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26 / 11 / 2018 | 25 vues
Cathy Simon / Membre
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Accord de performances collectives : condensé emblématique de la casse du modèle français du droit du travail

À l’occasion des très célèbres ordonnances du 22 septembre 2017, en mutant les principes juridiques qui entourent les « accords de compétitivité », ces derniers se muent en une bombe (juridico-politique) dont le potentiel déflagratoire (s’ils étaient demain massivement et banalement appliqués) serait susceptible de ruiner tout un pan (le principal) de notre tradition juridico-politique en matière de droit du travail. Le diable, c’est entendu, se cache souvent dans les détails.

Ainsi en va-t-il depuis la « révolution » silencieuse qu’a représenté l'« innocente » introduction, au sein des lois Auroux de 1982, du principe dérogatoire qui a constitué la brèche initiale dans laquelle se sont engouffrés depuis lors tous les « bienfaiteurs » réformateurs de notre « modèle social à la française », de François Mitterand à Emmanuel Macron, en passant par les plus « novateurs » d’entre eux en la matière, François Fillon, Nicolas Sarkozy et, bien sûr, François Hollande.

Inlassablement, depuis 1982, par petites touches successives, nous en sommes arrivés aujourd’hui à fragiliser, comme jamais et dans leur ossature même, les principes qui fondent le socle même de notre tradition (mouvementée) juridico-politique. comme toujours, lesdits accords se présentent comme étant un détail de plus, s’annoncent comme une exception se rajoutant aux autres, comme un pas supplémentaire. Pourtant, si pas il y a, c’est cette fois à un pas de géant dont nous aurions affaire avec ce dispositif, comme le rappelait fort bien le juriste Pascal Lockiec (1), à tel point que nous pouvons légitimement nous demander avec lui s’il ne constitue pas, par leur (corrosive) ampleur, une « voie bis » de la négociation collective ? Une alternative et une aubaine formidable pour les chantres de l’« exit » du droit du travail ?

Au nom de l’intérêt général de l’emploi...

Souvenez-vous, la loi du 14 juin 2012 avait créé deux types d’accords très particuliers : d’une part, les accords de mobilité professionnelle ou géographique interne et, d’autre part, les fameux accords du maintien de l’emploi qui permettaient à l’employeur de faire varier la rémunération ou la durée du travail des salariés, en contrepartie d’un engagement sur l’emploi. Ceci en cas de graves difficultés économiques conjoncturelles.

Tous les mots de l’expression sont ici importants. ces mesures étaient directement inspirées par les propositions qui émanaient du rapport Combrexelle. En effet, pour ce dernier, au nom de l’intérêt général et pour sauver le soldat entreprise qui œuvrait (nécessairement ?) pour la nation et pour les emplois, il devait être permis, par accord d’entreprise, d’imposer ce type d’accord en faisant plier, d’une façon ou d’une autre, la volonté individuelle du salarié, donc son contrat de travail.

Quoi que l’on pense de ce type d’accord, on pouvait toutefois considérer qu’il avait une certaine cohérence et contenait, malgré tout, un certain nombre de garde-fous (il ne pouvait être mis en place qu’en cas de graves difficultés économiques conjoncturelles etc.).

Sont ensuite venus les accords de préservation et de développement de l’emploi issus de la loi du 8 août 2013, dite loi sur le travail. Nous franchissions ici un ample pas (qui annonçait le pas de géant de la dernière mouture sortie des dernières ordonnances). Il ne s’agissait plus seulement de « maintien » de l’emploi mais également du développement de l’emploi. Leur point commun toutefois était d’avoir l'emploi pour objet.

Au sacre de l’intérêt de l’entreprise

Il est incontestable qu’avec ce type d’accord, nous nous approchons d’une forme de cogestion « à la française »…

Or, avec la nouvelle loi du 29 mars 2014 et le nouvel article L. 2254-2 du code du travail, on dissocie l’objet de ces accords de la thématique de l’emploi puisque leur objet n’est plus cantonné à la préservation et au développement de l’emploi. Il peut être mis en place, nous dit l’article, afin de « répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise ou en vue de préserver ou de développer l’emploi ».

Mais que peuvent bien être les « nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise » ?

L’objet de ces accords devient ainsi largement indéfini et extrêmement flou et va immanquablement se prêter à une multitude d’interprétations. Ainsi, l’article L. 2254-2 du code du travail distingue, en employant ce faisant la conjonction de coordination « ou », deux motifs (deux catégories qui ne sont plus intrinsèquement et nécessairement liées entre elles) : celui d’une part de répondre « aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise » ou celui, d’autre part, de « préserver ou de développer l’emploi ».

Subrepticement, nous sommes finalement passés de l’intérêt général de l’emploi à celui de l’intérêt de l’entreprise, intérêt dont la définition et la nature nous échappent en réalité (de quel intérêt s’agit-il en effet : celui des actionnaires, des travailleurs ou de la « communauté de travail », selon l’expression très en vogue aujourd’hui ?).

Non seulement ces accords se sont désolidarisés de la thématique de l’emploi, pouvant donc être conclus en dehors de toute considération liée à l’emploi mais leur conclusion n’est même plus subordonnée à l’existence de « difficultés économiques », c’est au nom du ténébreux principe « d’anticipation/adaptation » (de difficultés à venir, d’adaptions nécessaires ?

Le texte est des plus silencieux sur ce point) qu’ils trouveront finalement leur source de légitimité. Légitimité qu'est également censée leur conférer l’onction du vote « électoral » puisqu’ils devront faire l’objet d’une négociation collective qui devra nécessairement déboucher sur un accord collectif pour pouvoir être mis en place.

