Agriculteurs : Comment préserver la santé de ceux qui nous nourrissent ?
Le Salon de l’agriculture s’est récemment achevé sur une note d’apaisement, relayée avec optimisme par les médias. Espérons que cette accalmie soit durable. Mais sans sombrer dans le pessimisme, il serait illusoire de croire que les crises sont derrière nous tant les agriculteurs demeurent vulnérables.
Leur détresse est profonde : ces trois dernières années, trois agriculteurs se sont suicidés tous les deux jours. Selon Santé Publique France, le risque de suicide chez les assurés agricoles de 15 à 64 ans est supérieur de 43 % à celui des autres professions. Et ce chiffre pourrait être sous-estimé, de nombreux suicides étant requalifiés en accidents, par pudeur ou pour préserver des droits assurantiels.
Ce phénomène s’inscrit dans un contexte plus large. La France figure parmi les pays européens les plus touchés par le suicide, avec 13,4 décès pour 100 000 habitants – soit environ 9 000 morts par an, dont une part significative issue du monde agricole. Pourtant, la prévention du suicide peine à s’imposer comme une priorité nationale, contrairement à d’autres causes, comme la sécurité routière, aujourd’hui trois fois moins meurtrière qu’il y a 40 ans.
Le suicide agricole est un phénomène multifactoriel : isolement, pressions économiques, surcharge administrative, incertitude sur l’avenir… autant d’éléments qui enferment l’exploitant dans une spirale de désespoir. Il est urgent de reconnaître cette réalité et d’en faire un enjeu de santé publique majeur.
En 40 ans, le nombre d’exploitations agricoles est passé d’un million à 390 000. Cette concentration résulte d’une course à la rentabilité. L’extension des exploitations, favorisant les amortissements du matériel agricole, beaucoup d’agriculteurs ont dû s’endetter pour financer ces équipements lourds. Ces dettes deviennent insoutenables avec des revenus incertains, soumis aux aléas climatiques, aux crises sanitaires et aux fluctuations du marché.
Pour comprendre et agir il convient de descendre à un bon niveau de granulométrie. En bref, un quart des agriculteurs (céréaliers de la Beauce, viticulteurs du bordelais etc.) vivent bien, voire très bien, avec des revenus supérieurs à 100 000 euros, ils parviennent à tirer leur épingle du jeu. Pour les autres à l’autre extrémité de ce spectre (en particulier les éleveurs bovins et producteurs de lait) l’instabilité économique est source d’un stress chronique, 16 % des agriculteurs vivent en effet sous le seuil de pauvreté et 2,5% survivent grâce au RSA. Ce sont ces deux dernières catégories qui sont les plus touchées par la détresse propice aux passages à l’acte.
Les agriculteurs ont le sentiment de ne plus maitriser leur destin... et de travailler énormément pour rien
Avouons-le, les agriculteurs sont des forçats du travail. Ils accomplissent des journées interminables, 55 heures de travail hebdomadaire en moyenne, « 7 jours sur 7 ». parfois sans jours de repos dans l’année. Pour les éleveurs, quitter la ferme ne serait-ce que quelques jours pour prendre des congés est un casse-tête logistique.
On l’oublie parfois mais une exploitation agricole est aussi une entreprise donc en parallèle à cette activité principale épuisante, s’impose une gestion administrative devenue un fardeau : assurances, dossiers PAC, déclarations fiscales, relations avec les banques… Une paperasse chronophage qui allonge encore un quotidien déjà trop chargé.
Dans ces conditions bon nombre d’agriculteurs souffrent d’un syndrome d’épuisement professionnel que l’on nomme couramment Burn Out. Ce d’autant plus que la maison (la ferme) est aussi le lieu de travail, il leur est difficile de décrocher. En vrai nous le savons bien car avant les grandes migrations vers la ville, pour la plupart d’entre nous, nos parents ou grands-parents vivaient à la ferme : ils quittent rarement leur travail. Cet enfermement sur des terres parfois isolées aggrave la sensation d’oppression, d’écrasement par cette activité qui rapporte peu et qui est ressentie de plus en plus comme subie avec un recul du plaisir au travail. Dans les études menées sur les crises suicidaires par le cabinet Technologia, le Burn out apparait de fait presque toujours comme un facteur prédictif du suicide.
Alors qu’ils connaissent l’importance de leur rôle pour nourrir le pays face à ces contraintes, peu de facteurs de protection apparaissent. En effet beaucoup d’agriculteurs se sentent stigmatisés. Accusés de polluer ou de surexploiter les ressources naturelles, ils vivent ces critiques comme une injustice, accentuant leur détresse. Dans l’image de la nation le métier a perdu ses lettres de noblesse.
Les agriculteurs se vivent aujourd’hui comme les oubliés de la Nation
Issus d’une culture du labeur, ils demandent rarement de l’aide. Personnalité fragilisée, ils se refusent à se présenter comme tel et ruminent leur détresse souvent en silence. Ce sont des taiseux du malheur.
Très souvent cette attitude de repli est liée à la honte et à la culpabilité, « ils n’ont pas su gérer le bien légué par leurs parents, ils n’ont pas été à la hauteur » disent-ils. Cette perte d’estime de soi, là encore, est souvent à l’origine d’une crise identitaire qui peut conduire au passage à l’acte suicidaire.
Il est urgent de soutenir les agriculteurs bien au-delà du Salon de l’Agriculture. Les médias, les institutions et les consommateurs doivent valoriser leur travail et restaurer la fierté paysanne. Le soutien psychologique des agriculteurs doit être renforcé. La MSA propose déjà des dispositifs. Mais, il est parfois difficile pour un agriculteur en difficulté d’accepter une aide psychologique de cet organisme lorsque que ce dernier envoie en parallèle à l ’exploitant des sommations de payer pour des impayés de cotisations sociales.
Pourtant, ces consultations sont essentielles, car l’expérience de préventeur montre qu’une personne suicidaire peut être retenue dans son acte jusqu’à la dernière minute. Les démarches administratives pourraient être simplifiées grâce à des plateformes centralisées et des outils numériques. Bientôt, des applications mobiles faciliteront la gestion des finances, des déclarations fiscales et des aides, allégeant ainsi la charge mentale. Par ailleurs, un fonds d’urgence devrait être créé pour prévenir les faillites. Le versement des subventions dues doit se mener plus rapidement. Trop d’agriculteurs attendent des mois leurs aides. Ces retards aggravent leur précarité.
Mais ces aides ne suffisent pas il convient d’encourager les groupes de parole et les réseaux d’entraide qui permettent aux agriculteurs de partager leurs difficultés et de rompre l’isolement. Un réseau de travailleurs remplaçants spécialisés serait également essentiel pour leur permettre de souffler lors de conges mérités sans mettre leur exploitation en péril.
Chaque suicide d’agriculteur est un drame qui ne peut plus être ignoré. Derrière chaque chiffre, il y a une vie brisée, une famille endeuillée. Si nous voulons préserver notre agriculture, nous devons commencer par protéger ceux qui nous nourrissent. Le monde agricole est en détresse. Il est plus que temps d’agir.
- Santé au travail parrainé par Groupe Technologia