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Seuils sociaux : pour une solution mutuellement gagnante
La première réunion de négociation sur « la qualité et l’efficacité du dialogue social » s'est déroulée jeudi 9 octobre. Avant même de s’ouvrir, cette négociation s’est cristallisée autour de la question des seuils sociaux, un « marronnier du dialogue social à la française », qui ne facilite pas la sérénité des débats. Chacun campe sur ses positions, réaffirme des convictions tranchées et la notion de compromis s’éloigne, au risque de voir le gouvernement reprendre la main comme il en a clairement averti les partenaires sociaux.
Le gouvernement souhaite que « cette négociation puisse aboutir avant la fin de l’année 2014, permettant la préparation dans les meilleurs délais d’un projet de loi qui transposera les avancées qui découleront d’un accord ou qui s’imposeront en son absence ».
Les prises de position affichées par les partenaires sociaux avant cette première réunion laissent entrevoir une nouvelle occasion manquée. À moins que…
Je résume ici une solution mutuellement gagnante élaborée ces derniers mois au sein du pôle social de Terra Nova et documentée par une note que je viens de publier avec Luc Pierron.
Le statu quo n’est pas une option
Dans la première partie de cette note, nous mettons en évidence les limites d’une vision trop juridique et éloignée des réalités du terrain, qui surestime largement les effets des différentes contraintes déclenchées par le passage des seuils et par là même, le potentiel d’emplois (créés ou maintenus) qu’apporterait leur gel ou leur relèvement. Les effets des seuils et plus largement, des obligations déclenchées par leur franchissement, ne sont pas pour autant négligeables. Il ne s’agit pas seulement de coûts mais de contraintes administratives et des conséquences d’une trop grande complexité. Cela justifie un vrai travail d’ingénierie. Nous faisons des propositions concrètes pour atténuer certains de ces seuils.Alors que la situation de l’emploi continue de se dégrader, toutes les opportunités d’apporter des solutions qui facilitent la création ou la préservation d’emplois, notamment dans les TPE et PME, doivent être débattues. Par ailleurs, les instances de représentation du personnel, qui se sont constituées au fil du temps et des besoins, ne sont plus adaptées aux réalités d’aujourd’hui.
Par exemple, la séparation entre comité d’entreprise (CE) et comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) était pleinement justifiée lors de la création de ce dernier (1982) mais est devenue un handicap aujourd’hui, alors même que les thématiques traitées par le CHSCT n’ont jamais été aussi sensibles pour les salariés et la compétitivité des entreprises : santé au travail, prévention des risques psychosociaux, conciliation vie professionnelle/vie personnelle.
Enfin, les syndicats de salariés eux-mêmes font fréquemment part de leur insatisfaction vis-à-vis des modalités actuelles du dialogue social, trop formel et insuffisamment en prise sur le réel. C’est un terrain de discussion qui mérite que l’on s’y arrête. Notre conviction est qu’il y a donc lieu de négocier. Le grain est là ; il faut le moudre.
Les solutions aujourd’hui sur la table sont insatisfaisantes
Ne pas bouger n’est pas une option. Mais de l’autre côté de la table de négociation, les solutions proposées (geler ou relever les seuils) ne sont pas non plus acceptables en l’état. Elles ont toutes un présupposé implicite : le dialogue social serait un handicap en termes de compétitivité. Nous montrons dans cette note qu’il n’en n’est rien, bien au contraire.
L’étude comparative de la Commission européenne (qui n’est pas réputée pour ses penchants dirigistes) montre que la France n’accorde pas de prérogatives particulièrement importantes aux représentants du personnel, si l'on compare avec d'autres pays de l’Union. Les pays qui leur confèrent le plus de responsabilités sont d’ailleurs ceux qui obtiennent les meilleures performances en termes d’emploi et de croissance. Nous détaillons l’exemple de l’Allemagne qui en apporte une démonstration supplémentaire.
Une autre étude européenne montre que l’information et consultation des représentants du personnel exerce des conséquences positives en établissant un climat de travail favorable et en réduisant les problèmes humains, aux dires mêmes des dirigeants d’entreprises.
Les enquêtes menées en France par le ministère du Travail montrent que les appréciations des dirigeants sur l’action des syndicats présents dans leurs établissements sont d’autant plus favorables que ces derniers sont bien établis et actifs.
On ne peut pas demander à la fois de réduire (par le biais d’un relèvement des seuils) les attributions des représentants du personnel dans les entreprises et de donner à la négociation d’entreprise une place plus importante qu’aujourd’hui par rapport à la négociation de branche et interprofessionnelle. Pour nous, une résolution efficace et durable de la problématique des seuils passe, au contraire, par un renforcement des acteurs du dialogue social sur le terrain.
