Nucléaire, le pilier de la transition énergétique ?
L’atome a repris une place de premier plan et voit sa capacité à produire une énergie décarbonée reconnue. Pour autant, d’ici à la mise en service d’un nouveau parc nucléaire français, la filière va devoir relever de nombreux défis. Notre fédération a réserver son dossier spécial du mois à ce sujet afin de faire le point sur les forces et les faiblesses d’un secteur qui emploie des milliers de métallos.
Tous les feux semblent au vert pour l’industrie nucléaire
Après les annonces présidentielles de février 2022 pour la construction de six EPR2, ainsi que le lancement d’études pour la construction de huit EPR2 « additionnels », cette deuxième phase sera bel et bien actée dans le futur projet de loi relatif à la souveraineté énergétique, comme l’a confirmé l’ex-ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher il y a quelques semaines.
Entre-temps, la COP 28 qui s’est tenue à Dubaï en décembre s’est achevée sur un appel à « accélérer » le développement de l’atome, officiellement adoubé en tant que source d’électricité bas carbone. Pour le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Argentin Rafael Mariano Grossi, « l’inclusion de l’énergie nucléaire » dans le texte de l’accord final « démontre qu’il existe désormais un consensus mondial sur la nécessité de développer cette technologie propre et fiable pour atteindre nos objectifs vitaux en matière de changement climatique et de développement durable ».
De quoi, comme le demande notre organisation syndicale de longue date, donner un nouvel élan à un secteur, jusque-là à la limite de la perte de vitesse, où la France, acteur de premier plan, doit aujourd’hui conserver son rang.
Car si la feuille de route est claire, sa mise en œuvre pourrait s’avérer plus difficile. La France a voulu son indépendance énergétique, l’a construite et l’a accompagnée à la fois industriellement et politiquement pendant soixante-dix ans.
Avec ses 58 réacteurs construits en un peu plus de 20 ans après la crise pétrolière de 1973 (depuis 2 ont été fermés à Fessenheim), la France dispose encore du deuxième parc mondial derrière les Etats-Unis. Mais le pays a traversé des périodes de scepticisme, par exemple avec l’arrêt de Superphénix. Ensuite la dérégulation du marché européen de l’électricité au début des années 2010, guidée par une logique aberrante, a plombé la compétitivité du nucléaire français notamment avec le système ARENH (Accès Règlementé à l’Energie Nucléaire Historique) dont le plafond a heureusement été revu début 2024.
Aujourd’hui, le parc français est vieillissant, avec des arrêts pour maintenance et réparations qui se sont multipliés ces derniers temps.
Même si on prolongeait leur durée de vie (pour le moment à jusqu’à 50 ans), la question de leur remplacement se poserait. L’Etat a demandé à EDF un plan pour aller jusqu’à 60 ans, dans le cadre du Grand carénage dont le coût est passé de 49,5 à 66 milliards d’euros. Néanmoins cela ne suffirait pas pour répondre au besoin croissant en énergie prévu dans les projections. La construction de 6 ou 14 EPR2 de 1 650 MW est un défi de taille pour EDF, qui retrouve progressivement ses marques après une période creuse peu propice au renouvellement des compétences. On est loin de la décroissance.
Vu sous un prisme international, le challenge est énorme
A la veille de la COP28 s’est tenue près de Paris la cinquième édition du Salon international du nucléaire civil (World Nuclear Exhibition). Les déclarations du patron de l’AIEA y ont fait moins de bruit que celles de Dubaï.
Et pourtant… Selon les calculs de l'agence, il serait nécessaire de doubler le nombre de réacteurs nucléaires en fonctionnement dans le monde - au nombre de 400 environ - pour atteindre les objectifs de l'accord de Paris sur le climat. Une douzaine de pays devraient commencer à produire de l'électricité d'origine nucléaire d'ici quelques années, a estimé Rafael Mariano Grossi .
Autant dire que la compétition internationale promet d’être serrée
La Chine développe des capacités de production d’électricité nucléaire qui devraient lui permettre bientôt de devenir la première puissance nucléaire civile mondiale, devant les États-Unis et la France — dans moins de cinq ans, elle devrait dépasser la capacité installée française (EPR de Flamanville inclus). D’autres pays, comme l’Allemagne, ont fait d’autres choix. Outre-Rhin, des sommes gigantesques ont été investies dans le renouvelable. Berlin a tourné le dos à l’atome et a mis sur la table 600 milliards d’euros sur les 1 000 engagés par les pays européens dans les énergies vertes.
Paradoxalement, c’est surtout le charbon (ou le lignite) qui permet la production électrique allemande. L’enjeu climatique n’est pas neutre dans ce dossier, tant l’Allemagne, qui a fait reposer sa croissance sur son industrie, encaisse difficilement la présence à ses frontières d’un concurrent disposant d’atouts aussi compétitifs que sont le parc nucléaire français et les barrages hydroélectriques, tous les deux pilotables avec une énergie à tarif compétitif. Cependant, la relance n’est pas qu’une affaire de bras ou de moyens financiers. Les acteurs de la filière doivent aussi montrer qu’ils savent encore construire vite et bien. Or sur ce point, des doutes subsistent.
