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Les banques centrales face à plusieurs dilemmes
L'analyse de Jean-Marie Mercadal (directeur des stratégies d’investissement d'OFI Holding) et d'Éric Bertrand (directeur général délégué et directeur des gestions d'OFIAM) sur le contexte actuel, les incertitudes du moment et les enjeux auxquels les États vont devoir faire face.
Les banques centrales sont entrées dans la « société civile » à l’occasion de la crise du covid-19. Leur action inédite a été salutaire et saluée. Aujourd’hui, alors que l’activité économique mondiale a dépassé son niveau de 2019 et que l’inflation est au plus haut depuis quarante ans, les politiques monétaires doivent se normaliser. Mais que faire avec cette guerre en Europe désormais ?
Le monde post-covid est plus endetté, plus dangereux, socialement plus fragmenté et en mutation climatique. Peut-il se passer de ce « rôle sociétal » des banques centrales ?
Alors que le monde sort progressivement de la crise sanitaire, un nouveau problème non économique et financier de taille nous percute : la guerre en Ukraine, avec des conséquences impossibles à prévoir à court terme.
Si cette crise semble créer un nouvel élan de solidarité dans le monde occidental, notamment en Europe (comme lors de la crise du covid-19 avec l’accord sur le plan de relance et son financement par une dette au nom de la Commission européenne), l’issue de ce conflit est potentiellement très dangereuse et peut entraîner d'importantes répercussions économiques.
C’est le premier dilemme à court terme pour les banques centrales.
Jusqu’à présent, la croissance mondiale paraît solide et attendue entre 4,0 et 4,5 %, avec 3,9 % aux États-Unis et 4,4 % en Europe. La Chine ralentit avec la crise du secteur immobilier et les mesures de régulation mais s’engage dans un nouveau cycle de stimulation monétaire et budgétaire pour atteindre l’objectif de croissance de 5,0 à 5,5 % à tout prix.
Ce scénario pourrait être remis en cause. D’une part, l’accélération de la hausse des prix de l’énergie et de certaines matières premières agricoles consécutive au conflit et, d’autre part, les effets psychologiques d’une guerre en Europe peuvent lourdement peser sur la confiance des consommateurs et des entreprises. Comment les banques centrales réagiront-elles face à ce risque alors que l’inflation ne faiblit pas ?
Le chemin vers la sortie des politiques monétaires très accommodantes actuelles était déjà tracé et l’année 2022 sera celle d’un début de normalisation. Les principales banques centrales ont ainsi annoncé leur volonté de minorer leurs bilans en réduisant le rythme d’achat de titres jusqu’à l’arrêter complètement d’ici quelques mois. La Réserve fédérale américaine a déjà commencé à réduire ses achats, la Banque d’Angleterre est sur le point de le faire et la BCE arrêtera ses achats en mars.
Les plus fortes divergences surgissent sur la question du niveau des taux directeurs. La Banque d’Angleterre a déjà commencé en décembre, relevant les taux de 0,10 à 0,25 %, puis à 0,50 %.
Pour ce qui concerne les Fed Funds (taux monétaires américains), le consensus tablait jusqu’à présent sur 6 à 7 hausses des taux, avec une première de 0,50 % possible dès le mois de mars, ce qui les amènerait vers la zone 1,50 % / 1,75 % en décembre prochain. En zone euro, la BCE a changé d’avis concernant l’inflation, considérant désormais qu’elle ne sera peut-être pas si temporaire. Mais un relèvement du principal taux directeur n’est pour l’instant pas à l’ordre du jour, même si des divergences de vue commencent à publiquement se manifester entre les membres du conseil de politique monétaire de l’institution. La prochaine étape importante sera la réunion de la Fed des 16 et 17 mars. Si la situation en Ukraine ne s’améliore pas, une hausse de seulement 25 points de base est possible.
À plus long terme, les banques centrales n’ont pas d’autre choix que d’accompagner les États dans les immenses enjeux auxquels ils vont devoir faire face...
