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17 / 07 / 2018 | 868 vues
Ariel Dahan / Membre
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Abus de confiance du salarié comme vol de temps de travail

L’abus de confiance, sanction ultime du vol de temps du salarié indélicat.

À cinq ans d’intervalle, le 3 mai 2018, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a repris une position jurisprudentielle particulièrement étonnante, qui repousse la définition correctionnelle de l’abus de confiance au-delà des éléments légaux pour l’appliquer au temps de travail du salarié [1] [2]. L’innovation juridique a été partagée avec les Cours d’appel de Douai [3] et de Paris [4], dont la Cour de cassation retient les analyses factuelles et l’interprétation juridique à savoir que : « l'utilisation, par un salarié, de son temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles il perçoit une rémunération de son employeur constitue un abus de confiance » [5].

Faits :


Un responsable d’agence salarié d’une société commissionnaire de transport a créé, pendant son temps de travail, dans les locaux de l’entreprise et avec les moyens mis à disposition par l’entreprise, une activité commerciale pour son propre compte, concurrente de celle de l’employeur. Sur plainte motivée de l’employeur, l’instruction a mis en évidence le fait que le salarié avait « abusé de la confiance de son employeur, en utilisant son temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles il percevait une rémunération et en détournant des marchés, outre les moyens matériels que son employeur avait mis à sa disposition ».

Renvoyé en correctionnelle, il a été jugé coupable d’abus de confiance et condamné en répression à 12 mois de détention avec sursis outre intérêts civils. La décision a été confirmée par la Cour d’appel de Douai et la Cour de cassation.

Qualification pénale :

Les juges correctionnels ont retenu des faits complexes, s’agissant, comme dans l’espèce jugée en 2010/2013, de détournement de clientèle et d’usage des moyens de l’entreprise, à des fins personnelles, sur le temps de travail rémunéré par l’employeur. De la même manière, les juges ont retenu la qualification d’abus de confiance sans revenir sur les éléments constitutifs de cette infraction.

Moyens du pourvoi :

Trois moyens ont été présentés pour contester cette qualification.

Le premier moyen contenait 11 griefs tirés pour l’essentiel du critère matériel de l’abus de confiance de l’article 314-1 du code pénal. La Cour de cassation a écarté sans débat les 5 premiers et les 4 derniers sans débat avec une fermeté qui pourrait ouvrir la voie d’un recours devant la CEDH.
  • Le premier grief étant que l'abus de confiance suppose le détournement des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui ont été remis à charge pour l’auteur de les rendre, de les représenter ou d'en faire un usage déterminé et donc que le bien détourné doit pré-exister au moment du détournement, ce qui n’est pas le cas pour les contrats et marchés négociés par l’auteur à son profit au détriment de son employeur.
  • Le deuxième grief fait à la Cour d'appel de Douai est qu’un engagement contractuel ou des pourparlers en vue d'un contrat ne sont pas des biens susceptibles d'être détournés.
  • Le troisième grief était est que le détournement d’un marché donné qui n’avait donné lieu qu’à une proposition de contrat sans engagement définitif ne peut être considéré comme le détournement d’un bien existant.
  • Les quatrième et cinquième griefs n’ont pas d’intérêt pour le présent article.
  • Le sixième grief en ce que l'utilisation, par un salarié, de son temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles il perçoit une rémunération de son employeur ne constitue que la méconnaissance d'un engagement contractuel ; que l'employeur ne remettant pas cette utilisation du temps de travail au salarié, elle ne peut être détournée ; qu'en retenant le détournement de sa force de travail, la Cour d'appel a méconnu les articles 111-4 et 314-1 du code pénal, ainsi que l'article 7 de la Convention européenne des Droits de l'Homme ;
  • Le septième grief en ce que la Cour n’avait pas expliqué quels éléments permettaient de considérer que les prévenus avaient agi pour d'autres sociétés en partie pendant leur temps de travail et sans indiquer quelles étaient leurs obligations contractuelles à cet égard.
  • Les 4 derniers griefs sont de peu d’intérêt pour les débats.
En mai 2018, la Cour a rejeté sans débat les 5 premiers griefs et les 4 derniers griefs. Il y avait pourtant matière à discuter les premiers griefs sur les éléments constitutifs de l’infraction. Cependant, la Cour de cassation s’est abritée derrière l’interprétation souveraine des faits par la Cour d’appel, de la même manière que l’a fait la Cour de cassation en 2013.

