Carrefour a démenti toute tentative de rapprochement, dénonçant même des « insinuations inacceptables » et s’étonnant que « l’on ait soumis au conseil d’administration de Casino une proposition de rapprochement qui n’existe pas. Les difficultés auxquelles sont confrontées le groupe Casino et son actionnaire de contrôle ne peuvent justifier des communications intempestives, trompeuses et dénuées de tout fondement ». Casino a poursuivi sa stratégie de contre-attaque, affirmant par exemple que Carrefour aurait refusé un pacte de non-agression pour les six mois à venir. L’ambiance n’est pas à la franche cordialité.
Les manœuvres de septembre dernier ne sont pas passées inaperçues. Le groupe Casino s’est défendu en expliquant avoir observé « des manœuvres sur le titre Casino » et « des manipulations spéculatives coordonnées à la baisse d’une ampleur inédite depuis plusieurs mois ». Complotisme ou clairvoyance ? Difficile de trancher en l’espèce, même si la pratique n’a rien d’inédit dans les grandes manœuvres boursières. « Au premier semestre 2018, 104 fonds activistes ont lancé 145 raids sur 136 entreprises à travers le monde avec un montant de capital engagé de 40 milliards de dollars. Ces opérations se concentrent de manière croissante sur le terrain européen, selon la dernière étude de la banque Lazard, notamment pour les fonds qui spéculent sur la baisse des actions en les vendant à crédit pour les racheter plus tard en réalisant un bénéfice. Ces fonds n'hésitent pas à financer des études biaisées, qui contribuent à la chute des cours, à influencer la presse avec des forums, voire à tromper les algorithmes sur internet », explique ainsi aux Échos Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque mondiale et PDG du fonds Blue Like an Orange Sustainable Capital.
Casino reprend des couleurs
Les spéculations sur le titre Casino en 2018 peuvent être expliquées à cause de la dette du groupe. Début septembre, l’entreprise a vu son classement baisser, selon le barème de l’agence de notation Standard and Poor’s, affichant la note BB agrémentée d’une « perspective négative ». Pourtant, Casino a enregistré un chiffre d’affaires de 37,8 milliards d’euros l'an dernier, tout en affichant sa volonté de réduire sa dette d’un milliard d’euros « par autofinancement et grâce au produit de cessions d’actifs » et des chiffres encourageants au premier semestre 2018. Un nouveau plan social serait en effet mal venu, l’exemple de Carrefour (où 5000 licenciements sont en cours) alimentant encore la grogne des partenaires sociaux et, donc, l’actualité de l’entreprise. Carrefour, où les syndicats réclament toujours « de reclasser réellement les salariés, de ne pas licencier des milliers de collaborateurs, de ne pas fermer ou céder des magasins… ».
Carrefour vit mal son plan de restructuration. Arrivée aux affaires en juillet 2017, l’équipe de direction avait annoncé de nouvelles méthodes de management et imposé un plan social en janvier 2018. Neuf mois plus tard, l’ambiance est toujours tendue, d’autant que le groupe a enregistré des pertes de 861 millions d’euros sur le premier semestre 2018. Les syndicats (FO, CFDT et CGT) mènent campagne à l’unisson contre ce plan social, persuadés qu’un tel tour de vis est aussi à l’origine des mauvais résultats du groupe pour le premier semestre 2018.
Un rapprochement qui « n’aurait aucun sens »
Selon Bruno Monteyne, spécialiste de la chaîne de distribution alimentaire chez le broker américain Bernstein et cité par le journal L’Opinion, un rapprochement des deux « grands distributeurs n’aurait aucun sens ». D’autant que ce sont les deux poids lourds du marché. Casino réunit en effet les marques Casino, Franprix, Leader Price et Spar ; Carrefour regroupe Carrefour City, 8 à Huit, Proxi et Carrefour Express. Ils totalisent 72 % de parts du marché à eux deux mais suivent deux tendances différentes : chez Casino, le climat est à la réorganisation, même si la chaîne envisage elle aussi de fermer des magasins, de surcroît après un été en demi-teinte. Chez Carrefour, on licencie. Ce qui fait logiquement bondir les syndicats.
Depuis, direction et syndicats ne se parlent plus chez Carrefour. Les organisations syndicales ont logiquement choisi de donner de la voix. La CFDT demande à la direction « d’anticiper les restructurations pour éviter les plans sociaux et de jouer la transparence » et de « mettre en œuvre un actionnariat responsable et durable, avec des rémunérations de dirigeants en phase avec les réalités économiques ». De leur côté, « les élus FO ont demandé et obtenu le report de la consultation faute d’éléments précis sur l’effet social de ce projet pour les magasins concernés », s’est félicité le syndicat Force Ouvrière. Pas de quoi rassurer d’éventuels partenaires et encore moins dans le cadre d’un rachat, comme la rumeur l’annonçait concernant Casino.
La conjoncture difficile chez Carrefour rejaillit donc sur l’ensemble du secteur ; Casino a également dû se résoudre à envisager la vente d’environ vingt magasins en difficulté sur leur zone de chalandise ; la direction générale d’Auchan, elle, a décidé de changer de président. Pour tous les acteurs du marché, l’année 2019 sera celle de la consolidation de la révolution numérique ou sera celle de la dégringolade. « Notre concept de distribution de masse, né des 30 glorieuses et pensé dans le but d’écouler la marchandise, n’est plus adapté au contexte de la société de démassification », explique Philippe Moati, coprésident de l’OBSOCP (Observation société et consommation). Qui plus est dans un « environnement de révolution numérique » qui voit débarquer de nouveaux acteurs comme Amazon, y compris pour la distribution de denrées alimentaires. Aux acteurs de la grande distribution de finir leur mue, avant toute autre grande manœuvre.