- La récente actualité géopolitique nous le rappelle : la gouvernance mondiale est défaillante et les tensions sont exacerbées. La guerre froide entre la Chine et les États-Unis a dominé l’actualité de ce point de vue ces dernières années. L’attaque de la Russie sur l’Ukraine en est une autre illustration. Les conséquences sont claires : dans ce monde instable, les budgets militaires vont progresser. L’Allemagne vient d’annoncer qu’elle va désormais consacrer 2 % de son PIB à la défense et nous pensons que c’est un mouvement de fond qui sera suivi. Après plusieurs décennies de stabilité et de paix, beaucoup de pays prennent conscience de la matérialité des dangers et constatent les retards pris en matière d’investissements militaires.
- Dans le même ordre d’idée, ces tensions géopolitiques et la crise du covid-19 induisent une réflexion sur l’organisation des chaînes de production. Produire là où c’est le moins cher et le plus efficace dans un monde commercialement intégré et libre de barrières douanières est un concept qui semble désormais dépassé : pour des raisons de sécurité d’approvisionnement et écologiques d’empreinte carbone. La modification de ces circuits logistiques nécessitera de nombreux investissements, privés et publics.
- Les enjeux climatiques ont également fait l’objet d’une prise de conscience croissante de la part des consommateurs et des entreprises, ces deux dernières années. C'est très positif et montre que la route vers une trajectoire 1,5° C ou 2,0° C ne sera pas linéaire mais probablement exponentielle, ce qui laisse beaucoup d’espoir. Mais cette route sera obligatoirement coûteuse : elle mènera à détruire du capital de production d’énergie carbonée pour en construire une autre, décarbonée, mais qui, en fin de compte, aura la même capacité.
- Enfin, les enjeux sociétaux figurent également parmi les plus importants. L’envolée du prix des actifs financiers (et surtout de l’immobilier) est très mal ressentie par la population en cette période de sortie de crise. Certes, le chômage baisse mais l’accessibilité à une vie « confortable » semble hors de portée pour de trop nombreux ménages, provoquant des mouvements de mécontentement dans de nombreux pays. C’est notamment en partant de ce constat que les autorités chinoises ont lancé le projet de la « prospérité commune ». En résumé, il est clair que les États n’imposeront pas de politiques d’austérité à court terme.
Les banques centrales seront donc au cœur de ces enjeux.
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Et sur les matières premières...quelles perspectives?
Benjamin LOUVET, Gérant matières premières - OFI AM dresse l'état des lieux du marché des matières premières et présente une tentative d’ébauche de perspectives, dans des conditions qui restent très incertaines…
Synthèse
Le 24 février 2022, le Président russe Vladimir Poutine donnait l’ordre à son armée d’entrer en Ukraine. La réaction de l’Occident à cette agression s’est traduite par une série de sanctions visant à isoler économiquement la Russie en la mettant au ban du commerce international.
Mais la Russie, et l’Ukraine dans une moindre mesure, sont des pays majeurs de la production et des échanges internationaux de matières premières. Cette situation a donc conduit à une très forte tension sur les prix de plusieurs produits essentiels. Le gaz en Europe, l’aluminium, le colza ont tous atteint de nouveaux plus hauts historiques, tandis que le cuivre ou le zinc en sont tout proches. Le prix du pétrole a par ailleurs franchi la barre des 130 $ le baril pour la première fois depuis 14 ans.
État des lieux du marché des matières premières et tentative d’ébauche de perspectives, dans des conditions qui restent très incertaines…en détail...
LES ÉNERGIES FOSSILES
C’est aujourd’hui le secteur des énergies qui mobilise l’attention.
L’Europe est en effet extrêmement dépendante des ressources fossiles en provenance de la Russie. Ce pays représentait, au premier semestre 2021, 54% de nos approvisionnements en combustibles fossiles solides (charbon), 46,8% de nos importations de gaz et 24,7% de nos besoins en pétrole (source : Eurostat).
C’est la raison pour laquelle, lors de la définition des sanctions économiques et notamment l’exclusion de la Russie du système de confirmation de transactions SWIFT, les occidentaux ont souhaité laisser la possibilité aux Russes de pouvoir poursuivre le commerce des produits énergétiques.