Belem est un modèle pragmatique pour améliorer le dialogue social
L’approche de l’instance unique proposée par le patronat n’est pas une bonne solution : elle se traduirait, à l’inverse de l’objectif recherché, par une « politisation » du dialogue social et une mise à distance préjudiciable du travail. Elle ne permettrait pas un traitement satisfaisant des problématiques de conditions de travail ni des conflits individuels du travail.
Le modèle que nous proposons, sous le nom de Belem, permet une meilleure efficacité des instances, une réduction de leur nombre, une simplification du traitement des différentes thématiques dans chaque instance, un décloisonnement des prérogatives, mais préserve la pertinence d’un lieu d’échange et de concertation à chacun des trois niveaux organisationnels : établissement, entreprise et éventuellement groupe. Chaque instance est présidée par le cadre du niveau le plus élevé.
Nous proposons que ce modèle fasse l’objet d’une expérimentation par des entreprises volontaires durant trois ans, qui serait suivie par une évaluation tripartite (État, patronat, syndicats).
Le dialogue social doit atteindre les rivages de la PME/TPE
L’enjeu de la question des seuils doit aussi être examiné avec la volonté d’amener le dialogue social là où il est absent aujourd’hui, c’est-à-dire dans les PME et TPE. Nous proposons de nous appuyer sur les solutions inventées par les branches de l’artisanat, récemment étendues à celles des professions libérales, qui se révèlent prometteuses.
D’autres propositions pour un dialogue social mieux en prise avec le réel...
Vous trouverez dans la note de Terra Nova des développements sur d’autres propositions qui convergent vers le même objectif, celui d’un renouveau du dialogue social :
- effectuer un toilettage les seuils : harmoniser le niveau des seuils, les délais d’effectivité et la définition des effectifs, afin de simplifier et d’améliorer la lisibilité du droit ;
- harmoniser les seuils sociaux (droit du travail) et les seuils liés aux obligations commerciales (droit des sociétés) ;
- atténuer les effets de couperet des seuils en instaurant davantage de progressivité dans les prélèvements ;
- agréger les contributions liées au franchissement des seuils (transport, formation professionnelle, logement, handicap etc.) en un versement mensuel unique assis sur la masse salariale ;
- engager un plan de formation pour les élus du personnel et une formation au dialogue social pour les managers et dirigeants ;
- mettre en débat la possibilité pour le comité d’entreprise de jouer un rôle plus étendu dans la négociation d’accords en cas de vacance des délégués syndicaux ;
- simplifier les négociations obligatoires et accroître leur effectivité en mettant en œuvre la négociation globale, définie par l’accord sur la qualité de vie au travail, qui permet d’articuler en une seule négociation plusieurs thématiques (égalité professionnelle, mobilité interne, prévention de la pénibilité etc.) ;
- s’appuyer sur le compte personnel d’activité pour construire une architecture de protection sociale et de sécurisation des parcours professionnels, qui supprimera les effets de seuils et simplifiera les circuits de redistribution ;
- poursuivre sur la voie d’une plus grande autonomie des partenaires sociaux vis-à-vis de l’État ;
- accroître l’implication des syndicats dans les lieux où s’élaborent les diagnostics et les politiques économiques (France Stratégie, Conseil national de l’industrie etc.) afin que les partenaires sociaux deviennent des « partenaires économiques et sociaux » [1] ;
- intégrer l’engagement syndical aux parcours professionnels ;
- réduire le cumul des mandats de représentants du personnel dans l’espace et dans le temps ;
- poursuivre la réforme de la représentativité (organisations patronales, secteur public) ;
- réduire drastiquement le nombre de branches professionnelles par suppression et regroupements, qui permettront aussi de donner corps aux notions de filières et de territoires comme espaces pertinents du dialogue social ;
- donner aux représentants du personnel un poids plus important dans la négociation et non la simple information (consultation, souvent formelle et peu porteuse de progrès économiques et sociaux).
Une négociation loyale sur ces différentes thématiques peut contribuer à créer les fondations d’un dialogue social renouvelé.
Conclusion
Nous espérons des échanges fructueux, notamment sur ces différentes propositions, lors de la négociation sur la qualité et l’efficacité du dialogue social, qui s’ouvre le 9 octobre.
La solution que nous proposons permet de simplifier et d’alléger les coûts non pour diminuer mais pour accroître l'efficacité du dialogue social, dans l’intérêt partagé des salariés et de la compétitivité des entreprises.
Comme le disait récemment un militant syndical lors d’un débat sur les difficultés du dialogue social que j’ai eu plaisir à animer, « être syndicaliste, c’est s’engager, chercher les possibilités de compromis, vouloir une prise sur le réel ».
Pour aller plus loin, télécharger la note Terra Nova, « Le dialogue social au seuil d’un renouveau ».
[1] « Réussir le pacte de responsabilité : pour une culture du dialogue économique et social », Note Terra Nova, 14 mars 2014.