La Cour a débattu des sixième et septième griefs pour les écarter également, en s’abritant derrière l’appréciation souveraine des faits par les juges du fond pour reprendre comme situation définitivement acceptée l’affirmation que l’utilisation de leur temps de travail par les salariés à d’autre fins que celles pour lesquelles ils perçoivent une rémunération constitue le délit d’abus de confiance. Cette affirmation étonne, compte tenu de l’absence de précédent.

« Attendu qu'en l'état de ces énonciations, relevant de son appréciation souveraine des faits et des circonstances de la cause ainsi que des éléments de preuve contradictoirement débattus, et dès lors que constitue le délit d'abus de confiance l'utilisation, par des salariés, de leur temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles ils perçoivent une rémunération de leur employeur, la Cour d'appel a, sans méconnaître le principe de légalité des délits et des peines et les dispositions conventionnelles invoquées, justifié sa décision ».

Le deuxième moyen a été rejeté sans débat.

Le troisième moyen était tiré de la violation de la demande de fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée, au vu de l’instance prud’homale des salariés qui ont contesté leur licenciement, sur le principe de l’unicité de l’instance prud’hommale. Ce moyen a été rejeté, la Cour considérant que la procédure pénale et la procédure prud’hommale s’appuyaient sur des faits fondamentalement différents. Sur ce point également, la décision paraît brutale et faiblement justifiée.

Débats :

Le point commun des deux arrêts de cassation est le fait que la Cour pose comme postulat, sans le démontrer, que l’utilisation du temps de travail du salarié à d’autres fins que celles pour lesquelles il perçoit une rémunération est constitutif du délit d’abus de confiance.

Or, cette démarche de principe se heurte à mon sens à deux objections, toutes deux tirées de la nature du délit d’abus de confiance.

L’article 314-1 du Code pénal définit l'abus de confiance comme le fait par une personne de détourner, au préjudice d'autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu'elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d'en faire un usage déterminé.

La lettre de l’article 324-1 suppose donc de réunir les éléments constitutifs suivants :
  • la remise volontaire de fonds, valeurs ou bien quelconque,
  • l’engagement de restituer ou de représenter ou d’en faire un usage déterminé,
  • le détournement au préjudice du remettant ou d’un tiers.
Incontestablement, le détournement au préjudice du remettant était constitué dans les deux espèces. La première affaire tenait au détournement par un prothésiste du matériel de l’entreprise, des matières premières de l’entreprise, ainsi que de la clientèle de l’entreprise, nécessairement au préjudice de l’entreprise et, accessoirement, à son propre profit.

Dans la seconde espèce, l’affaire portait sur le détournement de perspectives contractuelles pour les transformer en marchés au profit du détourneur, donc au détriment de l’employeur.

La question de la remise volontaire de fonds, valeurs ou bien quelconque pose un problème. Car la remise volontaire doit être préalable au détournement. Or, précisément, le salaire est versé après l’accomplissement du travail, en fin de mois. Il n’est pas versé par anticipation, en avance sur tâche. Il est versé à la fin du mois, que le travail ait été accompli ou non. Dès lors, la remise ne peut pas porter sur le salaire.

Il en est de même du temps de travail, lequel temps de travail n’est pas remis par l’employeur mais appartient au salarié jusqu’à ce qu’il le vende à l’employeur et en touche la juste rémunération sous forme de salaire. Le contrat de travail permet que le transfert se fasse par anticipation, le temps de travail et la force de travail étant remis par le salarié à l’employeur au jour le jour, en contrepartie d’un règlement libératoire en fin de mois.

Dès lors, la remise volontaire ne semble pas pouvoir être retenue en droit.
 Pourtant, les Cours d’appel de Paris et de Douai ont retenu le délit et la Cour de cassation a rejeté le moyen.

Enfin, l’engagement de restituer ou de représenter ou d’en faire un usage déterminé sera de toute évidence la pierre d’achoppement de la défense. En effet, au-delà du salaire, les moyens de l’entreprise sont nécessairement mis à la disposition du salarié pour accomplir ses fonctions. La remise est bien justifiée et l’usage attendu est bien connu. Cet élément matériel semble donc le seul qui aurait dû être retenu. Pourtant, ce n’est pas l’usage des moyens de l’entreprise qui est retenu mais l’usage du temps de travail. Ce qui pose le problème de la légalité de la décision, au regard des éléments constitutifs de l’infraction.

