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17 / 09 / 2025 | 18 vues
Michel Berry / Abonné
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Un management qui oublie son passé n’a pas d’avenir

Dans le cadre du nouveau blog "Élucidations managériales" (*)  Christophe Deshayes, chercheur en sciences de gestion et du management, professeur à l’Université Mohammed VI Polytechnique, nous ivre ses réflexions....

 

Le travail ressemblera-t-il dans le futur à ce que nous avons connu jusqu’ici ?

 

Non, répondent ceux qui nous promettent des organisations légères, flexibles, responsabilisant les salariés et leur permettant de s’épanouir au travail, libérant ainsi une créativité, une solidarité et une efficacité collective insoupçonnées. Finies les organisations hiérarchiques d’un autre âge, la bureaucratie sclérosante et le micro-management pathogène…  Place aux organisations participatives et libératrices des énergies !

 

A priori désirable, ce futur du travail adviendra-t-il vraiment ? Ce n’est pas aussi certain que le prétendent ses promoteurs, d’autant que l’arrivée de l’IA pourrait changer considérablement la donne. Ce qui en revanche mérite d’être discuté, c’est la manière avec laquelle cette prophétie maltraite l’histoire du management.   

 

Un retour éclairant vers le passé

 

Un ouvrage récent de Suzy Canivenc[1] consacré aux nouveaux modes de management des organisations (NMMO) rappelle fort utilement que ces espoirs ne sont pas nouveaux et que certains des principes du lean management, des méthodes agiles, de l’entreprises libérée, ou encore de l’holacratie étaient déjà présents au XIXe siècle, dans le socialisme utopique de Fourier ou de Godin, ou dans les patronages chrétiens. Ce rappel historique met à bas l’idée d’une sorte de sens de l’histoire : le management d’antan serait primaire, brutal, dominant, hiérarchique et ne pourrait que laisser place à un management plus subtil, respectueux et participatif, puisque la société l’exige.

 

Or, si le XIXe siècle a assurément été un siècle d’exploitation, d’aliénation et de misère, il a aussi été un siècle de progrès technique, économique et social, où des précurseurs ont ouvert la voie à des préoccupations managériales éclairées.

 

L’émergence des ingénieurs-managers

 

Si Fourier ou Owens ont exercé une certaine influence intellectuelle et politique sur leur époque et ont laissé une trace dans les manuels scolaires, ils n’ont eu que peu d’influence sur le management des industries de leur époque, à la différence de Saint-Simon, leur contemporain.

 

Si l’histoire des premiers saint-simoniens est brève (environ trois ans) et se termine dans une dérive sectaire qui fait s’éloigner d’eux la grande majorité des adeptes et sympathisants, leur volonté de convaincre les ingénieurs a eu un effet indirect durable sous le second empire, lors du boom économique, et bien au-delà. Saint-Simon voyait dans l’industrialisation le moyen d’enrichir et d’épanouir toute la société, et d’atteindre ainsi les idéaux de progrès social de la Révolution française. Une telle société devait être dirigée par les vrais producteurs de richesses, les savants, les entrepreneurs et les artistes, et il fallait faciliter l’ascension de tous, avec le précepte maintes fois repris et amendé depuis : « À chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres. » En cela, il peut être considéré comme l’un des pères de la sociologie.[2]  

 

Ses disciples ont rapidement identifié plusieurs leviers pour hâter ce progrès[3] : développer en priorité les secteurs structurant du transport, des infrastructures et de la banque (on ne disait pas encore finance). De nombreux adeptes, souvent ingénieurs, ont occupé des rôles essentiels dans la plupart des compagnies ferroviaires, dans des compagnies maritimes comme la Compagnie générale maritime ou les Messageries maritimes, dans des banques comme le Crédit mobilier ou le Crédit lyonnais, ainsi que dans d’autres organisations comme la Compagnie universelle du canal maritime de Suez ou la Société générale des Eaux… tandis que l’un d’entre eux, Michel Chevalier, était conseiller économique de Napoléon III.  

