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29 / 05 / 2020 | 260 vues
Esprit Libre / Membre
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Digitalisation RH et sécurité juridique : quel lien pour quels enjeux ?

« Gouverner, c'est prévoir ; et ne rien prévoir, c'est courir à sa perte » disait Emile de Girardin [1]. On pourrait aisément remplacer le mot « gouverner » par le mot « manager », que la pertinence de cette phrase, dans l’environnement des ressources humaines, n’en sera point altérer. En effet, autant en politique qu’en management, sait gérer celui qui a notamment la capacité à anticiper un risque, prévenir un danger, prédire un obstacle. Il y a plus d’un siècle, Henri Fayol [2], dans sa théorie des cinq piliers du management, situait la capacité à prévoir au premier plan. Le manager s’identifiant alors, selon lui, par sa capacité à prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler.

 

Or, en matière de gestion des relations individuelles et collectives de travail, on ne peut rien prévoir à partir du néant. Il est dès lors utile de se doter d’outils permettant de récolter, consolider et archiver les données, de manière à ce que celles-ci soient fiables et demeurent exploitables. Ces données peuvent concerner aussi bien les informations sur l’entreprise à mettre à la disposition des représentants du personnel dans le cadre des obligations légales (pyramide des âges, rapport de situation comparée hommes/femmes, évolution de la masse salariale, taux de sinistralité, bilan social) que les informations sur les représentants du personnel à connaître par l’entreprise dans le souci d’une bonne gestion du personnel (nombre de mandats, nombre d’heures de délégation, organisations syndicales d’appartenance). Cela dit, les enjeux, de mon point de vue, vont bien au-delà de ça ! Ma double expérience professionnelle de Responsable des Ressources Humaines et de Responsable Juridique Droit Social, me fait dire que la digitalisation RH, entendue au sens de l’utilisation des solutions numériques afin d’améliorer les pratiques de gestion du personnel, facilite pour sûr, la maîtrise par l’employeur des risques et des coûts sociaux. A priori, on se demande comment ? Et pourtant !

 

A titre liminaire, il me paraît important de préciser que la digitalisation ne se confond pas à la numérisation. La numérisation désigne le changement du support des données en passant d’un support papier à un support informatisé (Exemple : la dématérialisation d’une fiche de Paie) ; tandis que la notion de digitalisation évoque plutôt la communication via des supports dématérialisés (Exemple : la déclaration des absences via un portail d’entreprise). Dit autrement, la digitalisation postule une démarche qui aille au-delà de la numérisation. Outre la facilité qu’elle offre en matière d’administration du personnel, la digitalisation RH contribue à une gestion optimale des risques juridiques sociaux ; et ce à plus d’un titre.
 

Une gestion sécurisée des mandats et des périodes de protection des élus
 

Le suivi des mandats et des heures de délégation des représentants du personnel dans un outil SIRH digital perme t[3] : de vérifier les périodes de protection légale, de produire en masse des documents à leur intention, de procéder à des analyses statistiques spécifiques à ces salariés telles que celle relative à l’évolution de leur rémunération.
 

En outre, la saisie de ces données dans un outil SIRH offre la possibilité de les croiser afin d’assurer un contrôle de cohérence. L’outil SIRH digital permet de surcroît, dans certaines conditions, de calculer automatiquement la date de fin de protection légale en fonction des mandats dont le salarié est titulaire. L’outil pourrait ainsi générer des alertes dès lors que des opérations particulières sont effectuées sur le dossier d’un salarié protégé. Le cas le plus évident concerne la fin ou la rupture du contrat de travail. A titre d’illustration, l’avis du CSE n’est pas requis pour le licenciement d’un délégué syndical [4]. Par contre, cet avis est obligatoire pour le licenciement d’un membre de la délégation du personnel au CSE ou d’un représentant de proximité [5]. Compte tenu de ce distinguo technique, il est impératif que le Responsable des Ressources Humaines ou le Responsable des Relations Sociales, sache exactement et exhaustivement qui a quel mandat dans l’entreprise, avant d’engager toute procédure de licenciement, et ce pour éviter que ladite procédure soit entachée d’irrégularité (Risque de licenciement nul).
 

Une construction étoffée des dossiers contentieux
 

Contrairement au principe juridique selon lequel la charge de la preuve incombe au demandeur, dans certains types de contentieux (discrimination, insuffisance professionnelle, faute grave, heures supplémentaires), la charge de la preuve pèse davantage sur l’employeur[6].
 

S’agissant du contentieux de la discrimination par exemple, la chambre sociale de la cour de cassation considère qu’« Il appartient au salarié syndicaliste qui se prétend lésé par une mesure discriminatoire de soumettre au juge les éléments de faits susceptibles de caractériser une atteinte au principe d’égalité de traitement et qu’il incombe à l’employeur, s’il conteste le caractère discriminatoire du traitement réservé au syndicaliste, d’établir que la disparité de situation constatée est justifiée par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination fondée sur l’appartenance à un syndicat »[7]. Cette position est d’ailleurs codifiée à l’article L. 1134-1 du Code du travail.
 

