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16 / 02 / 2012 | 4 vues
Denis Garnier / Membre
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Crises suicidaires : solidaires ou solitaires ?

Le 11 février dans l'enceinte du Sénat, l'association France Prévention Suicide et le cabinet Technologia ont organisé un colloque sur les conséquences de la crise en matière de conduites suicidaires en France.

C'est dans ce cadre que je suis intervenu pour présenter « le blues des blouses blanches ». J'y apporte deux témoignages et quelques éléménts sur la crise éthique à l'hôpital.

Deux faits récents :

Dans le Nord, Lucie (45 ans) est militante syndicale, fière de ses deux enfants et de son mari. Infirmière aux urgences depuis plus de 20 ans, une grave maladie l’éloigne du service pendant 6 mois. Lorsqu’elle veut reprendre elle en est écartée. Le cadre n’en veut plus. Lucie a eu la faiblesse de tomber malade. Sa reprise en mi-temps thérapeutique l’éloigne de la normalité. Les brimades suivent les changements intempestifs de plannings. Le travail aux urgences, c’est une passion. Une fierté. Un rythme qui offre tous les aspects du métier qui ne se trouve nulle part ailleurs. Tout est bon pour la pousser à changer de service. Les urgences sont la tâche noble de l’hôpital. L’anormalité ne peut trouver sa place. Elle ne supporte pas ce rejet. Un jour, elle se voit refuser un congé pour assister au mariage de son neveu. C’est le refus de trop. Le lendemain elle tente de se suicider. Heureusement, son mari arrive à temps. Il vit désormais tous les jours dans la peur de la récidive fatale. On dira d’elle qu’elle a des problèmes personnels. Vrai. Elle est malade.

Dans l’est c’est Odile, 44 ans, infirmière en chirurgie, vivant seule avec sa fille de 17 ans. Même si les conditions de travail sont difficiles elle aime ce poste. Le service subit une restructuration que les syndicats qualifient de brutale. « La direction n'a jamais annoncé ni aux équipes, ni aux instances, que le service serait ramené à 13 lits et donc, qu’il faut supprimer 5 emplois. Il n'y a eu ni discussion dans les instances, ni procédure claire sur les redéploiements d'agents et encore moins d’entretien individuel. C'est brutal et nous l'avons dénoncé dit le syndicat. À aucun moment le cadre du service ou le cadre de pôle n'ont été invités à participer à la sélection des agents mutés dans d'autres services. Ils étaient pourtant plus à même d'apporter des éléments personnels sur les membres de l'équipe ».

L'un des 5 agents muté répond : « Vous n’aurez pas ma peau ». Il demande sa retraite en suivant. Il a échappé belle, dit-on...

Lorsque Odile apprend qu'elle est mutée en pédiatrie elle dit à plusieurs collègues qu'elle n'ira pas dans ce service et ajoute : « Maintenant je sais ce que j'ai à faire ». « J'étais enfin un peu mieux, je trouve mon équilibre, on me détruit la seule chose qu'il me reste ». Au chef de service qui tente de la consoler en lui rappelant qu'elle a un enfant qui a besoin de sa mère, elle répond : « Il n’a pas besoin de moi pour vivre ». La nuit suivante, le cadre de proximité retrouve Odile en pleurs dans le service, car elle refuse son affectation. Elle fait part de son inquiétude au cadre du pôle qui alerte la directrice des soins qui reçoit Odile dans l’après midi. Elle ne lui dit pas qu’un poste est libéré et qu’elle pourrait rester en chirurgie.

Deux jours plus tard Odile est retrouvée morte à son domicile. Elle s’est suicidée. Elle avait des problèmes personnels, dit-on...

Je pourrais vous exposer d’autres exemples dans les hôpitaux, de Lille, Nantes, Montpellier, Strasbourg et dans toutes les régions de France.

Aucune étude pour mesurer les évolutions


Des dizaines de situations similaires sont signalées. Le plus souvent les camarades me téléphonent juste pour me signaler un suicide en ajoutant de suite : « Faut pas en parler ! »

Les collègues sont souvent traumatisés. Les syndicats sont en équilibre entre la dénonciation fragile et le sentiment de récupérer un drame qui immobilise toutes leurs actions.

Au plan national, aucun outil d’observation. C’est un peu comme si le Ministère connaissait à l’avance les résultats qu’il n’ose pas afficher. Mon baromètre, ce sont les stages de représentants du personnel que j’anime. Une vingtaine par an. Alors qu’en 10 ans les stagiaires m’ont relaté quelques situations dramatiques (en particulier à Paris), depuis début 2011 c’est quasiment à tous les stages que l’on me rapporte des cas de suicides.

La crise ?

Ce n’est pas une crise : c’est un système. C’est une volonté politique portée par la loi.

Le problème du manque de moyens à l’hôpital n’est pas nouveau. De tout temps, l’hôpital court après le budget qu’il n’a pas. Éternel débat ? Non. Il est tranché. Aujourd’hui, la société a choisi de contenir les dépenses de santé dans une enveloppe qui ne doit pas évoluer plus vite que la richesse nationale et ce, quel que soit le nombre d’épidémies, drames ou catastrophes. S’il y a trop de grippes, il faudra réduire le coût de la grippe. C’est le principe de la tarification à l’activité. Soit. Mais le coût de la santé est engagé pour 65 % par des charges de personnel. Ainsi, lorsque l’État décide de supprimer des emplois, il devrait simultanément informer la population de la réduction de l’offre de soins, c'est-à-dire de la capacité de soigner. Ne pouvant (ou ne voulant) pas la réduire, il choisit d’épuiser le personnel de santé, même si ce choix comporte quelques risques collatéraux. Des millions d’heures supplémentaires ne sont pas payées, les jours RTT sont bloqués, les congés sont reportés, les repos sont conditionnés, les horaires sont étirés, les amplitudes de travail augmentées et tous les jours, 100 000 agents hospitaliers sont arrêtés pour des raisons de santé.

