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16 / 02 / 2016 | 2 vues
Pascal Geiger / Membre
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Le droit du travail tue-t-il réellement le droit au travail ?

Selon le témoignage de personnes bien informées, il semblerait que le code du travail français (qu’elles jugent trop complexe et absolument illisible) soit une entrave au développement économique et la cause d’un chômage durablement élevé.

Ce, malgré l’absence de recherches sérieuses démontrant l’existence d’un lien probant entre le renforcement d’une législation sociale et la stagnation voire la régression économique d’un pays, et bien qu’une étude récente [1] du FMI souligne l’absence d’effets significatifs de la règlementation du marché du travail sur la productivité des entreprises,

En résumé, pour elles, le droit du travail tue le droit au travail.

Poser le problème en ces termes relève évidemment de la malhonnêteté intellectuelle.

Orienter ainsi le raisonnement, c’est l’enfermer dans un cadre autoréférencé et destructeur dont l’issue ne peut mener qu’à une profonde dérégulation sociale et par là même empêcher toute exploration d’hypothèses nouvelles porteuses d’orientations économiques socialement compatibles et écologiquement acceptables.

La question n’est pas de savoir si le droit du travail tue le droit au travail mais de s’interroger sur ce qui tue réellement le droit au travail ?

Qu’est-ce qui tue le droit au travail ?

Le travail ne s’inscrit pas uniquement dans une relation sociale. Il est consubstantiel d’une relation économique. Au même titre que le capital, il est un facteur essentiel de la création de richesse d’une entreprise.

Le développement de l’entreprise et le maintien a minima de son volume d’emploi tiennent en sa capacité à créer de la richesse et à l’usage qu’il est fait de cette richesse.

Or, c’est là que le bât blesse.

Celle-ci ne retourne pas forcément de manière opportune, à défaut d’être équitable, à ses contributeurs principaux, à savoir l’entreprise, le travail et le capital.

L’entreprise (à travers ses investissements productifs) et l’emploi restent les parents pauvres de cette répartition.

Ainsi, d’après l’INSEE, l’excédent brut d’exploitation (EBE [2]) des entreprises progresse de quelque 9% de 2010 à 2015, alors que l’emploi salarié [3] subit, depuis plusieurs années, une baisse constante et que l’investissement (notamment dans les secteurs industriels) stagne [4].

Il en est tout autrement de la rémunération des actionnaires.
 
Ce qui tue davantage le travail c’est la dissimulation de la richesse créée

En 2014, la part des dividendes nets versés au regard de l’EBE s’élevait à 7,4 % et progressait de 10 % par rapport à celle de 2013 [5].

Cette même année, les dividendes attribués par les entreprises du CAC 40 augmentaient de 5,5 % par rapport à 2013. En 2015, ils s’élevaient à près de 40 milliards d’euros [6].

Cette somme qui, toute chose égale par ailleurs, représente l’équivalent de quelque 50 000 emplois financés au SMIC chargé [7] pendant 41 années est transférée pour moitié à l’étranger (selon la lettre spécialisée Vernimmen.net), ne servant ainsi aucunement l’investissement productif des entreprises françaises.

Toutefois, plus que l’accaparement par l'un des contributeurs de la plus grande partie de la richesse créée par l’ensemble des composantes de l’entreprise, ce qui tue davantage le travail c’est la dissimulation de la richesse créée.

Celle-ci revêt plusieurs formes.

La première, la plus importante, relève de l’évasion et de la fraude fiscale et sociale. En 2011, l’évasion et la fraude fiscale représentaient une perte de recettes fiscales estimée à quelque 6,7 % du PIB. La fraude à la sécurité sociale près de 480 millions d’euros, fraude due essentiellement au travail dissimulé.

La seconde concerne l’optimisation fiscale et sociale, pratique consistant à identifier les pays où les lois fiscales et sociales sont les moins contraignantes pour l’entreprise afin d’y déclarer richesses et emplois ainsi créés, privant de ce fait le pays de ressources distributives non négligeables.

C’est pourquoi revoir le code du travail ne peut se faire indépendamment d’une révision en profondeur du code général des impôts et du code du commerce.

S’exonérer de cette démarche conduirait non à un développement économique des entreprises et à une diminution concomitante du chômage (loin s’en faut [8]) mais plus vraisemblablement à une augmentation de la rétribution des actionnaires et une amplification de l’optimisation fiscale et sociale. Ce, sans pour autant contribuer à une éradication du travail dissimulé.