Il s’ensuit que lorsqu’un litige est porté par-devant le Conseil de prud’hommes, le salarié, dans le cadre des demandes provisionnelles formulées devant le bureau de conciliation et d’orientation, va souvent exiger de l’entreprise qu’elle lui fournisse des données relatives non seulement à sa carrière à lui, mais aussi à celle des autres collaborateurs en comparaison desquels il s’estime discriminé[8]. La discrimination portant très souvent sur l’évolution professionnelle, les demandes de communication de pièces telles que formulées par le salarié au titre des demandes provisionnelles, concernent toujours plusieurs années. L’employeur réticent à produire de tels éléments peut, sous astreinte, s’y voir contraint par le juge[9]. Partant, ce risque devrait selon moi conduire l’employeur à anticiper sur ce genre de réclamations, en se tenant prêt à répondre à toute demande inopinée allant en ce sens.
 

Dans le contentieux de la discrimination syndicale, notamment en ce qui concerne l’évolution de carrière, la cour de cassation a fixé un certain nombre de critères auxquels il convient de se référer pour identifier les salariés qui composent le panel avec lequel on peut comparer le salarié qui se plaint :
 

  • L’ancienneté[10] : Salariés recrutés à la même période que le représentant du personnel considéré ;
  • La catégorie professionnelle : Salariés recrutés dans la même catégorie professionnelle que le représentant du personnel considéré (Ouvrier, employé, technicien, agent de maîtrise, cadre.) ;
  • La qualification à l’embauche[11] (Métier, expérience, coefficient) ;
  • Le niveau de diplôme à l’embauche[12] (Les niveaux de diplôme tels que définis par l’INSEE).


Pour contredire les allégations du salarié, l’employeur a alors tout intérêt à produire des panels qui respectent ces critères. Là aussi, le recours à un support digital permettant d’avoir ces données en temps opportun, lui facilitera la tâche.
 

Quant au contentieux des heures supplémentaires, en ce qui concerne la preuve des heures de travail effectuées, l’article L. 3171-4 du Code du travail dispose : « En cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. ». Le salarié quant à lui doit se contenter d’apporter les éléments de nature à étayer sa demande. Il a ainsi été jugé recevable un décompte d’heures de travail établi au crayon par le salarié, calculé mois par mois, sans autre explication, ni indication complémentaire. En l’espèce[13], l’employeur a perdu le procès tout simplement parce qu’il ne rapportait aucun élément probant qui contredisait le nombre d’heures de travail que le salarié prétendait avoir accompli.
 

Les développements exposés ci-avant permettent de mieux saisir la portée de l’adage juridique « idem est esse aut non probari » (c'est la même chose de ne pas être ou de ne pas être prouvé) ; comme pour rappeler que devant la justice, a raison non pas celui qui allègue mais celui qui prouve[14]. Par voie de conséquence, si on est incapable de prouver ce qu’on dit, on peut avoir judiciairement tort bien qu’ayant juridiquement raison.
 

A mon sens, la solution passe, en partie, par la digitalisation des processus RH. Ainsi, la prise des heures de délégation non plus par des bons de délégation mais à travers un progiciel de gestion intégré, permettra à l’employeur d’éviter de se trouver en situation de défaillance probatoire devant le juge. Il pourra désormais être en mesure de prouver que tel salarié a bel et bien eu des entretiens professionnels durant sa carrière contrairement à ce que ce dernier allègue ; ou que tel autre salarié a effectué tel nombre d’heures de travail. In fine, parce qu’elle permet de garder durablement les traces de ce qui a été fait dans l’entreprise, la digitalisation donne l’occasion à l’employeur de bien se défendre hors de l’entreprise.
 

Les contentieux collectifs ne sont pas en reste. Le fait de s’appuyer sur un support digital pourrait être utile tout au long du processus de préparation et d’organisation des élections professionnelles. Dans le cadre de la rédaction du protocole d’accord préélectoral, cet outil permettrait notamment de déterminer la répartition des sièges et du personnel entre collèges électoraux, de produire les listes électorales, les feuilles d’émargement et également d’identifier les personnes auxquelles doit être adressé le matériel de vote par correspondance. L’enjeu ici étant de sécuriser le processus électoral à l’effet d’éviter qu’un contentieux naisse et se déporte par-devant le tribunal judiciaire.
 

Une gestion-proactive des conflits
 

Aussi, l’exploitation des données digitales peut être l’occasion pour l’employeur d’être pro-actif dans la gestion des litiges en suivant des indicateurs prédéfinis, notamment les sources de conflits les plus récurrentes. Ainsi, dans le cadre d’une politique de gestion anticipative des risques, un tableau de bord servirait par exemple à contrôler la progression de salaire ou de carrière du représentant du personnel, en la comparant avec celle des collègues placés dans une situation comparable ; le but étant ici d’identifier en amont les anomalies « contentiogènes » et prendre en aval les mesures correctives qui s’imposent : rappel de salaire, revalorisation de salaire, repositionnement catégoriel et indiciaire, etc.
 

