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L’infobésité : le nouveau « mal du siècle » ?
Depuis quelques années, le club très fermé des risques psycho-sociaux accueille un nouveau venu : la surcharge informationnelle.
Mal connu et difficile à repérer, induisant à la fois de nouveaux risques et de nouveaux enjeux, (tant pour les entreprises que pour les organisations syndicales qui représentent les salariés, en particulier pour les CSE et leur CSSCT), ce fléau qui frappe durement les ingénieurs et cadres, mais aussi une partie des ETAM (les employés, techniciens et agents de maîtrise) , reste mal connu et donc difficile à repérer.
Si la prévention passe par la détection de signaux faibles, signes précurseurs d’une situation où un collaborateur risque de voir son mal-être se transformer en épuisement professionnel, les repérer n’a rien d’évident et demande de repenser le rapport global à l’information et aux outils numériques.
Notre fédération a tenu à se pencher sur la question. Elle en a fait un dossier spécial de son dernier Journal (*)
En 2018, un tiers des entreprises françaises a dû faire face à des arrêts de travail liés à des risques psychosociaux. Depuis, avec la pandémie de Covid et les confinements qui se sont ensuivis et où, avec le développement du télétravail le seul lien avec l’extérieur et le monde du travail reposait sur la technologie, des nouveaux facteurs de RPS sont apparus, parmi lesquels l’infobésité, néologisme issu de la contraction de deux termes : « information » et « obésité ». Equivalent de la malbouffe au niveau cognitif, il désigne une surcharge d’informations non seulement contre-productive mais aussi dangereuse pour le salarié et l’entreprise.
Le concept, bien que moins nouveau qu’il y paraît (voir 1 ci-dessous), connait un essor fulgurant depuis quelques années, avec la diffusion des nouvelles technologies dans la société, notamment l’information continue et la possibilité d’une connexion permanente au Web via les smartphones. Autrement dit, la pandémie n’a fait qu’amplifier et rendre plus visible un mouvement déjà en cours.
En 2012 déjà, un rapport de la DGT (L’Impact des Technologies de l’information et de la communication (TIC) sur les conditions de travail) pointait l’infobésité comme constituant « l’un des plus grands problèmes à résoudre par les organisations » dans les années à venir. Le problème risque d’ailleurs d’aller en s’amplifiant puisque l’humanité a produit au cours des 30 dernières années plus d’informations qu’en 2000 ans d’histoire et ce volume double tous les 4 ans.
Chaque jour, on reçoit 88 emails en moyenne (source : Radicati Group) et 94 messages (sms, Whatsapp, Messengers), et plus l’on grimpe dans la hiérarchie ou l’éventail des responsabilités, plus le volume augmente.
Les deux tiers des cadres déclareraient souffrir de surinformation
Ils reçoivent aujourd’hui dix fois plus d’informations qu’ils n’en recevaient il y a dix ans et en produisent environ 10 % de plus chaque année. Des données confirmées par une seconde étude menée par des chercheurs britanniques et relayée par l’Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (Orse) : 56 % des salariés consacrent plus de deux heures par jour à la gestion de leur boîte mail, 38 % reçoivent plus de cent messages quotidiens et 65 % d’entre eux affirment relever leurs messages toutes les heures au minimum.
Cette tempête virtuelle a un impact fort sur la santé mentale et les compétences des individus. Premier responsable de la situation : l’email. Pensé comme un moyen de communication asynchrone, il a été dévoyé pour devenir un outil de conversation instantanée.
Aujourd’hui, selon l’étude 2023 de l’OICN (Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration Numérique) 70 % des collaborateurs et collaboratrices interrompent leur tâche quand surgit une notification. Plus de la moitié des emails hebdomadaires reçoit une réponse dans l’heure qui suit, et quasiment 10 % en moins de 5 minutes.
Les conséquences de cette sur-sollicitation sont aussi nombreuses que désastreuses, tant pour l’individu que pour l’entreprise : sachant qu’il faut au moins 30 minutes sans interruption, sur un même sujet, pour que le cerveau soit au maximum de ses capacités, les temps de travail intense (le fameux deepwork) disparaissent progressivement. Les efforts pour se concentrer à nouveau après chaque interruption génèrent une fatigue cognitive toujours plus importante et une baisse de la performance, sans oublier un sentiment d’urgence permanent qui ne produit que stress et anxiété .
