Participatif
ACCÈS PUBLIC
05 / 10 / 2016 | 262 vues
Philippe Pihet / Membre
Articles : 106
Inscrit(e) le 22 / 01 / 2008

Fin des clauses de désignation : atteinte au droit fondamental de la négociation collective

La défense des clauses de désignation est toujours à l’ordre du jour pour notre organisation syndicale.
 
La clause de désignation figure dans un grand nombre d’accords de branche. Elle entraîne l’obligation, généralisée à l’ensemble des entreprises de la branche, de souscrire le contrat de complémentaire de santé ou de prévoyance couvrant leurs salariés auprès de l’organisme d’assurance désigné par les partenaires sociaux.
 
Rappelons que le 13 juin 2013, le Conseil constitutionnel a censuré l’article L912-1 du code de la Sécurité sociale qui permettait aux accords collectifs de désigner l'organisme chargé de la protection complémentaire pour toute la branche. Il a jugé que cette désignation portait atteinte à la liberté contractuelle et à la liberté d'entreprendre.
 
Le Conseil constitutionnel a toutefois pris soin de préciser que la déclaration d’inconstitutionnalité n’est pas applicable aux « contrats en cours » qui continuent à produire leurs effets jusqu’à leur terme normal.
 
Que fallait-il entendre par la notion de « contrat en cours » ?
En février 2015, la Cour de cassation a précisé que c’est l’accord collectif de branche désignant le gestionnaire du régime et non le contrat d’assurance entre l’entreprise et l’organisme désigné.
 
C’est heureux ! Une autre interprétation aurait privé de base légale les clauses de désignation existantes et perturbé gravement l’économie des contrats puisque l’équilibre repose sur le caractère obligatoire pour les entreprises de la branche de rejoindre l’organisme d’assurance désigné.
 
Pour les accords ultérieurs, en remplacement de la pratique des clauses de désignation, les pouvoirs publics ont fait voter un dispositif de recommandation d'organismes d'assurances, par lequel l’existence d’une recommandation est conditionnée au fait que s’organise un degré élevé de solidarité, notion qui, à ce jour, n’a toujours pas fait l’objet d’un décret d’application.
 
Les branches peuvent procéder à des recommandations d’un ou plusieurs organismes assureurs sous conditions de mise en concurrence dans le respect des conditions de transparence, d’impartialité et d’égalité de traitement prévues par le décret du 8 janvier 2015. L’organisme recommandé doit accepter toutes les entreprises et au même tarif, la recommandation doit être revue au plus tard tous les 5 ans avec procédure de mise en concurrence lors de son réexamen. Un avantage fiscal devait inciter les entreprises à s'assurer auprès de l'organisme ou de l'un des organismes recommandés.
 
À ce jour, cette disposition n’a pas abouti suite à un autre arrêt du Conseil constitutionnel en décembre 2013. Le dispositif de recommandation n’a pas de caractère contraignant pour les entreprises. Elles peuvent décider de ne pas souscrire le contrat couvrant leurs salariés auprès du ou des organismes recommandés.

À l’évidence, un tel dispositif ne permet pas une mutualisation efficiente.

Le rapport Libault recommande qu’il soit tenu compte de la spécificité de la couverture de prévoyance par rapport à la complémentaire de santé. Lors de « la conférence sociale » de 2014, sur l’insistance de Force Ouvrière, le ministère a confié une mission à Dominique Libault. Publié le 23 septembre 2015, son rapport traite en profondeur des conséquences de la décision du Conseil constitutionnel sur la mutualisation de branche et la négociation collective des régimes de frais de santé et de prévoyance.
 
Le constat de cet expert est éloquent : « la remise en cause des clauses de désignation pourrait se traduire par une détérioration forte du « modèle » de solidarité qui était en train de se construire entre salariés et autres catégories de la population, et entre salariés ».
 
Pour le médiateur de la République, à terme, le dispositif pourrait mener à un risque d’anti-sélection. Fin 2015 le Défenseur des Droits a écrit « si toutes les entreprises présentant des risques aggravés ou une forte sinistralité ont intérêt à recourir aux organismes recommandés, celles présentant un risque faible à modéré n’auront-elles pas plus intérêt à chercher auprès d’un organisme assureur concurrent des tarifs plus avantageux que ceux négociés au sein de la branche ? Cette faculté pourrait avoir pour conséquence d’entraîner une augmentation du tarif de la branche ».

La mission parlementaire d’information sur le paritarisme suggère de créer des « conventions collectives de sécurité sociale complémentaire ». En juin 2016, elle reprend dans son rapport une autre proposition contenue dans le rapport Libault et suggère de créer des « conventions collectives de Sécurité sociale complémentaire » pour permettre aux branches « d’établir un régime de prévoyance étendu à toutes les entreprises d’un secteur d’activité déterminé ».
 
Pour Terra Nova, les décisions du Conseil constitutionnel, en accroîssant la concurrence, limitent les solidarités qui pourraient s’exercer entre les salariés d’une même branche professionnelle, d’un même secteur d’activité. Terra Nova aurait pu utilement rappeler que tout ce désordre est la conséquence de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013…

Publié en juillet 2016, le rapport de Terra Nova énonce, à propos de la décision de censure des clauses de désignation, qu’elle ne pourra que conduire à un renchérissement du coût des garanties, à savoir à une augmentation des cotisations et/ou une diminution
des prestations.