LE PÉTROLE
La Russie produit environ 11 millions de barils par jour et en exporte un peu plus de la moitié. Environ 2,5 millions de barils partent vers l’Europe, dont un tiers par le pipeline de Druzhba qui transite par la Biélorussie. Le reste est envoyé par bateau. La Chine reçoit environ 1,6 million de barils par jour, dont la moitié arrive par pipeline et l’autre moitié par bateau. Les autres partenaires (notamment les États-Unis), plus lointains, reçoivent eux aussi leur pétrole par bateau.
Tout ceci a son importance. Si les exportations vers la Chine par pipeline ne sont pas remises en cause, celles vers l’Europe via le pipeline de Druzhba posent en revanche question. En effet, ce pipeline passe par la Biélorussie qui est, elle aussi, sous sanction, le président Loukachenko ayant permis l’accès à son territoire à l’armée russe pour faciliter son entrée en Ukraine. Pour l’heure, les banques biélorusses ne sont toutefois pas sous sanction et il ne semble pas non plus que le pétrole brut soit concerné.
Les banques russes les plus opérantes sur le marché du pétrole et du gaz ont - elles aussi - été épargnées. Mais les limites des transactions autorisées étant mal définies, beaucoup d’établissements sont réticents à commercer avec les Russes dans le contexte actuel. Tous ont en mémoire les sanctions subies par les entreprises européennes qui avaient commercé avec l’Iran alors que ce pays était soumis à des sanctions.
La situation est plus problématique pour les plus de 3 millions de barils par jour qui sont exportés par bateau. En effet, les principales compagnies de transport maritime ont décidé de suspendre toutes leurs activités dans les ports russes. De plus, il est très difficile de trouver un moyen d’assurer les cargaisons dans le contexte actuel. Ainsi, ces derniers jours, la société pétrolière russe Surgutneftegas a proposé à plusieurs reprises des cargaisons de pétrole russe « Ural » (référence pétrolière russe de bonne qualité) qui, même avec une remise de 20 $ par rapport au prix de référence Brent, n’a pas pu trouver preneur !
Par ailleurs, même si tous ces obstacles devaient être levés, le prix du fret maritime a déjà été multiplié par 4 en quelques jours, ajoutant déjà près de 4 $ par baril transporté.
Il y a donc, si nous partons du principe que les pipelines pourraient continuer à fonctionner normalement, un risque de voir l’offre internationale de pétrole amputée d’un peu plus de 3 millions de barils par jour.
Avant d’évaluer la possibilité de combler cette perte d’offre russe, il est important de noter que ce problème, s’il perdure, pourrait de plus menacer la production future de la Russie. En effet, si à très court terme les Russes peuvent stocker ce pétrole en attendant de trouver des clients, si la situation devait perdurer ils seraient dans l’obligation d’interrompre la production en arrêtant leurs puits. Or, un puits de pétrole est très complexe à arrêter. Mais surtout, tout arrêt hypothèque la production future lors de la remise en service du puits. Dans un monde où l’équilibre entre l’offre et la demande d’or noir était déjà difficile à assurer avant le conflit, il pourrait être encore plus difficile à assurer à la fin des combats.
Dans l’immédiat, est-il possible de « remplacer » le pétrole russe ?
À très court terme, un premier moyen d’action est de recourir aux stocks pétroliers. L’Agence Internationale à l’Énergie (AIE), organisme créé par les pays de l’OCDE après les crises pétrolières des années 1970 pour les aider à gérer leurs politiques énergétiques, exige en effet de ses adhérents qu’ils disposent à tout moment de stocks pouvant couvrir 90 jours de leur consommation. L’AIE s’est d’ailleurs réunie en session extraordinaire il y a quelques jours et a décidé de la libération de 60 millions de barils, dont la moitié proviennent des stocks américains. L’impact sur le prix du pétrole a été quasi nul, les opérateurs estimant ce nombre nettement insuffisant.