Le volume envoyé et reçu (dont une part croissante n’est même plus traitée) constitue donc un premier indicateur révélateur de l’infobésité. Si rien n’est fait, ce facteur d’épuisement peut déboucher sur une incapacité à réaliser le travail prescrit, au point qu’est en train d’émerger, pour qualifier ces situations, le concept de pénibilité numérique.
Chaque jour, les salariés reçoivent une masse d’informations à traiter. Le déséquilibre entre ce flux entrant de données à traiter et leurs capacités de traitement génère quotidiennement un retard à rattraper. Le ressenti de la surcharge informationnelle est étroitement corrélé à la surcharge d’activité et au sentiment d’urgence.
Quatre salariés sur dix se disent « en surcharge d’activité » et 56 % d’entre eux ressentent une augmentation du volume de dossiers traités. Aggravé par l’exigence de réactivité immédiate, de connexion permanente et l’isolement numérique, c’est une des formes les plus visibles de la charge mentale associée au travail de bureau et donc du stress qui en découle et va ensuite avoir des effets délétères sur le salarié.
Le salarié en danger
Le stress est défini par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail comme le « déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face », ce qui génère un sentiment de mal-être et de souffrance au travail. Evalué en France à 10 % des dépenses de sécurité sociale, son coût direct et indirect aurait atteint en 2010 entre 1,2 et 2 milliards d’euros et ne cesse de grimper depuis. Une étude récente explique même qu’environ 4 000 infarctus par an seraient dus au stress au travail. Or l’information peut être anxiogène, la messagerie est une présence lourde et lancinante, l’hyper-connexion est épuisante, et l’infobésité, en mettant en place les conditions de l’isolement numérique, participe à la dégradation des relations entre les personnes et occasionnerait une perte de satisfaction au travail.
Ce stress si dévastateur peut se traduire pour le salarié par des troubles du sommeil, de la vigilance, de l’attention qui peuvent entraîner une augmentation des risques d’accidents du travail, mais aussi par des troubles émotionnels ou digestifs tels que des gastrites ou des colopathies. Quand il devient chronique, il peut conduire à des dégâts irréversibles, avec notamment le développement d’hypertension, de troubles métaboliques, de problèmes cardio-vasculaires et lipidiques, de troubles Musculo-Squelletiques (TMS), de troubles anxio-dépressifs (avec comme symptômes physiques tensions musculaires, migraines et maux de tête, digestion difficile, fatigue inexpliquée, malaises…). Il peut également se manifester par l’apparition d’un nombre croissant d’émotions négatives comme l’inquiétude, le découragement, l’agacement, l’énervement, la tension, l’insatisfaction, des problèmes de sommeil, des crises de larmes…
Enfin, il peut aussi déboucher sur des symptômes comportementaux comme l’augmentation de la consommation d'alcool, de tabac ou de café, de la boulimie ou au contraire perte d’appétit, repli sur soi, agressivité…
Certains chercheurs pensent que le corps humain risque d’être affecté par les nouveaux médias de communication et avec lui « les rythmes biologiques et endocriniens liés au rapport au temps ». Avec Internet, certaines zones cérébrales se développent, d’autres s’atrophient. Ainsi de la mémoire profonde, moins sollicitée, ou du savoir analytique, progressivement effacé au profit de l’association d’idées. La créativité se trouve favorisée, mais aux dépens du raisonnement par étapes. Le quotient intellectuel des internautes excessifs serait en chute.
Les salariés dont l’activité est distraite par des courriels et des appels voient leur performance intellectuelle plus affectée que ne serait celle des fumeurs de marijuana, explique le professeur David Meyer, directeur du Laboratoire Cerveau Cognition et Action à l’université du Michigan.