 

Cette foi dans un progrès social construit sur une science émergente accompagnant l’industrialisation fut un des socles de la sociologie. Jeune ingénieur polytechnicien en 1830, Frédéric Le Play, comme presque tous ses congénères, fut influencé par les principes de Saint-Simon, et notamment deux d’entre eux : la volonté de « diriger mieux les ouvriers » et « le souci de distinguer les élites “dirigeantes” des élites “dominantes” »[4]. Comment ne pas y voir l’avènement du management contemporain ?

 

Un appel à l’ingénieur social

 

Si la liste des dirigeants économiques du XIXe siècle gagnés par les idées saint-simoniennes est impossible à dresser, on peut penser qu’elle était extrêmement longue, surtout chez les ingénieurs[5].

 

La conférence donnée par Émile Cheysson devant la Société des ingénieurs civils le 20 mai 1897 est ainsi la trace d’un management éclairé avant l’heure. Ingénieur des ponts et chaussées, il n’était pas seulement un penseur du management, c’était aussi un industriel de premier plan (directeur des usines du Creusot) et un professeur reconnu à l’École des mines. C’était un disciple de Frédéric Le Play, fondateur de la science sociale, lui-même polytechnicien et ingénieur général des mines.

 

Voici un extrait de cette conférence :

« De même qu’on ne confierait pas la direction d’un service technique, la conduite d’une locomotive, d’un puits de mine, à un ingénieur animé seulement de bonnes intentions, inspiré par un généreux instinct, mais dépourvu de connaissances professionnelles, ne serait-il pas imprudent d’abandonner à l’inspiration d’un collaborateur étranger à la science sociale et confiné dans les préoccupations techniques l’organisation et le maniement de ces mécanismes sociaux, qui veulent tant de tact et d’expérience, sous peine de révéler de graves dangers et de troubler la paix dans l’atelier, au lieu de l’affermir ?

[…] dès qu’on touche à l’homme et à sa famille, à ses besoins intimes et à ses crises, à ses intérêts, à ses préventions, à ses méfiances, à ses passions, à son « état d’âme ». Ici, tout devient complexe, obscur, dangereux ; la formule et l’automatisme, qui faisaient merveille pour régler le travail, ne sont plus de mise, dès qu’on se risque dans ce domaine plein de broussailles, de défilés sombres, de cratères prêts à se réveiller et où il faut cependant pénétrer, sous peine de laisser se perpétuer de déplorables malentendus.

Pour évoluer sur ce terrain nouveau, le chef a besoin d’une préparation spéciale. Tout en restant un ingénieur technique et un commerçant, il doit se doubler d’un ingénieur social, c’est-à-dire joindre à de fortes connaissances professionnelles celles qui concernent les institutions destinées à asseoir la prospérité de l’entreprise sur le bien-être des ouvriers qu’elle emploie.

[…] Un des plus grands obstacles à la paix de l’atelier, c’est que la distance est trop considérable entre les ouvriers et l’état-major. Une pensée de bienveillance au sommet se transmet de proche en proche par une série d’organes qui l’altèrent en route et ne la laissent arriver que travestie à destination. »

 

Véritable plaidoyer pour l’émergence d’un ingénieur social, cette conférence donne la mesure de ce que le management normatif se voulant scientifique de Fayol ou de Taylor a ensuite malheureusement laissé en friche.

 

Revisiter l’histoire du management

 

L’histoire du management est donc plus complexe que ce qui nous est régulièrement présenté. Les aspirations actuelles d’un grand nombre de salariés à des organisations et à un leadership plus participatif n’est pas une nouveauté et encore moins un signe des temps.

 

On peut ainsi regretter que l’histoire économique ait retenu comme seule initiative managériale attentive aux conditions des salariés l’aventure classée sous l’étiquette de socialisme utopique, avec comme incarnation Fourier pour l’idéologie et Godin pour la mise en œuvre en son familistère de Guise, site encore visité par les lycéens. Des initiatives moins utopistes, plus ancrées dans le réel – comme, par exemple, celles de Michelin, Lafarge ou l’Oréal qui ont su nourrir une culture d’entreprise tournée vers les aspirations humaines tout en devenant des champions mondiaux –, seraient plus éclairantes pour aujourd’hui.

