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Être modèles vivants en urgence sanitaire : en slip ou en pose à distance
Un modèle vivant est un professionnel posant pour un artiste, un cours ou un atelier en vue de la réalisation d'une œuvre artistique ayant pour objet le corps humain, en tout ou en partie. Les modèles vivants travaillent pour les écoles d’art privées et publiques sous différents statuts et conventions collectives. Ils sont multi-employeurs et connaissent des situations d’emplois très variables.
Les modèles sont :
- salariés et employés quasi-exclusivement en CDD d'usage / vacations (il est fait référence au « caractère par nature temporaire de certains de ces emplois pour lesquels il est d'usage de recourir aux contrats à durée déterminée visés à l'article L. 1242-2 (3°) du Code du travail ») ;
- rémunérés à la séance de quelques heures (vacations horaires dans le public et contrats généralement de 3 à 6 heures cumulables dans le privé) ;
- multi-employeurs (secteur privé et public, associatif etc.).
Dans la convention collective nationale de l'enseignement privé indépendant (IDCC 2691), le modèle vivant est référencé comme moniteur technique, catégorie technicien, niveau 1, échelon A.
Dans la grande majorité des cas, sans contrat écrit et pour les rares établissements qui le prévoient, le contrat est généralement signé sur place le jour-même, même si la séance de pose a été prévue de longue date. Les dates d’intervention sont planifiées de plusieurs mois à l'avance à la veille pour le lendemain, selon le cas de figure.
Les modèles, notamment les professionnels qui vivent de la pose et ont déjà de faibles salaires se retrouvent du jour au lendemain en slip, sans revenus.
- Annulation des séances de pose
Dans l'ensemble, les écoles et ateliers ont annulé les sessions de pose ou se sont contentés de ne pas apporter de réponse aux sollicitations des salariés. De ce fait, les contrats de travail n’ont pas été signés et aucun dédommagement n'est envisagé lorsqu'aucune date n'avait été convenue.
Les démarches conjointes des modèles et enseignants du SNPEFP-CGT pour l’enseignement privé indépendant (EPI) et des délégués FO du personnel de la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris (DAC) ont mené à un appel d’urgence sociale en direction de leurs interlocuteurs.
Les modèles engagés en contrats journaliers subissent un manque à gagner dramatique. Les prestations sont annulées coup sur coup par la majorité de leurs employeurs du public et du privé, sans aucune garantie d’accès au chômage partiel (ce qui est un droit pour tout salarié, quelle que soit la nature de son contrat de travail) et sans aucune considération (pas d’information et absence de réponse aux demandes).
Par ailleurs, certaines écoles annulent purement et simplement les séances de pose programmées car d’autres modèles posent à distance par vidéo.
Le mode sauvage de vidéo en ligne est en train de s'imposer comme une « méthode de travail » portant préjudice aux modèles qui refusent ce mode de fonctionnement. Il faut rappeler que modèle vivant est un métier qui n'est pas une projection du virtuel, la présence du modèle est indispensable. La transmission par vidéo sur des plates-formes de visioconférence comporte beaucoup trop de dérives (piratage, vol de données, détournement de vidéos et autres) pour qu’elle soit acceptable.
Cette sollicitation par le biais de la visioconférence crée une concurrence déloyale entre modèles, tirant l’ensemble de la profession vers le bas. On peut comprendre que la précarité mène certaines personnes à accepter des conditions de travail en mode dégradé, il faut les protéger du moins disant social.
- Quelques établissements plus vertueux…
Pour les poses planifiées, quelques rares établissements ont assuré de rémunérer les modèles sur des budgets internes selon les cas jusqu'à fin mars voire jusqu'à la fin du confinement (les Ateliers Beaux-Arts de la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris, l'ECV, Strate College /CCN de l’EPI et Paris-Atelier/ CCN de l’Animation).
Le chômage partiel sera activé dans d'autres, par exemple à l'école LISAA ou à l'Atelier de Sèvres, les modèles ont pu faire valoir leurs arguments via les représentants du personnel, en attendant d'avoir davantage de retours d’autres élus en écoles privées d'IDF et d'ailleurs.