Des enjeux financiers non négligeables
 

Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la maîtrise des risques sociaux est porteuse d’enjeux financiers conséquents. Pour la démonstration, nous prendrons pour exemple le cas des heures de délégation. Les heures de délégation doivent en principe être payées par l’employeur. Sauf que, dès l'instant où l’employeur est informé, par lettre de l'organisation syndicale mandante, que le mandat d'un délégué syndical ou d'un représentant syndical est révoqué, l'intéressé cesse de bénéficier du crédit d'heures de délégation et l’employeur n’a donc plus à le rémunérer à ce titre, peu important qu'à cette date, ce même salarié n'ait pas encore été informé par son syndicat de la révocation de son mandat[15]. Des courriers de révocation passés à la trappe, des heures de délégation non suivies, peuvent dès lors générer le paiement de sommes indues aux représentants du personnel, c’est-à-dire des pertes financières pour l’entreprise.
 

Tout compte fait, le moins que l’on puisse dire est que gérer le personnel c’est aussi gérer le risque juridique. Cela est encore plus vrai en ce qui concerne les salariés protégés dans la mesure où, en pratique, les relations sociales constituent à la fois le compartiment le plus juridicisé et le plus judiciarisé de l’activité RH. Les employeurs ont tout intérêt à pas mésestimer l’impact des contentieux prud’homaux sur la trésorerie de leur entreprise ; l’ardoise d’un procès perdu à cause d’un dossier mal étoffé, peut en l’occurrence se révéler très salée. Bien qu’il n’existe pas de statistiques officielles rendant compte du coût des contentieux prud’homaux, des chercheurs ont établi qu’en France, les coûts d’une séparation avec un salarié (licenciement et contentieux prud’homal notamment) sont plus élevés que les coûts d’une embauche. En 2000, le coût d’un licenciement était par exemple évalué à environ 14.600 euros pour un salarié[16]. Ceci nous amène à considérer que par le biais de la digitalisation, l’entreprise peut non seulement avoir un meilleur contrôle sur ses risques sociaux (le nombre de contentieux et de condamnations notamment), mais aussi dégager du temps pour ses équipes RH afin que ces dernières soient plus investies sur des missions qui relèvent davantage de leur domaine de prédilection (mobilité, recrutement, formation, GPEC etc.). La gestion des contentieux prud’homaux est davantage une affaire de juristes certes, mais ceux-ci ont nécessairement besoin d’éléments informationnels fiables et d’éléments matériels probants pour bâtir des dossiers contentieux solides. Pour l’employeur, investir dans le digital permet in fine de créer au moins une valeur et non des moindres : la sécurité juridique de l’entreprise.
 

[1] Emile de Girardin, La politique universelle

[2] Henri Fayol, Administration industrielle et générale

[3] Le cercle SIRH, Le SIRH : Enjeux, bonnes pratiques et innovation, 3ème édition

[4] Article L.2421-1 du Code du travail

[5] Article L.2421-3 du Code du travail

[6] Article L.1134-1 du Code du travail  

[7] Cass. Soc ; 28 mars 2000, n° 97-45.258

[8] Cette demande obéit à la logique de la méthode dite des « panels » inventée en 1995 par le syndicaliste CGT François Clerc. Validée par les juridictions françaises, cette méthode est depuis lors très utilisée non seulement dans les contentieux en discrimination syndicale, mais également dans les contentieux en discrimination au travail de manière globale.

[9] Cass. Soc ; 19 décembre 2012, n° 10-20.526

[10] Cass. Soc ; 23 octobre 2001, n° 99-43153 et Cass. Soc ; 17 octobre 2007, n° 06-41053

[11] Cass. Soc ; 23 octobre 2001, n° 99-43153

[12] Cass. Soc ; 04 juillet 2000, n° 97-44846 et Cass. Soc ; 17 octobre 2007, n° 06-41053

[13] Cass. Soc ; 24 Nov. 2010, n° 09-40.928

[14] Cette idée est codifiée à l’article 9 du code de procédure civile : « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention. »

[15] Cass. Soc ; 7 nov. 2007, n° 06-13.702 : « (…) à l'égard de l'employeur, les fonctions de délégué syndical et de représentant syndical au comité d'entreprise d'un salarié cessent à la date à laquelle il reçoit la notification du syndicat qui l'a désigné de la cessation de ses fonctions, peu important, dans les rapports entre le syndicat et le salarié, la régularité de la révocation intervenue (...) »

[16] Ioana Marinescu, « Coûts et procédures de licenciement, croissance et innovation technologique », thèse de doctorat en économie, de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 28 juin 2005.

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