Le risque est prévisible : alors qu’à ce jour l'assureur retenu lisse les coûts sur un grand nombre de salariés, demain, en pareilles circonstances, l'assureur ajustera son tarif à l'exercice suivant et le champ d'ajustement sera réduit à l'entreprise.

Forte de ces divers constats alarmants, Force Ouvrière a pris l’initiative de proposer aux organisations syndicales (CGT, CFTC, CFE-CGC et CFDT) d’adresser un courrier commun à la ministre des Affaires sociales et de la Santé. En effet, notre organisation ne peut se résoudre à accepter que, dans un domaine où la mutualisation prend tout son sens, les entreprises et leurs salariés soient livrés au marché.

Sur un point aussi essentiel, les principales organisations ont souhaité parler d’une seule voix afin d’interpeller le ministère sur la nécessité du retour aux clauses de désignation
en matière de prévoyance sociale et démontrer que, pour la couverture des risques lourds (décès, incapacité, invalidité ou inaptitude), l’interdiction des clauses de désignation revient à prohiber la solidarité dans un domaine où seule la mutualisation permet de garantir des prestations avec un taux de cotisation acceptable, tant par les entreprises que par les salariés.

Bien que largement relayé et commenté dans la presse spécialisée, fin août, ce courrier est encore sans réponse.

La positions de la Cour de Justice de l’Union européenne

Pour mémoire, l’extension d’un accord de branche permet son application à toutes les entreprises et à tous les salariés qui relèvent de son champ professionnel et territorial. Après avis motivé d’une commission, le ministre du Travail détermine le bien-fondé de
l’extension de l’accord de branche concerné.

Avant de statuer sur ces deux contentieux distincts faisant suite à deux plaintes contre la désignation d’un assureur unique dans chacun des régimes de prévoyance des branches de la boulangerie artisanale et de l’immobilier, le Conseil d’État a interrogé la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE).

La question posée était de savoir si le respect de l'obligation de transparence qui découle
de l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne est une condition préalable obligatoire à l'extension, par un État membre, à l'ensemble des entreprises d'une branche, d'un accord collectif confiant à un unique opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d'un régime de prévoyance complémentaire institué au profit des salariés.

Le 17 décembre 2015, la CJUE a rappelé (s’agissant des prestations de services qui impliquent une intervention des autorités nationales) que l’obligation de transparence ne s’applique pas à toute opération mais uniquement à celles qui présentent un intérêt transfrontalier certain, du fait qu’elles sont objectivement susceptibles d’intéresser des opérateurs économiques établis dans d’autres États membres.

La Cour a précisé que l’obligation de transparence s’oppose à l’extension par un État membre d’un accord collectif qui confie à un unique opérateur économique, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d’un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des travailleurs salariés, sans que la réglementation nationale ne prévoie une publicité adéquate permettant à l’autorité publique compétente de tenir pleinement compte des informations soumises, relatives à l’existence d’une offre plus avantageuse.

Sans nécessairement imposer de procéder à un appel d’offres, l’obligation de transparence implique un degré de publicité adéquat permettant, d’une part, une ouverture à la concurrence et, d’autre part, le contrôle de l’impartialité de la procédure d’attribution.

Jurisprudence du Conseil d'État

Dans deux arrêts du 8 juillet 2016, le Conseil d’État précise les conditions de validité d’un arrêt d’extension d’un accord de branche comportant une clause de désignation en santé et prévoyance.
 
Le 8 juillet 2016 le Conseil d’État a relevé dans les deux affaires que l’octroi du droit de gérer un tel régime présente un intérêt transfrontalier certain et a décidé que l’obligation de transparence s’oppose à l’extension des accords en litige car les arrêtés sont contraires au droit communautaire puisque la réglementation nationale n’a pas imposé une publicité adéquate permettant au gouvernement d’étendre l’accord en toute connaissance de cause.
 
Pour l’immobilier, l'arrêté d’extension du 13 juillet 2011 a été annulé, il a produit des effets jusqu'au 31 mars 2016. Pour la boulangerie artisanale, l’effet de l’annulation a été différé au 1er janvier 2017 en raison des engagements contractuels déjà conclus et de l’absence jusqu’alors de position sur la portée concrète de l'obligation de transparence.
 
La désignation actuelle demeure jusqu’au 31 décembre 2016.

Les opposants à un retour des clauses de désignation veulent voir leur position confortée par cette jurisprudence du Conseil d’État situant l’organisme désigné au regard du droit à la concurrence. Pour Force Ouvrière, l’intérêt de ces arrêts est d’établir que la responsabilité du contrôle de l’exigence de transparence incombe au ministre en charge de l’extension, au moment de celle-ci. Pour ce faire, il apparaît utile que la procédure s’imposant à  l’administration soit définie réglementairement.

Notre organisation a dénoncé sans succès les contraintes disproportionnées imposées aux partenaires sociaux avec la procédure de mise en concurrence pour le choix d’un ou plusieurs organismes assureurs à recommander, en ce qu’elles portent atteinte au droit fondamental de la négociation collective pour aboutir à laisser le choix aux entreprises de ne pas suivre la
recommandation.

Autorisons nous à croire que la position de la Cour de Justice européenne reprise par le Conseil d’État incitera les pouvoirs publics à réexaminer le bien fondé des dispositions du décret du 8 janvier 2015.

Pas encore de commentaires