À noter : l’activité des modèles en écoles d'art privées est récurrente mais les modèles n’ont pu faire entendre leur voix qu’à deux reprises depuis 2016. Il est évident que ces professionnels manquent de porte-paroles.
- Chômage partiel insuffisant
Au début du confinement, les séances de poses du dernier trimestre n'étaient dans l'ensemble pas encore programmées. Même quand il sera activé, le chômage partiel ne représente donc qu'une petite partie des salaires habituels équivalents à cette période de l'année.
De plus, l'activité ralentit fortement chaque année de mai à septembre (les écoles suivant le rythme scolaire), ajoutant encore au manque à gagner.
- Être indemnisé relève du parcours du combattant
L'indemnisation du chômage (théoriquement possible sous conditions) relève d'un véritable parcours du combattant pour le modèle multi-employeurs cumulant les CDDU de quelques heures. Sans demande expresse et répétée des salariés, beaucoup d'employeurs ne fournissent pas l'attestation de Pôle Emploi à l'issue de chaque CDDU et ne la remplissent souvent pas de façon conforme, ce qui prive ces derniers de leurs droits.
Cette période de quasiment six mois sans activité est inédite et pourrait mettre des modèles ayant épuisé leurs droits en péril. Ce d'autant plus qu’avec la réforme de l'assurance chômage, le mode de calcul de l'indemnisation des « permittents » a été reportée sine die.
- Contournement du salariat et facturation
La profession doit faire face à la pratique abusive du contournement du salariat malgré les dispositions législatives stipulant que les modèles dépendent du régime général de la Sécurité sociale et sont rattachés à la fiche métier « mannequinat et pose artistique», donc salariés. Ils ne peuvent prétendre au régime d’auto-entrepreneur (articles L. 311-3, alinéa 15, du code de la Sécurité sociale ; L. 7123-2 à L. 7123-4 et L. 7123-6 du code du travail).
Des écoles aux pratiques douteuses tentent d'imposer la facturation aux modèles malgré son illégalité.
Certains modèles, qui exercent par ailleurs plusieurs activités relevant d'autres statuts (comme par exemple, artiste « perfomer » inscrits à la Maison des Artistes, artiste du spectacle vivant, professeur de yoga micro-entrepreneur...) et qui complètent leurs revenus et nourrissent leurs pratiques en posant, émettent des factures de complaisance.
Ces pratiques émergentes, qui font fi du lien de subordination existant entre le modèle et ses employeurs, mettent à mal toutes les démarches collectives engagées par les modèles et les fragiles acquis sociaux (salaires horaires négociés collectivement, conditions de travail, hygiène et sécurité, inscription dans une convention collective...).
Poser à distance par vidéo : des propositions contraires à l’éthique professionnelle
En cette période de confinement, des propositions de séances vidéo en ligne font leur apparition, en lieu et place des sessions de modèle vivant, que ce soit à l'initiative d'enseignants de certains établissements, de modèles proposant leurs services sur les réseaux sociaux en étant rémunérés via des sites de crowdfunding ou d'écoles d'e-learning. Le tout décidé sans cadre ni consultation des délégués du personnel et en dépit du refus opposé par une majorité de modèles qui ne souhaitent pas voir leur intimité étalée sur les réseaux sociaux. Une telle proposition pose de nombreux problèmes déontologiques qui ne sont nullement cadrés par les écoles à l’origine de ces propositions de surcroît.
- Une pertinence et une nécessité pédagogique à interroger
Internet regorge d'images fixes ou animées de personnages virtuels ou modèles filmés, en 3D, en replay et en direct, accessibles (souvent même gratuitement) d'un simple clic et rejouables à volonté. Alors pourquoi cette proposition ? Comment ces images seront-elles visionnées par les élèves ? Sur l'écran d'un smartphone ? Pourquoi les écoles d'art font elles appel à des modèles vivants plutôt que de travailler d'après représentation (photo ou images animées ?)
