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10 / 09 / 2018 | 358 vues
Jean-Claude Delgenes / Abonné
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Communiquer sur un suicide est-il dangereux ou nécessaire pour prévenir ?

Un drame suicidaire peut-il être provoqué par une contagion en raison d’un phénomène d’imitation ou de suggestion ? Telle est la thèse maladroitement défendue par Didier Lombard le 15 septembre 2009, au micro de Sarah Bernuchon, journaliste de France 2, à l’issue de sa rencontre avec le Ministre du Travail Xavier Darcos. Il avait alors parlé d'une « mode des suicides au sein de France Telecom ». Cette déclaration avait alors provoqué une vive polémique en raison de la spirale infernale des drames survenus chez Orange. Son auteur s’en était excusé le lendemain en précisant qu’il avait utilisé le terme « mode » en référence à l’expression « mood » qui signifie humeur en anglais.
 
Depuis quelques années, les médias relayent beaucoup moins les crises suicidaires auprès du grand public. Les rédacteurs en chef considèrent que ce sujet n’est pas « fun », son traitement qui plus est, pouvant s’avérer négatif, en encourageant d’autres passages à l’acte. 

Cette situation se retrouve dans de nombreux pays européens. Ainsi ai-je dernièrement rencontré une sociologue de nationalité britannique qui a beaucoup publié sur la problématique suicide/travail. Elle m’a expliqué que le Royaume-Uni connaissait lui aussi bon nombre de drames en raison des mutations du travail et de la société. Les médias britanniques n’en rendaient pas compte. Elle avait été surprise il y a dix ans, à l’époque des grandes crises survenues dans notre pays, étonnée que la presse française se soit emparée du sujet librement. Pour ma part, j’ai eu, à plusieurs reprises, l’occasion de vivre la réalité de cette restriction de l’information plus ou moins justifiée en raison de l’effet Werther.
 

L’effet Werther ou suicide mimétique 

La publication du roman Les souffrances du jeune Werther par Goethe en 1774 a provoqué une vague de suicides en Europe, par effet d’imitation « romantique » du jeune homme qui se donne la mort du fait d’amours déçues. Le facteur « copycat » en anglais (à savoir la reproduction d’un geste largement médiatisé) peut avoir des effets sur des esprits vulnérables.
L’effet Werther (ou suicide mimétique) est mieux connu depuis 1982. Le sociologue américain David Philipps a démontré la croissance du nombre de passages à l’acte quand la presse a relaté le suicide d’une personnalité (par exemple la mort de Marylin Monroe présentée à l’époque comme un suicide) avec trop de précisions. Cet effet est réel quand la personne est une célébrité. Une étude épidémiologique réalisée en France de 1979 à 2006 a confirmé cette thèse. La France a connu une hausse des drames à la suite des décès de diverses célébrités (Pierre Bérégovoy, Dalida ou Sœur Sourire) ayant provoqué une recrudescence des passages à l’acte.
 

Éviter des suicides en contagion nécessite une maîtrise de son vocabulaire tant à l’écrit qu’à l’oral

Les précautions ne sont pas toujours de mise. Ainsi cela a encore été le cas dernièrement, après la mort de l’acteur Robin William gravement atteint, à 63 ans, de la maladie de Lewy et d’un début de Parkinson, le 11 août 2014. En effet, en réaction à la mort de cet artiste et en résonnance avec son rôle de doubleur dans Aladin (film de Disney), l'académie des Arts et techniques du cinéma avait communiqué un message sur Twitter : « Génie, tu es libre ». Ce tweet a touché près de 70 millions de personnes. La fondation américaine de prévention du suicide a considéré ce message comme pouvant favoriser des passages à l’acte. « Le ciel étoilé du film de Disney et la formulation présentant le suicide comme une option libératoire jette un éclairage bien trop positif du suicide ».

Le risque de suicides supplémentaires augmente lorsqu’il décrit précisément la méthode employée pour le passage à l’acte, lorsque l'événement est évoqué avec force image ou des titres racoleurs et quand la médiatisation rend l’annonce du suicide sensationnelle.
 