EDF promet de livrer ses futurs EPR2 en 105 mois. Pour cela, elle a autorisé Framatome à lancer son programme « Juliette », destiné à anticiper la production en série de gros composants de centrales. Cela permettait d’envisager de respecter des délais sur les EPR en construction, mais EdF Energy en Grande-Bretagne vient d’annoncer le décalage de 2 ans de la mise en service. Alors, comment réussir ce challenge si important pour l’image de la France et de son industrie ?
Des enjeux majeurs sur la durée
Dans une industrie comme le nucléaire, dont les cycles de construction/fabrication sont pluriannuels, la fidélisation des salariés contribue à la montée en compétence et à l’imprégnation de la culture sûreté/qualité. Cela est indispensable pour pérenniser la production électrique nucléaire, décarbonée et pilotable.
Attractivité et fidélisation sont les deux faces d’une même pièce, si l’on veut garder les hommes et les femmes qui fabriqueront, exploiteront et entretiendront ce parc nucléaire. Perspectives, salaires et conditions de travail ont toujours été des éléments centraux, désormais les nouvelles générations ont des attentes plus larges, parfois différentes, notamment en matière de temps disponible, et les organisations de travail vont devoir être questionnées pour répondre à ces attentes.
Emploi, Standardisation et planification
On résume parfois l’enjeu en un chiffre : 100 000 recrutements à opérer dans les dix prochaines années. Le rapport « Match » présenté en avril dernier, réalisé par le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen), fixe ainsi la hauteur de la barre, qui pourrait être difficile à franchir.
L’enjeu est de taille pour la filière nucléaire qui va devoir former et intégrer ces personnels tout en assurant la continuité des activités de maintenance du parc et la mise en œuvre du grand carénage. Cet exercice d’équilibriste sera déterminant pour réussir à construire ces nouvelles centrales.
Si la standardisation des procédés doit s’imposer pour tenir les coûts de fabrication, elle devra également être mise en œuvre dans les scenarii de construction. La standardisation facilitera la formation et participera au respect des plannings.
EdF devra assurer une planification au cordeau pour garantir l’efficacité et la rentabilité ; aujourd’hui les modifications de plannings désorganisent la filière composée de centaines d’entreprises qui toutes ont leurs propres enjeux d’efficacité et de rentabilité.
Les scenarii actuels vont jusqu’en 2045 ; inutile de dire que les plannings de 2024 servent d’hypothèses et que cette compétence de la planification sera clé !
Autre obstacle sur lequel butte la France dans la mise en œuvre de son plan nucléaire, et qu’il va falloir franchir pour retrouver sa souveraineté et son indépendance énergétique : la propriété intellectuelle, comme l’illustre l’affaire des turbines Arabelle, qui demeurent pour le moment sous pavillon étranger (voir ci-dessous).
Les règles de la concurrence appliquées au nucléaire
Pourquoi la Chine arrive à raccorder à son réseau électrique de nouveaux réacteurs chaque année ?
Pourquoi ses EPR ont-ils été raccordés au réseau en trois fois moins de temps qu’en France et qu’en Finlande ?
Pourquoi les Coréens ont réussi à construire 6 réacteurs et les raccorder au réseau électrique des Emirats Arabes Unis en 2 fois moins de temps qu’un EPR vendu en Occident ?
Le premier objectif de la Chine est de produire de l’électricité pour décarboner ses besoins immenses en énergie.
Les Chinois n’ont pas pléthore de sous-traitants tous prêts à faire payer des pénalités de retard au donneur d’ordres. Chez les Occidentaux, la contractualisation et le paiement des pénalités « Claim » (terme anglais consacré en gestion de projet) est, sinon le 1er objectif, un objectif prioritaire. Une société française, qui a été en charge du gros œuvre de toutes les centrales françaises, est d’ailleurs connue pour sa férocité dans ce domaine, et c’est loin d’être la seule.
L’EPR de Flamanville, avec ses dérives budgétaires gigantesques et son calendrier qui n’en finit plus de s’allonger, n’a eu pour conséquence aucune faillite de sous-traitants, aucun souci financier pour aucune entreprise ! Dans n’importe quel autre domaine concurrentiel, des faillites se seraient produites ! Qui paye ? EdF et le consommateur français, même si les prix en France restent compétitifs malgré les hausses récentes.
Les Chinois sont-ils moins regardants sur la sûreté de leurs centrales ?
Non, ils sont pragmatiques et appliquent les standards internationaux, là où la France est allée inventer de nouvelles normes (ESPN pour Equipements Sous Pression Nucléaire) qui représentent une véritable barrière à l’entrée sur le territoire national, et qui ont été une considérable épine dans le pied de la filière française pendant une décennie.
Les anciens réacteurs qui produisent l’électricité électronucléaire sont-ils moins sûrs que le seront les nouveaux avec cette norme ?
Non, sinon l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), complètement indépendante en France, n’aurait pas autorisé l’extension d’exploitation à 50 ans.