Le dessin d’après modèle appartient au dessin d‘observation, technique héritée de la Renaissance, qui consiste à reporter sur un « tableau » plan une construction en relief. Dessiner d’après un autre « tableau » s’apparente à une reproduction mécanique. Le professeur de dessin enseigne ou révèle au dessinateur l’art de cette transformation du réel sensible. Sans cette séquence présentielle du modèle vivant, son enseignement se révèle vide de sens : pourquoi des professeurs et pourquoi des modèles ?
- Un travail qui n'est pas de même nature…
Il ne s’agit pas d’une prestation de mannequin photo ou de comédien (dont la rémunération est en principe bien plus élevée) qui nécessite de surcroît des conditions et compétences que tout modèle, aussi professionnel soit-il, ne possède pas nécessairement (maîtrise de l'image à l'écran, conditions techniques et matérielles : caméra, matériel d'éclairage, ordinateur, connexion à internet de qualité, espace à disposition...). Ce n'est pas la même chose que de « poser » dans une salle de classe, devant une webcam, dans un film de fiction ou une pièce de théâtre, dans un peep-show (osons le concept !) ou dans un lieu public.
Si certains modèles cumulent plusieurs activités qui partagent des similitudes avec le modèle vivant (comme modèle photo, comédien ou « performer »), ce sont des activités distinctes qui ne relèvent d'ailleurs pas du même statut (intermittent du spectacle, artiste plasticien etc.).
Le modèle vivant par sa fonction propre n’est ni un artiste du spectacle, ni un artiste des arts plastiques mais bien un intervenant recruté en tant que tel en écoles d’art, assimilé à un technicien au profil technico-artistique, salarié au service de la pédagogie en écoles d’art pour l’apprentissage et la création des élèves et des publics artistes (intégrés dans les programmes pédagogiques et cursus des écoles et formations diplômantes et non diplômantes).
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Droit à l'image du modèle, droit à l'intimité de la vie privée, nudité et personnalité
Renforcé par le droit à l’intimité de la vie privée liée à la personnalité et à la nudité du modèle, le droit à l'image doit rester inaliénables. Ce droit doit être protégé y compris dans le cadre de l’activité professionnelle puisqu'il concerne la personne et son intégrité.
Les moyens techniques numériques de visioconférence ne permettent aucune sécurisation réelle ni du droit à l'image ni du droit à l'intimité de la vie privée. Or cette question liée à la personnalité et à la nudité du modèle est ici essentielle. Les images peuvent facilement être piratées, réutilisées et diffusées dans le monde entier sans aucun contrôle.
En outre, la nudité du modèle vivant surexposé n’a jamais fait l’objet d’un encadrement législatif particulier qui soit applicable en écoles d’art. Actuellement, le droit à l'image est un droit personnel qui relève du code civil et de la jurisprudence et qui ne peut pas être négocié collectivement. La solution ne passe pas par un contrat collectif de cession de droit (art.9 Code Civil).
- Rappelons donc les usages et bonnes pratiques
Les modèles et les enseignants veillent toujours à ce que les portables soient rangés pour qu'aucune photo ou vidéo ne soit prise ni utilisée à leur insu. C’est malheureusement déjà arrivé.
En outre, de bonnes pratiques permettent de les protéger des captations de caméras situées dans quelques salles d’écoles et filmant des modèles en direction de la sellette au moment de poser, parfois d’élèves et, plus rarement, d’enseignants prenant le modèle en photo ou en vidéo à son insu ou bien, dans d’autres ateliers, sollicitant le modèle au moment où il pose afin de se prêter à « une petite photo souvenir » de la pose.
Toucher le modèle au moment où il pose revient un peu au même constat : le modèle vivant en personne est aussi un « sujet d’étude », « une nature vivante » qui engage son corps et ses compétences à la disposition du public. Mais parfois, par « glissement de pensée » et par ignorance des usages, il est malheureusement perçu comme « un outil pratique/objet/à disposition », une « statue » que l’on peut toucher, prendre en photo pour réutiliser son image ou que l’on peut subordonner à n’importe quel désidérata (notamment avec des modèles débutants : suggérer de poser 1h30 d’affilée au lieu de respecter les repos tous les 3/4 d’heures, laisser un modèle poser plus de 15 minutes immobile les bras levés sans appui ou dans des postures impossibles à tenir ou demander des poses difficiles à des modèles de plus de 60 ans dont la résistance musculaire est plus fragile (en général).