Devenus en 2007 la cause principale de consultation pour pathologie professionnelle en France, les risques psycho-sociaux voient depuis leur poids augmenter chaque année, tirés par l’infobésité et ses nombreuses conséquences, en passe de devenir le RPS n°1. Pour Bruno Reynès, secrétaire fédéral ayant contribué à la négociation de l’ANI sur le télétravail du 26 novembre 2020, le télétravail a accentué le phénomène et rendu d’autant plus nécessaire l’identification des signaux faibles pour une meilleure prévention. Tout le problème est cependant de parvenir à identifier ces signaux faibles à travers l’écran –celui-là même qui contribue à les générer …
En entreprise, la surcharge vient moins de la masse d’informations disponible que de l’obligation faite aux salariés de consulter, analyser et répondre presque instantanément à toute sollicitation. Les cadres, premières victimes de l’infobésité, sont aussi souvent ses premiers contributeurs …
L’utilisation de ces outils de communication (portable, web, etc) crée un lien permanent avec l’entreprise, même en dehors des horaires de travail et dans la sphère personnelle, ce qui empêche les travailleurs de déconnecter totalement.
L’infobésité contribue elle aussi à effacer la frontière entre la vie pro et perso
A être connecté partout tout le temps, impossible de décrocher du travail. Près d’un tiers des salariés se déclarent « hyperconnectés » et passent plus de 50 soirées par an à traiter des activités professionnelles via les outils numériques.
Dans la loi depuis 2017, le droit à la déconnexion se limite à un engagement de moyens, souvent suivi de peu d’effets. Pourtant, la disparition des temps déconnectés de repos quotidiens, de repos hebdomadaires ainsi que de congés détériore la santé mentale des salariés. C’est un facteur de risques psychosociaux encore trop sous-estimé y compris par les salariés eux-mêmes.
C’est pourquoi la prévention doit passer, entre autres, par une réelle prise de conscience des employeurs et des salariés de la nécessité de déconnexion, laquelle devrait d’ailleurs faire l’objet d’une négociation spécifique et ne pas rester à l’état de déclaration d’intention.
Menace sur la survie de l’entreprise ?
Pour l’entreprise, les risques sont d’un autre ordre. Un des principaux dangers liés à l’infobésité est celui de la qualité de l’information. La logique de surinformation conduisant à être sous-informé ou mal-informé, c’est tout le processus de décision qui est touché.
L’infobésité, c’est d’abord la saturation
Au-delà d’un nombre optimal d’informations nécessaire à la prise de décision, une dégradation de la qualité du processus décisionnel est inévitable. Le risque est alors celui d’une décision trop tardive, ou mauvaise, voire d’une paralysie de l’action.
Autre risque : une certaine désinformation
Plus le volume d’informations croît, plus sa qualité baisse. Or la qualité des données est stratégique pour l’organisation si elle ne veut pas se perdre dans ce qu’Edgar Morin qualifiait de « nuage informationnel » dès les années 1980 et qui, en 2023, à tendance à s’épaissir. Ainsi, 204 millions d’emails sont envoyés chaque minute et 500 heures de vidéo sont uploadés sur YouTube, tandis que près de 2,2 millions de livres sont publiés chaque année…
L’infobésité fait aussi peser le risque d’une baisse de productivité pour les entreprises
La perte de temps générée par la surcharge informationnelle pendant les heures de travail a été estimée en 2008 à près de 900 milliards de dollars par an pour l’économie américaine. Le coût lié aux interruptions équivaudrait à 28 % du temps passé au travail simplement parce qu’il est 10 à 20 fois plus long de retrouver sa concentration après une distraction (consultation de ses emails, par exemple)
Et le pire est probablement à venir.
Les salariés touchés par l’infobésité consacrent actuellement environ 30 % de leur quotidien à l’activité d’information, une proportion en hausse constante pour une activité qui ne fait « que » s’ajouter à l’activité principale : la production, quelle qu’elle soit.
Que se passera-t-il lorsque cela occupera 50 % du temps de travail ?
Ni intégrée dans le temps de travail des cadres ni évaluée alors qu’elle est pourtant stratégique pour l’entreprise et particulièrement chronophage en temps de travail, cette singularité n’en vient pas moins à constituer une menace pour l’existence même de l’entreprise. Il faut à cette dernière, enfin, prendre en compte le coût environnemental du phénomène pour finir d’en brosser le portrait.