Par ailleurs, les stocks étant une solution de dernier recours, historiquement, leur libération n’a jamais réussi à faire durablement baisser les prix du pétrole. Nous nous souvenons d’ailleurs que Joe Biden avait déjà eu recours à cette arme en fin d’année dernière, sans pouvoir enrayer la hausse des prix de l’or noir…
L’autre espoir réside dans un potentiel retour du pétrole iranien sur le marché international. Les négociations progressent en effet entre la République islamique et les nations occidentales pour raviver l’accord sur le nucléaire iranien dont les États-Unis étaient sortis, ce qui ouvrirait la voie à la levée des sanctions pesant sur ce pays et au retour du pétrole iranien sur le marché.
Mais la production récupérable ici ne réglerait que partiellement le problème. Nous estimons en effet que l’Iran pourrait ajouter entre 1,2 et 1,3 million de barils par jour à ce qu’elle produit déjà.
À noter par ailleurs que l’Iran est historiquement un pays qui s’entend bien avec la Russie. Il n’est donc pas certain qu’il mette toute sa bonne volonté à une résolution rapide des négociations.
Certains évoquent aussi la possibilité de lever les sanctions sur le Venezuela. Au-delà du problème moral que cela pourrait poser, le système pétrolier vénézuélien est dans un tel état qu’il faudra des mois pour qu’il puisse reproduire un volume significatif.
Reste un léger potentiel théorique dans les pays de l’OPEP, qui remontent progressivement leur objectif de production de 400 000 barils par jour tous les mois depuis le milieu d’année dernière. Mais nombre d’entre eux n’arrivent pas à remonter leur production conformément à leurs quotas, et l’OPEP+ est aujourd’hui en retard sur les objectifs fixés.
Il semble tout de même que l’Arabie saoudite dispose encore d’une marge de manœuvre, mais elle devrait être insuffisante pour combler le manque, même si l’Iran revenait sur le marché.
Si les pays occidentaux qui font front contre la Russie devaient bannir le pétrole russe, comme c’est actuellement discuté entre américains et européens, le manque à combler serait encore plus important.
Dans une telle situation de déséquilibre, seule une appréciation très significative du prix du pétrole permet d’ajuster l’offre à la demande. Ceci ayant pour conséquence de pousser à un accroissement rapide de la production et/ou à une destruction d’une partie de la demande.
Pour ce qui est d’augmenter rapidement l’offre, étant donné qu’il faut entre 5 et 7 ans pour développer un nouveau champ pétrolier conventionnel, tous les yeux se tournent à présent vers les pétroles non conventionnels américains, aussi appelés pétroles de schiste. Ceux-ci peuvent en effet être mis en production en quelques mois.
Mais les producteurs américains ne semblent pas être prêts à répondre à cette demande. Ainsi, le patron de Pioneer Resources, l’un des plus gros producteurs de « shale oil » américain, déclarait il y a encore quelques jours que même avec un pétrole à 150 $ le baril, il n’augmenterait pas sa production de plus de 5% cette année.
Deux raisons à cela. D’abord, les investisseurs exigent des producteurs de schiste une rentabilité. En effet, de 2008 à 2018, les producteurs ont cherché à augmenter leur productivité par tous les moyens, sans se soucier de la rentabilité. Résultat : sur les 10 ans, l’industrie dans son ensemble n’a connu qu’un trimestre de « free cash flows » (argent généré par une entreprise une fois qu’elle a payé les investissements nécessaires à son développement.) positifs. La raison de cette absence de rentabilité est simple : un puits de pétrole de schiste voit sa production baisser de 70% en 18 mois, nécessitant de faire de nouveaux forages en permanence rien que pour maintenir sa production constante. L’augmenter est très consommateur d’investissement.
Mais un autre problème s’ajoute à celui de l’équilibre financier. Il y a quelques semaines, le Wall Street Journal relayait une étude de la société Rystad, expert du secteur pétrolier, qui indiquait que l’essentiel des puits de très bonne qualité des bassins de schiste américains avaient été forés. Dès lors, les compagnies n’ont pas d’autres choix que de limiter la croissance de leur production si elles veulent durer. Ainsi, nombre d’entre elles verraient la totalité de leurs réserves épuisées en moins de 5 ans si elles revenaient sur les taux de croissance de 15% que nous connaissions avant 2018.