Ainsi est-il recommandé de dire ou d’écrire « Pierre Bérégovoy est mort le 1er mai 1993 à Nevers » plutôt que de dire « Pierre Bérégovoy a utilisé une arme à feu et s’est tiré une balle dans la tête, pour se suicider ». De même on écrira ou dira « Une note laissée par la personne décédée a été trouvée et examinée par l’équipe médicale » plutôt que « La victime a laissé une lettre pour expliquer les raisons de son suicide ». De même, il est recommandé d’éviter des formulations comme « réussir son suicide » ou « rater son suicide » qui introduisent une notion de succès quand l'individu meurt. Dans le cas d’une célébrité qui meurt par suicide, il est préférable de mettre en avant la richesse de sa vie plutôt que de mettre en lumière les difficultés rencontrées.

En effet, quand des gens se trouvent en difficulté, ils peuvent être influencés et ainsi renforcer des idéations suicidaires. La description trop précise des modalités du suicide, l’utilisation de formules ou d’images chocs et de termes inappropriés peuvent contribuer à l’élaboration d’un scénario suicidaire.   

Pour autant, il convient de ne pas occulter l’analyse, l’information et la communication adaptées relatives au drame suicidaire. De fait, l’omerta et le blackout sont deux autres écueils à éviter avec l’exposition non réfléchie. Très souvent, lorsqu’un drame survient dans une entreprise ou dans une famille, il est étouffé, plus ou moins dénié ou refoulé par la direction ou les membres de la famille. Ainsi, une famille a perdu un adolescent il y a une dizaine d’années et les parents depuis accablés par la douleur ont toujours présenté le drame sous l’angle d’un accident, le coup de feu mortel s’étant déclenché suite à la chute malheureuse d’un fusil de chasse. 
 

Déni des causes professionnelles 

Mais c’est dans les entreprises ou le service public que le déni des causes professionnelles du passage à l’acte s’avère le plus puissant. Ce n’est pas une généralité, certaines directions agissent avec lucidité et exigence. Mais certaines déclarations surprenantes vont parfois jusqu’à révèler la vie privée de l'individu pour tenter de limiter l’importance des facteurs professionnels qui contribuent parfois au passage à l’acte : « La victime rencontrait des difficultés dans son couple », « il avait été interné quand il était plus jeune », « c’était un dépressif notoire », «il était alcoolique ou bien malade ». Ces approches tournent alors le dos à l’analyse objective. Elles cherchent à éviter la mise en responsabilité de l’employeur. Phénomène classique, la peur de la mise en cause mène à une sorte de blocage sur des positions qui rendent finalement la prévention impuissante. Ce processus s’accompagne d’une communication très restrictive et orientée, si ce n’est manipulatrice. « On ne parle pas d’un drame personnel ». 
 
Le drame suscite le plus souvent interrogations souterraines, questionnements multiples et discussions cachées.À de multiples reprises, le constat a été établi que cette approche n’est pas satisfaisante. Le drame suscite le plus souvent interrogations souterraines, questionnements multiples et discussions cachées. Au niveau de l’entreprise ou du service public, il nous est arrivé à plusieurs reprises de constater que des gens qui étaient passés à l’acte avaient évoqué avec leur entourage un drame passé survenu dans d’autres services de la firme ou de la collectivité qui pourtant avait tout mis en œuvre pour éviter la diffusion de l’information. Quand elle survient brutalement au sein d’un collectif de travail, la mort s’invite ensuite dans les consciences et elle y demeure si rien n’est entrepris pour refermer les « portes mentales » qui se sont ouvertes à cette occasion.
 
Croire qu’il ne faut surtout pas en parler et ne surtout pas évoquer le drame pour éviter de raviver une crise est une impasse. Au contraire, il convient de prendre toutes les mesures pour tirer les enseignements de la crise humaine et apporter une réponse aux multiples questions qui se posent.   

Le cas échéant, les médias doivent traiter ces questions essentielles en termes réfléchis. Il serait souhaitable qu’ils s’inspirent en cela des recommandations de l’Association internationale pour la prévention du suicide (AIPS), laquelle dépend de l’OMS. Cette association a publié plusieurs guides pratiques à destination des journalistes pour aborder cette question. 
 

Ouvrir une porte à un dialogue

Ne pas traiter le suicide dans les médias participe du mal et ne favorise pas la prévention.  
Ce débat doit être centré sur la prévention, sur les moyens, les compétences à y consacrer et sur les pratiques à modifier. Sur le plan familial ou professionnel, parler du suicide et aborder cette question consiste donc avant tout à ouvrir une porte à un dialogue et à écouter la souffrance de l’autre, le cas échéant. Poser la question du suicide « souffrez-vous au point de l’envisager ? » revient au contraire reconnaître le malaise et encourager l’autre à se livrer sur ce qui ne va pas. Parler permet à l'individu de verbaliser une émotion, une idée et donc de desserrer l’étau de l’angoisse. Il peut sentir un soutien. Il peut ainsi mieux supporter la douleur. Il peut sans doute aussi s’ouvrir à d’autres solutions que l’acte suicidaire pour traiter ses problèmes. 
 