Toutefois, il est de jurisprudence constante que, pour pouvoir constater l’abus de confiance, il faut justifier d’une mise en demeure de restituer ou de faire l’usage déterminé non-suivi d’effet. En effet, l’abus de confiance suppose le détournement et non la seule rétention. La restitution ou l’accomplissement du fait requis, avant la plainte, retire à l’abus de confiance son élément essentiel, quand bien même elle serait tardive.

On l’aura compris, au sens légaliste du terme, si l’usage du matériel de l’employeur peut être constitutif du délit d’abus de confiance, l’usage du temps de travail à d’autres fins que celles pour lesquelles on est payé ne devrait en revanche pas pouvoir être constitutif du délit d’abus de confiance, pour la double raison que :
  • le temps de travail n’est pas remis par l’employeur mais remis par le salarié ;
  • et la rémunération n’est pas préalable au temps de travail mais postérieure au temps de travail, de sorte qu’elle sanctionne un travail accompli.
Il en serait autrement, à mon sens, du délit d’escroquerie qui peut être établit par manœuvres. Dont notamment la manœuvre du salarié de ne pas remplir son temps de travail, tout en faisant accroire qu’il l’a fait pour percevoir son salaire mensuel…

Prospective : devenir de cette double jurisprudence ?

La décision de 2013 a été publiée au bulletin, dans une circonstance où l’abus de confiance était factuellement établi, portant sur les matières premières de l’employeur et la clientèle de celui-ci. La publication de l’arrêt au Bulletin en fait un arrêt de principe, qui pose comme principe de droit une extension hasardeuse au fait constitutif du délit d’abus de confiance.

J’aurais été plus à l’aise avec la notion d’escroquerie qui aurait été confortée par les manœuvres et la fausse qualité.

La décision de 2018 est plus éthérée encore. En effet, si la Cour de cassation reprend la même formulation de principe, les faits sur lesquels elle s’appuie sont bien plus complexes à appréhender. En effet, le prévenu avait détourné le fichier clients de son employeur, et détourné les perspectives pour en faire sa propre clientèle.

Mais la clientèle n’est pas susceptible d’appropriation bien qu’elle constitue par abus de langage une propriété commerciale. Elle est par essence libre de suivre le prestataire qu’elle souhaite, en raison de l’intuitus personnae.

Par ailleurs, à l’instar du vol de fichier informatique, il n’y a pas de détournement du fichier si le fichier en lui-même est conservé dans l’entreprise, même si le salarié en a tiré les informations qu’il désire, s’il en a pris copie et s’il a fait usage des informations que celui-ci contient.

Ainsi, comme le soulevait le pourvoi, le fichier des perspectives n’est pas encore un marché appartenant à l’employeur. Il constitue simplement une information que le salarié doit utiliser en respectant son obligation de loyauté. Mais à aucun moment le marché potentiel n’est un bien qui est remis au salarié pour en faire un usage déterminé. À rebours, le marché potentiel est une information, qui est donnée au salarié, pour lui permettre d’en dégager une activité professionnelle…

À mon sens, les deux décisions de la Cour de cassation seraient également critiquables devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, en raison de leurs erreurs de motivation.

Cependant, nul doute que ces décisions vont inquiéter tous les cadres qui pillent les entreprises de leurs fichiers clients et s’établissent en procédant à un acte de concurrence déloyale souvent impuni.

Toutefois, ne nous y trompons pas : le fait de tirer au flanc ne sera jamais considéré comme un abus de confiance. La Cour l’a précisé en 2018.

​Première publication sur legavox
[1] Crim., 3 mai 2018, pourvoi n° 16-86369, inédit,
[2] Crim., 19 janvier 2013, pourvoi n° 12-83031, publié, Bulletin Criminel 2013, p. 145.
[3] CA Douai, 6e chambre, 26 septembre 2016.
[4] CA Paris, Chambre 5-12, 14 septembre 2010.
[5] Dispositif de l’arrêt du 19 janvier 2013.
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