Reste donc une seule solution : détruire de la demande. En effet, il est clair qu’un marché de matières premières ne peut pas être en déficit (nous ne pouvons pas consommer ce que nous n’avons pas produit). Pour ce faire, il faut trouver le prix à partir duquel les consommateurs renoncent à l’utilisation du combustible fossile.
Par exemple, en limitant leurs déplacements en voiture. Lors de la précédente flambée des prix entre 2008 et 2011, nous avions constaté un impact sur la demande au-delà des 100 $ le baril.
Depuis cette époque, la croissance et l’inflation font que, toutes choses égales par ailleurs, ce seuil est désormais plus élevé. Nous estimons de ce fait que le seuil où la destruction de la demande commence se situe aujourd’hui entre 120 $ et 130 $ le baril a minima. Mais vu la quantité de demande d’or noir à détruire, en particulier si les États-Unis bannissent le pétrole russe et sont rejoints par l’Europe, il faudra sans doute que les prix dépassent les 150 $ le baril pour équilibrer le marché.
En conclusion, s’il y a des solutions à court terme pour faire face à un défaut d’offre de la Russie, en cas de conflit prolongé la seule solution vraiment efficace pour équilibrer le marché consistera à détruire de la demande en poussant les prix du pétrole au moins sur les niveaux de 150 $ le baril.
LE GAZ
Le marché du gaz pose d’autres problèmes que celui du pétrole.
D’abord, contrairement au pétrole, les pays de l’OCDE n’ont pas de stocks stratégiques de gaz. Le flux est donc très important. Si les interruptions de livraison ne devaient concerner que le gazoduc transitant par l’Ukraine, l’impact pourrait être limité, même si les prix devraient s’en ressentir. La meilleure preuve en est que ce flux est déjà très largement ralenti, Citigroup estimant que le flux au mois de janvier était inférieur de moitié à celui de l’année dernière, et seulement du quart des livraisons en 2019.
Mais si Vladimir Poutine devait décider d’aller plus loin et de couper totalement ses approvisionnements de gaz à l’Europe, la situation serait ingérable, faute de solution de secours. Il n’y a pas trente-six solutions pour acheminer du gaz, comme le rappelait encore Patrick Pouyanné, patron de TotalEnergies : soit vous avez des tuyaux, soit vous le transportez par bateau. Si les tuyaux ne sont plus opérants, nous devons donc nous rabattre sur un approvisionnement par bateau d’autres provenances.
Mais pour transporter du gaz par bateau, principalement d’Australie, du Qatar et des États-Unis, il faut le compresser et le liquéfier, pour obtenir du gaz naturel liquéfié (LNG). Ce qui nécessite des installations spécifiques au départ pour la liquéfaction, et à l’arrivée pour la regazéification. Entre les deux, il faut des bateaux adaptés.
Il semble, selon Citigroup, que les capacités de regazéification en Europe soient excédentaires et pourraient théoriquement absorber une bonne moitié des pertes générées par un arrêt des gazoducs. Mais les terminaux de liquéfaction, eux, sont aujourd’hui dimensionnés pour répondre à la demande habituelle de LNG. Or, ces installations ne peuvent être augmentées du jour au lendemain. Patrick Pouyanné évoquait ces derniers jours un délai minimum de 3 ans.
Il y a donc bien une capacité à augmenter nos livraisons de gaz LNG, mais ceci en captant une partie de l’offre jusqu’ici prévues pour d’autres destinations. Ceci ne serait pas en faveur d’une accalmie sur les prix. Mais l’Europe dispose d’un avantage géographique, notamment pour le LNG américain : la moindre distance à parcourir entre les États-Unis et l’Europe, que vers l’Asie, rend cette destination plus attractive pour les transporteurs qui peuvent ainsi opérer plus de rotations.