Comme seules réponses ? Les salaires bloqués et l’instauration d’un jour de carence par arrêt maladie pour les contraindre encore davantage à rester au travail, même malade.

Ainsi va l’hôpital 2012. Mais le mal est encore plus profond.

La réforme HPST ne vise pas simplement à placer l’hôpital aux portes de la privatisation, d’ouvrir les missions de services publics aux marchands de santé, elle vise à robotiser les décisions, à chasser toute représentation de la démocratie et à placer tous les étages de la hiérarchie en état de soumission punitives.

Un encadrement déchiqueté

Toute la hiérarchie hospitalière est mise sous pression et les directeurs d’hôpital sont sommés d’exécuter les ordres assénés par la nouvelle Agence Régionale de Santé s’ils ne veulent pas se retrouver en recherche d’affectation avant d’être licenciés sans autre forme de procès. C’est ainsi et chacun reporte au niveau inférieur les contraintes qu’il reçoit du niveau supérieur. Tout le monde ne le supporte pas.

Dans mon livre, L’hôpital disloqué, un directeur témoigne : « J’ai été viré d’un établissement que j’ai sauvé et qui m’en est toujours reconnaissant, me disait-on récemment. Professionnellement déchiqueté, je suis maintenant adjoint près de mon domicile familial où il m’est impossible d’être plus heureux en famille. Je ne saisis, certes pas le pourquoi de mon écartement, mais je vis. Pourtant professionnellement j’endure, en effet, le « martyre » et il est impossible qu’il en soit autrement. Ma notation vient de baisser de 5 points sur un an, mes appréciations sont insultantes et incohérentes, en 2 ans et demi, j’ai changé illégalement 4 fois d’affectation, de bureau et de collaborateurs. Il aurait été normal que je sois frappé du syndrome de France Telecom avant. Tout est organisé pour. Ce type de relations humaines n’est pas admissible. Je suis exclu parce que je suis différent et unique, comme des millions ou des milliards d’hommes ».

Il est victime parce qu’il refuse d’être un clône.

Les ARS sont devenus en quelque sorte les grands pères d’Alexandre Jardin. Des nains jaunes au service des prédateurs que ce gouvernement courtise.

N’est-ce pas le nouveau management qui empreinte le mot collaborateur à l’histoire ? Ainsi, il n’est plus nécessaire d’être le diable pour le devenir.

Et il y en a qui en rajoutent...

Aux syndicats qui réclament la simple application du droit ils répondent : « Si vous voulez le droit, allez voir le juge ! Moi je gère ».

Conflit éthique

Le travail de qualité est empêché alors que 98 % des membres du personnel de santé aiment leur travail.

Aujourd’hui, lorsque les réponses ordinaires sont éculées, le cadre organise ce qui est pudiquement appelé la procédure dégradée, la non-qualité. Le non-respect des règles professionnelles est autorisé pour laisser place aux seules urgences vitales.

À l’hôpital, il appartient désormais aux soignants de déterminer seuls le degré de l’urgence pour choisir, une injection plutôt qu’une tension, un jeune plutôt qu’un vieux, l’enfant plutôt que la mère. Dans certains EHPAD pour nos anciens, c’est une douche tous les 15 jours. Ce sont des couches qui ne peuvent être changées que lorsque le témoin d’humidité est saturé. Ce sont des repas mélangés car le temps est compté. Etc.

La prochaine étape, c’est le tri sélectif qu’encourage la T2A. Nous en sommes à trier le rentable du coûteux. Ainsi, une césarienne rapporte plus qu’un accouchement par voie basse. Un polytraumatisé assorti de mal-être social est une charge qu’il faut éviter. Enfin, un décès devient moins coûteux qu’une réparation.

Comment voulez-vous qu’une infirmière s’enlise dans ce nouveau métier ?

En guise de conclusion

En instaurant partout la précarité, la flexibilité, la mobilité, les contrats d’objectifs, l’évaluation, l’intéressement, en tuant tous les outils collectifs, le travailleur perd progressivement ses repères, son emploi, ses moyens d’existence pour assurer ses besoins vitaux et donc, ses espérances.

Tout ceci parce que les besoins relatifs de quelques uns sont tout à fait insatiables.

En guise de conclusion, permettez-moi de reprendre un extrait de l’avis n° 101 du Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé (CCNE) avis portant sur « santé - éthique et argent ».

« Le concept de rentabilité ne peut s’appliquer à l’hôpital de la même manière qu’à une activité commerciale ordinaire ».

Il convient :

  • de se réinterroger sur la mission primaire essentielle de l'hôpital. Celle-ci a en effet dérivé de sa mission originelle d'accueil de la précarité et de la maladie, puis de sa mission de recherche et d'enseignement, vers la situation actuelle qui fait de plus en plus de l'hôpital un service public, industriel et commercial qui a pour conséquence de déboucher sur un primat absolu, donné à la rentabilité économique, au lieu de continuer à lui conférer une dimension sociale ;
  • de s'assurer du maintien du lien social pour éviter que la personne ne sombre dans l'exclusion une fois le diagnostic fait et le traitement entrepris.
Quelle logique est à l'œuvre, si le succès médical est suivi d'une mort sociale ?

C’était en 2007. Le gouvernement a préféré accélérer le chantier !
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