Des solutions à construire
Risques de saturation, de désinformation, de baisse de productivité, de stress et de burnout : le coût financier et humain de la surcharge informationnelle est indiscutable. Pour faire face à l’infobésité, les solutions peuvent être autant techniques qu’organisationnelles (voir ci-dessous), se reposer sur des stratégies de gestion de l’information ou de nouveaux modes d’organisation des données et informations de l’entreprise.
Il est également important d’organiser la déconnexion, ce qui est tout sauf facile, car c’est l’incitation à produire de l’information qui domine, puisque pour se faire connaître et remarquer, il faut du contenu régulier, les algorithmes récompensant le volume et la fréquence d’information produite. Reste enfin à prendre en compte la limite du concept d’infobésité : elle naît de la rencontre d’une personne, d’un poste de travail et d’une organisation.
De cette équation sortira un seuil de saturation différent pour chaque salarié, les capacités de traitement de l’information variant d’un individu à l’autre.
L’égalité n’existe pas devant l’infobésité car son seuil de déclenchement est loin d’être identique pour tous.
Les outils de repérage, de prévention et de traitement du problème fonctionnant à la fois pour la masse des salariés dans son ensemble et au niveau de chaque individu restent encore à inventer…
Il faudrait aussi peut-être que l’infobésité fasse l’objet de sensibilisation dans les cursus scolaires initiaux avec l’intervention de médecins et de chefs d’entreprises témoignant des risques et de l’inutilité de la surconnexion. En effet, pour agir intelligemment et pour discerner l’essentiel du superflu, il convient déjà d’être éduqué. Enfin, il faudrait aussi, peut-être, avoir le courage de s’analyser pour se fixer ses propres limites individuelles et rappeler autant que nécessaire, en particulier à sa hiérarchie, que la qualité ne dépend pas du volume.
(1) Retour vers le futur.....
Le COS (cognitive overflow syndrome, ou syndrome de saturation cognitive) – a été identifié en 1997. Cependant, en 1987, une étude évoquait déjà un « information shock syndrome » chez des personnes dépassées par un volume d’informations trop important. Il faut en fait remonter aux années 1960 pour voir le concept théorisé par l’économiste Bertram Myron Gross avant sa popularisation par le sociologue et futurologue Alvin Toffler dans son livre Future Shock.
Anticipant avec une étonnante acuité ce début de millénaire, il développait l’idée selon laquelle l’accélération du progrès technologique et les changements sociétaux seraient à l’avenir source de mal-être chez les individus, car trop nombreux et trop rapides. Il prédisait que, dans le futur, la quantité d’information produite, largement supérieure à la capacité humaine de la traiter, ne causerait que stress, dépendance et désorientation.
Force est de constater que le futurologue a mis dans le mille, la surcharge informationnelle n’ayant jamais été aussi importante dans ’histoire de l’humanité. Emails, messages, médias, réseaux sociaux, notifications multiples, publicités…
Notre époque se caractérise, entre autres, par la saturation informationnelle de l’individu, laquelle n’est pas sans conséquences sur la santé mentale.
Un salarié concerné par cette surinformation peut avoir l’impression de se noyer dans le volume de données grandissant en étant, de plus, dans l’incapacité de juger de sa qualité ou de sa pertinence, et donc de ne plus être capable de remplir les missions relatives à son activité professionnelle. Quant à l’infime proportion de personnes qui seraient réellement multi-tâches, elles ne disposeraient selon les chercheurs que d’une faible capacité d’attention et seraient elles aussi menacées par le burn-out et les autres RPS associés
( * ) Pour consulter l'ensemble du dossier:
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A lire notamment:
- Comment faire maigrir l’information ?
Face à l’infobésité, plusieurs types de réponses peuvent être apportées, mais elles doivent être adaptées au type et à la taille des entreprises ainsi qu’au profil des salariés concernés. Mais au-delà de la mise à disposition et de l’incitation, il est peut-être temps d’aller plus loin…
- Une surcharge pour la planète
Au moment où la préoccupation pour la sobriété numérique mobilise le monde de l’entreprise, le poids environnemental lié aux facteurs d’infobésité reste trop souvent un angle mort du dossier. Là aussi, pourtant, il y a urgence…