Pour autant, le code du travail est-il vraiment obèse et faut-il l’alléger ?

Le code du travail est-il réellement obèse ?

Dans un récent article [9] Thomas Breda souligne que le code du travail [10] (version Dalloz) expurgé de ses nombreuses annotations, commentaires et autres articles détaillant les droits locaux du travail (St- Barthélémy, St-Martin, Wallis-et-Futuna, Mayotte, Terre Australes et Antarctique Françaises…) diminuerait des deux tiers, pour ne « peser » que quelque 1 200 pages, dont moins d’un quart consacré aux relations individuelles du travail et moins d’un cinquième aux relations collectives. Un code du travail pouvant, somme toute, résister à la comparaison européenne, voire helvète.

Mais au-delà de ces considérations quantitatives, Rachel Saada [11] rappelle que, lors de la recodification du code du travail en 2008, une injonction présidentielle avait sommé les membres du groupe de travail d’appliquer le principe selon lequel chaque article, pour être compréhensible, ne doit comporter qu’une seule disposition. Ce parti pris a mécaniquement augmenté le nombre d’articles, d’autant, comme le soulignent Daniel Marchand et Michel Miné [12], que l’augmentation des articles s’est vue conforter par un lobbying patronal soucieux d’obtenir des dérogations, voire des aménagements de la norme au regard des spécificités de leurs secteurs professionnels. Des organisations patronales bipolaires, en quelque sorte, exigeant des normes dérogatoires tout en réclamant un allègement desdites normes.

Cependant, il serait irresponsable de s’arc-bouter sur un code du travail intouchable.

Le travail d’aujourd’hui ne ressemble plus guère au travail des Trente Glorieuses. L’usage croissant des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les nouvelles formes d’organisation du travail autorisant l’irruption de nouveaux acteurs [13] dans la « chaîne de commandement », l’injonction contradictoire faite aux salariés d’être autonomes, voire acteurs (ou mieux : auteurs) de leur parcours professionnel tout en resserrant leur lien de subordination, sont autant de raisons nécessitant de repenser le code du travail.

Dans ces conditions, la norme conventionnelle peut-elle devenir la colonne vertébrale de ce nouveau code ?

Face la complexification des relations de travail, il est tentant de croire que les partenaires sociaux restent les mieux placés pour construire les règles qui les gouvernent. C’est d’ailleurs une volonté affichée par les pouvoirs publics.

Les derniers rapports portant sur la négociation collective (notamment celui de Jean-Denis Combrexelle) ainsi que le projet de loi actuel sur le code du travail préemptent la capacité des partenaires sociaux à s’investir davantage dans la construction d’accords collectifs.

  • Or, un regard rapide sur le bilan de la négociation collective en 2014 [14] révèle une baisse plus ou moins marquée du niveau de négociation. Le nombre d’accords de branches signé en 2013 et 2014 chute de près de 27 % par rapport à ceux de la période 2009–2012 ; celui d’entreprise de 9 % par rapport à 2013 pour s’élever à 36 500 accords signés en 2014.

Rapportés au nombre d’entreprises susceptibles de signer des accords (environ 350 000), cela montre un réel manque d’appétence des acteurs pour la négociation.

Dès lors, on comprend mieux pourquoi le gouvernement souhaite mettre en place un code du travail à trois « étages » : des principes auxquels nul ne pourra déroger (ordre public social absolu), les accords collectifs (ordre public social conventionnel) et un droit supplétif s’appliquant en l’absence d’accords de branche ou d’entreprise.

On peut s’interroger sur le degré de simplification qu’entraînerait sur le code du travail une telle architecture [15].


Mais qu’en est-il de la capacité des accords collectifs à être force de loi ?

À vrai dire, il n’existe aucune étude d’ensemble permettant d’observer le fonctionnement des observatoires paritaires de la négociation collective dans les branches et d’apprécier ainsi l’application des normes conventionnelles par les entreprises. Toutes les branches n’ont pas déployé ce dispositif, pourtant prévu par les textes (cf L 2230-10) se privant ainsi d’un retour qualitatif, de la part des entreprises, sur les normes qu’elles produisent et à celles auxquelles elles sont soumises.