Engager les échanges (y compris en cas de doute ou de suspicion) favorise chez l’entourage la prise en compte en prévention des signes avant-coureurs qui sont le plus souvent émis par la personne concernée. Ce dialogue issu d’une vigilance attentive évite de se trouver trop démuni dans cette situation. L’instauration du dialogue consiste aussi à écouter et accepter de mettre des actes de prévention en place, ce qui suppose bienveillance et courage. Contrairement aux idées reçues, dans leur très grande majorité, les gens (au moins 8 sur 10) parlent de leur intention suicidaire ou donnent des signes précurseurs avant de passer à une tentative de suicide. La crise suicidaire est un processus et l'individu cherche par cette issue à faire taire une souffrance trop forte qu’il ne supporte plus. La fin de la vie est alors conçue comme l’achèvement libératoire de la douleur. Avant d’en arriver à cette idéation suicidaire, il recherche d’autres solutions à ses problèmes sans y parvenir. En général, il verbalise ses difficultés. 
 
La crise suicidaire est un processus réversible que l’on peut interrompre  par l’échange, la compréhension, la délivrance de la bonne information et l’écoute avec humanité. Quand quelqu'un a décidé de se suicider, le dialogue est utile pour l’en dissuader ou l’en empêcher. La crise suicidaire est un processus réversible que l’on peut interrompre par l’échange, la compréhension, la délivrance de la bonne information et l’écoute avec humanité. De nombreuses expériences de prévention par une communication adaptée ont débouché sur des résultats durables. Elles démontrent dans tous les pays qu’il n’y a pas de fatalité à accepter l’acte suicidaire. Ainsi, par exemple au Royaume-Uni, un suivi des gens ayant tenté de se donner la mort a consisté à passer un coup de fil par semaine aux suicidaires. Ce simple coup de fil dans la continuité a été très apprécié et a eu des effets remarquables en réduisant la récidive. 
 
Des mécanismes de communication et de prévention peuvent de manière satisfaisante se mettre place en amont par la promotion de la santé et de la vie et en aval par la prévention de la récidive des tentatives de suicide. Il faut comprendre que les gens qui sont entrés dans un processus suicidaire restent ambivalents, ils construisent leur cheminement mais un soulagement de la douleur même passager peut différer l’acte voire l’annuler, les suicidaires se donnant souvent une chance jusqu’au dernier moment. Les taux de consultation de leur médecin, la dernière semaine ou le dernier jour en attestent. Aussi, les actions de dialogue, de communication et de prévention même minimes et peuvent fortement influer sur le processus suicidaire… Des gens qui allaient se jeter dans le vide appellent à l'aide un service RH, tandis que d’autres, décidés à mourir, viennent à un guichet dire leur détresse ou rencontrent un délégué syndical qui se montre attentif. 
 
Dernièrement, une jeune femme de 18 ans, prénommée Paige, a sauvé au moins six personnes du suicide en Angleterre, simplement en laissant de petits messages de prévention empreints d’humanité, accrochés sur un pont ou les victimes venaient se donner la mort en grand nombre. Cette action a inspiré toute une campagne de communication. Les gens qui s’en sont tirés en lisant ces petites notes l’ont remerciée sur les réseaux sociaux    
Aussi, à l’exemple de cette jeune femme, il est évident qu’il faut parler de la prévention du suicide. Il est essentiel de développer une communication forte, bienveillante et adaptée en utilisant tous les supports (y compris et surtout ceux sur les réseaux sociaux utilisés par les jeunes générations) afin d’activer tous les mécanismes de prévention et de ne pas laisser mourir dans l’indifférence ceux qui peuvent être encore sauvés. 
 
Nous traiterons toutes ces questions le 25 septembre prochain avec mon ami le Professeur Michel Debout, psychiatre, lors d’une conférence débat de 9h00 à 11h00, avec petit-déjeuner, à l’Hotel Le Rocroy, à Paris. Venez échanger et faire part de votre témoignage.

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