Quant aux motifs qui devront être évoqués pour « justifier » ce type d’accord (qui devront, nous l’imaginons encore, avoir un caractère « sérieux »), ce sont en principe aux « partenaires sociaux » de les définir (dans le préambule de l’accord lequel, chose étrange, ne fera pas l’objet de nullité devant le juge en cas d’absence !).

Il est incontestable qu’avec ce type d’accord, nous nous approchons d’une forme de cogestion « à la française » mais ce n’est pas tout...

Alors que le texte nous dit que ces accords pourront « aménager la rémunération » (que veut dire aménager ? Le texte ne nous le dit pas) ; « aménager la durée du travail », ainsi « que déterminer les conditions de la mobilité professionnelle ou géographique interne à l'entreprise », les stipulations de l'accord se substitueront de plein droit aux clauses contraires et incompatibles du contrat de travail, y compris en matière de rémunération, de durée du travail et de mobilité professionnelle ou géographique interne à l'entreprise.

Or, l’article L. 2254-2 est situé dans le code du travail juste après l’article L. 2254-1 qui dispose au contraire que : « Lorsqu'un employeur est lié par les clauses d'une convention ou d'un accord, ces clauses s'appliquent aux contrats de travail conclus avec lui, sauf stipulations plus favorables ».

Ainsi, avec ce type d’accord, le principe de faveur s’en trouve aboli. Plus grave encore : dans la rédaction actuelle du texte, il est précisé que le salarié qui refuserait « la modification de son contrat de travail résultant de l'application de l'accord » pourra toutefois exprimer son refus (ouf, l’honneur est sauf !). Vous avez bien lu, il s’agit bien d’une modification de « son » contrat de travail. Or, en droit, une modification est une modification. Pardon pour la tautologie mais dans la rigueur des termes juridiques lorsqu’un contrat est modifié, il est modifié. Normalement, les dispositions d’un accord collectif ne s’incorporent pas dans le contrat de travail, les clauses de l’accord collectif lorsqu’elles s’appliquent suspendent seulement les clauses du contrat de travail. D’autant que ces accords peuvent être signés pour une durée indéterminée, rien n’assure donc que le salarié retrouvera un jour les conditions initiales stipulées dans son contrat de travail.

Certes, un droit de refus des éventuelles modifications de son contrat est aménagé pour le salarié, refus qui donnera logiquement lieu à son licenciement porté par une cause sui generis (qui ne reposera donc ni sur un motif personnel, ni sur un motif économique), c’est-àdire une cause spécifique qui justifiera (et donc la cause réelle et sérieuse), par elle-même, ledit licenciement, ce qui aura pour conséquence de paralyser pour une large part le juge qui pourrait être saisi en cas de contentieux (s’il existe encore !).

L'article nous précise toutefois que le salarié « bénéficiera » des mesures liées à un licenciement « classique » (article L. 1232-2 et s. : entretien préalable etc.). Ainsi, les nouvelles bâtisses se construisent encore avec de l’ancien, comme si le « nouveau modèle » se cherchait encore, ne sachant à quel port arrimer son navire de plus en plus flottant ou « flexible » pour de bon.

On le voit, avec ce « nouvel-ancien modèle », ce sont aussi les dispositions relatives au licenciement économique (la rupture conventionnelle collective participe hélas de la même logique) que l’on veut indûment contourner. C’est la volonté individuelle (donc le contrat de travail) que l’on veut forcer, voire briser, au nom de l’intérêt supérieur de l’entreprise, dont on ne nous dit pas, encore une fois, ce qu’il est véritablement devenu. Ainsi, on veut faire primer la volonté collective à la fois sur la volonté individuelle et sur la volonté générale. Or, aussi insaisissable que soit cette dernière, elle doit garder un sens. En faisant prévaloir la volonté collective sur les deux autres types de volonté, on se rapproche dangereusement du système juridique anglo-saxon (états-uniens et canadiens notamment).

Avec ces nouveaux accords, cette philosophie-juridique est-elle donc en train de s’implanter définitivement en France ?

Or, la philosophie de ces accords n’appartient pas à notre tradition juridique, qui a toujours su scrupuleusement garder ou entretenir la tension entre volonté individuelle et volonté collective (dans une forme de dialectique, en ne niant ni l’une ni l’autre), en prémunissant le contrat de travail de tout empiétement excessif (ce qui est le cas dans notre contexte puisque c’est toujours pour lui faire perdre des droits que l’on a recourt à ce type de dispositif).

Il existe une forme d’individualisme de bon aloi, qui consiste à faire préserver les droits et les prérogatives de l’individu contre une « majorité » qui pourrait devenir déraisonnable. il va sans dire qu’il ne faut absolument pas opposer l’individuel et le collectif et qu’il faut toujours essayer de les articuler au mieux, comme nous nous sommes toujours efforcés de le faire.

Il est de notre responsabilité de nous fermement opposer à ce type d’accord en rappelant, à chaque fois qu’il en sera besoin, ce que notre organisation syndicale doit et a contribué à donner à la fois à cette articulation (française notamment) entre l’individuel et le collectif.


1 Pascal Lokiec, « Une voie bis pour la conclusion des accords collectifs de travail : l’accord de performance collective », Liaisons sociales, avril 2018, n° 191, également du même auteur : « Accord collectif et contrat de travail », Revue de droit social, 2017, page 1024.

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