 

Il est heureux que de plus en plus d’entreprises s’intéressent aujourd’hui à des organisations et à un leadership plus participatifs, mais encore faudrait-il comprendre les vertus et limites de ce mode d’organisation. S’il ne s’agissait que de plaire aux attentes ou revendications de salariés dont on veut s’attacher les talents, cela pourrait devenir une mode de plus.

 

Davantage de sciences

 

C’est en cela qu’une remise en perspective historique est utile. Les managers-ingénieurs éclairés du XIXe siècle avaient soif de sciences physiques, biologiques, mais aussi sociales. À l’heure d’une réindustrialisation, qui se fera en partie avec des robots et des intelligences artificielles, il pourrait être utile que les managers d’aujourd’hui renouent avec la soif de sciences de leurs lointains prédécesseurs.

 

Plus que la question des organisations, hiérarchiques ou non, ou celle de l’aliénation ou de l’épanouissement par le travail, c’est d’efficacité dont il est question dans le management. Pouvoir compter sur toutes les compétences, toutes les sensibilités ou toutes les créativités n’est certainement pas un luxe avec les immenses défis qui sont devant nous, ainsi que les moyens et le temps limités dont nous disposons pour y répondre. 

C’est avant tout la séparation entre des penseurs-décideurs d’un côté et de simples exécutants de l’autre qui est radicalement remise en cause. La question des “meilleures” structures organisationnelles est d’autant plus secondaire qu’elles ont toutes leurs avantages et leurs inconvénients. Les structures dites plates, par exemple, répartissent la charge de la coordination sur l’ensemble des contributeurs sans qu’ils en aient toujours conscience ou envie. Cela explique certains déboires rencontrés par quelques expériences d’entreprises libérées ou de lean management.

 

Les bons sentiments ne suffisent pas à créer des organisations efficaces et épanouissantes pour tous. Introduire davantage de « sciences sociales » dans les pratiques managériales, comme le réclamait Émile Cheysson il y a plus d’un siècle, n’a peut-être jamais été aussi utile qu’aujourd’hui. C’est tout l’enjeu d’une science du management général, d’un possible tronc commun des sciences de gestion et du management qui aujourd’hui se déclinent en spécialités émiettées (stratégie, gestion des ressources humaines, finance, marketing, logistique, système d’information…).

 

Renouer avec la véritable histoire du management est aussi une manière efficace de lutter contre notre amnésie collective qui encourage l’émergence de modes managériales qui se succèdent à un rythme accéléré sans s’attaquer aux racines des problèmes diagnostiqués.    

 

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[1] Suzy Canivenc, Les nouveaux modes de management et d’organisations – Innovation ou effet de mode ?, collection Les notes de la Fabrique, Presses des mines, édition augmentée, 2025.

[2] Pierre-Jean Simon, « Saint-Simon père fondateur de la sociologie ? », dans L’actualité du saint-simonisme – Colloque de Cerisy, sous la direction de Pierre Musso, Presses Universitaires de France, 2004, pp. 67-83.

[3] Pierre Mollier, « Le siècle des Saint-Simoniens »Humanisme n° 275, décembre 2006, pp. 114-117.

[4] Michel Dion, « Science sociale et religion chez Frédéric Le Play »Archives de Sciences Sociales des Religions, n° 24, 1967, pp. 83-104.

[5] Jean-Pierre Callot, « Les polytechniciens et l’aventure saint-simonienne »La Jaune et la Rouge, n° 185, septembre 1964.

 

 


(*) Élucidations managériales est une initiative de l’École de Paris du management.

Pour plus d'infos: https://ecole.org/l/l-ecole-de-paris/elucidations-manageriales#:~:text=%C3%89lucidations%20manag%C3%A9riales%20est%20une%20initiative,pragmatique%20(proche%20du%20terrain)

 

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