Or, pour qu’un accord collectif soit force de loi, c’est-à-dire que pour la norme qu’il véhicule soit impérative, il importe que celui-ci soit connu de toutes les entreprises et de tous les salariés constituant le périmètre de l’accord, qu’il soit applicable [16] et surtout qu’il soit appliqué. Concernant ce dernier point, cela suppose une réelle capacité des branches à mettre en place des mécanismes sanctionnant les salariés et les entreprises en cas de non-respect ou non-application de la norme conventionnelle. Au regard de leurs rapports actuels, on peut douter que les partenaires sociaux souhaitent réellement s’inscrire dans une telle perspective.

Mais plus que ces observations techniques, pour que les accords collectifs puissent être un jour considérés comme des piliers structurants du droit du travail, deux conditions restent incontournables ; une réelle reconnaissance par les organisations patronales des organisations syndicales de salariés comme interlocuteurs privilégiés et l’intégration par les organisations syndicales de salariés que l’unité de l’action syndicale peut se faire dans le cadre d’une pluralité d’obédience.

Si l’atomisation des « sensibilités » syndicales restent un handicap pour la défense des droits de la population active, l’absence de processus permanent de concertation préalable à toute négociation rend inaudible et illisible les revendications sociales actuelles.

En conclusion, plus que des aménagements techniques et juridiques, la refonte du droit du travail nécessite d’abord une refondation des rapports sociaux.

Le code du travail est un élément indispensable à la cohésion de la Nation. Il concourt à sa stabilité et à son épanouissement.

Aussi, si sa refondation doit permettre de sortir de l’opposition entre employeurs et salariés, elle ne doit pas pour autant s’inscrire, comme d’aucuns l’encouragent, dans une opposition [17] entre travailleurs et chômeurs, entre travailleurs permanents et travailleurs précaires, ni dans une opposition entre salariés pauvres et autoentrepreneurs.

Elle doit s’inscrire dans le cadre de la Constitution sans pour autant qu’il soit nécessaire de rappeler, par de nouveaux articles de principe, ce qui y figure déjà dans son préambule [18].


[1] FMI : « Perspective de l’économie mondiale 2015, page 110 ».
[2] EBE : richesse créée par l’entreprise avant toute politique d’investissement et toute politique de financement de ces investissements.
[3] Selon l’INSEE, au troisième trimestre 2015, l'emploi continuait de reculer dans l'industrie (–14 600, soit –0,5 %). Il baisait de nouveau dans la construction, sur un rythme similaire à celui du trimestre précédent (–10 200 emplois, soit –0,8 %). Sur un an, 41 400 emplois ont été supprimés dans l'industrie (soit –1,3 %), et 45 200 dans la construction (soit –3,3 %).
[4] Source INSEE : -5 % en 2013, +3 % en 2014, +1 % en 2015. La plus grande partie des investissements réalisés durant ces périodes concernait principalement, toujours d’après l’INSEE, l'entretien voire le renouvellement d’un outil de production vieillissant.
[5] Durant la même période, les salaires n’augmentaient que de 1,4 % (+ 1,32 % en 2015).
[6] Depuis 2006, les dividendes versés par les entreprises du CAC 40 oscillent entre 44 et 37 milliards d’euros.
[7] SMIC au 1er janvier 2016 + cotisations patronales – CICE (1 457,52 € + 195 € – 88 €).
[8] Les efforts de simplification du droit de licenciement (de la suppression de l’autorisation administrative en 1985 à la mise en place de la rupture conventionnelle en 2008) n’ont pas été compensées par les embauches promises.  
[9] La réforme du code du travail, janvier 2016, La vie des idées.
[10] 3 368 pages édition 2014.
[11] « Deux siècles de luttes : le code du travail, garant de l’emploi » ; Le Monde Diplomatique, janvier 2016.
[12] Daniel Marchand et Michel Miné, Le droit du travail en pratique, Eyrolles, Paris, 2014.
[13] Par exemple : les clients ou les actionnaires.
[14] Cf le bilan 2104 établi par la Direction générale du travail.
[15] Finalement, pourquoi se compliquer à tout simplifier alors qu’il est si simple de tout compliquer ?
[16] La difficulté se pose essentiellement sur des accords portant sur des thèmes plus ou moins complexes (égalité hommes/femmes, lutte contre les discriminations…) et qui ne peuvent imposer un résultat uniforme mais cadrer les moyens et la méthode pour favoriser l’atteinte dudit résultat.
[17] Pascal Lokiec, Il faut sauver le droit du travail, Odile Jacob, Paris 2015.
[18] Cf le préambule de la constitution de 1946, intégré dans celui de la constitution de 1958.
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