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Les Coréens sont aussi des concurrents sérieux. La performance des entreprises sud coréennes n’est plus à démontrer dans la téléphonie, les matériels technologiques et l’automobile. Ce n’est pas le modèle chinois, mais l’efficacité est au rendez-vous. La gestion de projet est au cœur de leur méthode et la maîtrise qu’ils démontrent également dans ce domaine en fait de sérieux concurrents.
Alors le Nucléaire est-il un secteur dans lequel les règles de marché doivent être appliquées comme dans d’autres activités ?
En tout cas, ce pari doit être relevé par EdF. Toutes les énergies nécessaires pour les enjeux de la France La production optimale théorique du parc français dans 10 ans s’établira à 400 TWh par an pour le pays. Selon les prévisions de RTE (le gestionnaire du réseau électrique), entre les impératifs de la décarbonation et ceux de la réindustrialisation, il faudra entre 580 et 640 TWh/an en 2035, contre 460 aujourd’hui.
D’ici à 2035, les projets industriels de décarbonation des 50 sites les plus émetteurs et d’installations de gigafactories de batterie d’électrolyse ou de cellules photovoltaïques devraient faire croitre la consommation de l’industrie de 114 à 160 TWh, hydrogène compris. La demande d’électricité du secteur des transports, avec 8 millions de véhicules électriques attendus en 2030, va alourdir la charge, sans oublier les datacenters dont la consommation double tous les 4 ans.
En France, le nucléaire couvre aujourd’hui 63 % des besoins en électricité. En attendant les premiers EPR2 au mieux en 2035, pas d’autre option que de pousser à fond le renouvelable.
A cet horizon le solaire, l’hydraulique, l’éolien terrestre et maritime devront atteindre les 270 TWh par an, contre 120 TWh à ce jour. Hors hydraulique, cela revient à tripler les capacités actuelles. Même la découverte du plus grand gisement d’hydrogène naturel mondial en Alsace nécessiterait de grands investissements pour répondre aux besoins de la France. Il faudra donc une stratégie claire et cohérente à notre pays pour relever tous ces défis.
En attendant, la France a décidé de se passer de toute production électrique au charbon et au gaz. Malgré les enjeux climatiques, cela semble précipité car ces deux sources de production sont très utiles pour passer les pics de consommation et éviter un décrochage sur réseau électrique (rappelons ici que ces usines de productions françaises au charbon et au gaz respectent des normes drastiques que de nombreux autres pays n’ont pas adoptées).
Des raisons d’espérer ? Oui ! répond sans hésiter Eric Devy, délégué syndical central FO chez Framatome. EdF est une entreprise éminemment politique et ses dirigeants ont longtemps gardé le petit doigt sur la couture du pantalon face à un Etat français qui, à force de tergiversations et de changement de caps dans un domaine qui exige le contraire, a mis en grande difficulté notre principal producteur d’électricité en France.
La révolte de Jean-Bernard Lévy, ancien directeur général d’EdF, pour dénoncer les incohérences et absurdités dans les décisions et revirements des différents gouvernements vis-à-vis d’EdF pendant plus de 20 ans, a été trop tardive. Mais c’est le lot de ceux qui reçoivent leurs instructions de l’Etat.
Tous on dénoncé les décisions malheureuses de la France et de l’Europe lorsqu’ils ont retrouvé leur liberté de parole, ou lorsqu’ils savaient qu’ils seraient remerciés. Avec la crise de l’énergie née de l’invasion russe en Ukraine, les décideurs politiques européens ont tous réfléchi à leurs enjeux nationaux. Si sur le papier rien n’a réellement changé, en réalité, cette crise a rebattu les cartes, tant chez les politiques que dans les opinions publiques.
Concernant la filière « nucléaire » française, avec la nomination de plusieurs dirigeants à la culture très industrielle, l’espoir renait. La filière semble complètement intégrée dans la réflexion de Luc Rémont, nommé en novembre 2022 à la tête d’EdF. Son équipe rapprochée intègre notamment le dirigeant de Framatome, Bernard Fontana, pour la partie productions industrielles. Cela marque une inflexion par rapport à la culture EdF des deux dernières décennies, durant lesquelles la défiance entre les différents acteurs était de mise, notamment lors de la guerre à peine voilée que se livraient EdF et AREVA.
Désormais la filière a un cap, elle investit sur les compétences, sur sa gestion de projet et sa capacité à délivrer. Tout n’est pas rose, les organisations et les interfaces nombreuses n’aident pas à avancer efficacement, la culture normative propre au nucléaire non plus, mais tous les acteurs réfléchissent enfin de manière globalement cohérente. Il faudra cependant que l’autorité de Sûreté intègre davantage les enjeux industriels pour jouer son rôle sans empêcher la filière de se renouveler. La filière nucléaire ambitionne en tout cas d’être une partie de la solution à la transition énergétique.
Après de longues années de diabolisation, la filière nucléaire retrouve soudain ses lettres de noblesse. Il lui faut à présent recruter 100 000 salariés en 10 ans, soit un doublement de ses effectifs. Alors qu’il y a urgence à agir, la réponse des pouvoirs publics est-elle à la hauteur ? Eléments de réponse dans un prochain article....