Il arrive que des modèles se sentent réduits à n’être que des « objets d’études » plutôt que des « humains » face à ce genre de comportement hors cadre, alors que la discipline va bien au-delà d’une froide étude d’objet ou de nature morte. Ce constat révèle plutôt une ignorance abyssale des bons usages que les modèles rappellent, au risque parfois de ne pas être compris.
Depuis plusieurs années, la profession de modèle vivant s’engage dans des initiatives locales de prévention, de démarches conjointes relayées par les enseignants envers les directions (par ex. : Lisaa, ateliers beaux-arts (etc.), voie d’affichages illustrés, courriels aux directions et coordinateurs : règlement interne des ateliers de modèle vivant, éditions des règles et usages en atelier, transmission de documents pour mieux connaître le métier : quizz, mode d’emploi, photo/vidéo et portable interdit, annonces avant le cours, santé du modèle, fiche métier présentée la Direction générale de la création artistique et courriers aux ministères.
- Quid des modèles qui ne peuvent ou n'acceptent pas de poser devant une webcam ?
Le modèle doit être en capacité de refuser ce type de proposition, ainsi que la cession de son droit à l’image « dans le monde entier et pour tous supports » proposée dans certains contrats d’écoles.
En réalité, du fait du travail d’auteur de l’artiste ou de l’élève, les modèles cèdent naturellement leurs droits aux arts graphiques et aux arts plastiques (peinture, modelage et dessin tous supports), sauf pour la photographie plus « identifiable du modèle » et qui a son propre cadre juridique. Les écoles de photo font généralement appel à des mannequins. Cadrer la cession du droit d’image ne devrait donc concerner que les mannequins-modèles travaillant spécifiquement pour les cours de photo.
Le recrutement de « modèles vivants » en mode d'« e-learning » soulève une incompatibilité déontologique voire des inégalités d’ordre technologique à l’exercice du métier pour un ensemble de modèles vivants, qu’ils soient débutants ou confirmés. Ce mode de recrutement tendrait à encourager une forme de concurrence entre professions pourtant déjà différenciées par leurs spécificités et leurs technicités, par assimilation erronée des pratiques professionnelles de la pose et de l’utilisation qui est faite de leur prestation de nu artistique : « un modèle vivant » ne requiert pas la même lecture observatoire, ni le même cadre de pose, ni la même implication corporelle en présence de l’artiste à l’œuvre, qu’un « modèle » posant pour et par le médium de la photographie, de la vidéo, soit par cessions d’image ou libres de droits et qui font légion sur le net, tous genres confondus.
Que des modèles, plutôt minoritaires, acceptent ces conditions pour des raisons personnelles ne permet pas de valider cette pratique qui met la déontologie d’une profession qui peine tant à se faire reconnaître en péril.
L'« e-learning » n’est pas un moyen de communication adapté à la transmission par voie virtuelle de l’image d’un modèle vivant, image renforcée en matière de nudité dans le cadre législatif de la propriété personnelle et intellectuelle d’un individu.
La solution ne passera que par un statut du modèle vivant
Dans l’immédiat, il faut :
- interpeller les ministères de tutelle (Travail, Culture et Éducation nationale), les collectivités territoriales, les fédérations d'employeurs (FNEP et CNEA) pour que les modèles soient rémunérés de l’intégralité de leurs heures programmées ou prévues (certaines heures ne sont pas programmées, elles ont pourtant été prévues même si elles n’ont pas été finalisées par un contrat de travail) ;
- et interdire la pratique de la visioconférence pour les séances de pose car contraire à l’éthique professionnelle et à la dignité humaine. De plus, elle est source d’insécurité juridique parce que le droit à l’image doit lui être opposé. Elle est source d’insécurité économique et sociale parce qu’elle remet la survie de cette pratique professionnelle si particulière en cause.
À plus long terme, il sera nécessaire de créer un statut du modèle vivant garantissant des droits sociaux en s’inspirant par exemple du statut des intermittents du spectacle. Statut qui fixera aussi les règles déontologiques du métier de modèle. Règles opposables aux employeurs et à la profession.
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