Cependant, les spécialistes de ce marché font par ailleurs remarquer que l’essentiel des capacités d’importation de LNG européennes se situe sur la façade Ouest du Continent européen, en France, en Angleterre et en Espagne. Et les réseaux transfrontaliers de gazoducs pour une distribution de ce gaz vers l’Est de l’Europe sont insuffisants, de même que les capacités à inverser le flux vers l’Est… Ainsi, les capacités de regazéification espagnoles sont inutiles, tant les liaisons gazières à travers les Pyrénées sont insuffisantes. Un régulateur a qualifié de chimère la capacité d’acheminer tout ce gaz vers l’intérieur de l’Europe.
Un autre problème se pose, à moyen terme : les autres partenaires majeurs pour l’approvisionnement en Europe devraient voir leur production diminuer dans les mois et les années à venir. La Norvège, deuxième source d’approvisionnement avec un peu plus de 16% de nos importations, a en effet passé son pic de production et devrait donc progressivement réduire ses livraisons. Quant aux Pays-Bas, qui disposait de ressources importantes grâce au champ de Gröningen, le pays a décidé de le fermer mi-2022 en raison des risques environnementaux du fait des tremblements de terre générés par son exploitation. Et le gouvernement a redit il y a quelques jours que, malgré le contexte international, il ne prévoyait pas de revenir sur sa décision. Ce champ, qui produisait 54 Bcm (milliards de mètres cube) en 2013, soit plus que la consommation d’un pays comme la France, ne devrait plus produire cette année que 3,9 Bcm.
En conclusion, il semble important de souligner qu’un arrêt complet de l’approvisionnement en gaz russe ne pourrait être résolu que par une très forte hausse des cours permettant de détruire de la demande. Ce n’est pas une bonne nouvelle, car même si notre consommation va baisser avec la sortie de l’hiver, le faible niveau de nos stocks va nous obliger à une reconstitution rapide pour préparer l’hiver prochain. La situation est en outre aggravée par les indisponibilités nucléaires en France et les fermetures nucléaires programmées en Allemagne. Le seul levier pour limiter l’impact d’une diminution même partielle du flux de gaz russe est la sobriété, l’impossibilité d’augmenter rapidement l’offre de gaz nous menant tout droit vers un marché de plus en plus concurrentiel. Sinon, l’autre solution consiste à substituer cette énergie par du charbon, ce qui serait une mauvaise nouvelle pour le changement climatique.
LE CHARBON
Là encore, l’Europe est très dépendante de la Russie. En effet, si les transactions sur les énergies ont été normalement exclues du champ des sanctions économiques, nombre d’intervenants sont hésitants à s’engager dans des échanges avec des contreparties russes.
L’autre sujet est le manque de certitude sur les livraisons éventuelles en raison des problèmes logistiques. Plusieurs producteurs russes de charbon ont déjà dû déclarer des cas de force majeure sur plusieurs de leurs livraisons, en raison de problèmes de retard, notamment dans le trafic ferroviaire. Les risques d’affrètement de bateaux sont également élevés. Un bateau de charbon supervisé par Cargill a ainsi été frappé par un obus dans les eaux ukrainiennes de la mer Noire le 24 février dernier.
Remplacer la Russie n’est pas simple. Le pays, troisième exportateur mondial, représente 15% des exportations mondiales. L’Australie et l’Indonésie, plus gros exportateurs mondiaux tentent d’aider à équilibrer le marché, mais il semble difficile de dégager de tels volumes en peu de temps.
De ce fait, les prix se sont envolés. La référence du charbon sur le contrat Newcastle est ainsi passé en quelques jours de 224 $ la tonne il y a une semaine, à 400 $ la tonne aujourd’hui (au 3 mars). C’est 5 fois le prix de l’an dernier.
À noter tout de même que les infrastructures ferroviaires à l’Est ne sont pas assez développées pour que la Chine puisse constituer un partenaire important pour les entreprises russes, ce qui pourrait les inciter à tout faire pour trouver des solutions et maintenir le flux vers l’Europe.
Il apparaît donc que, quelle que soit la source d’énergie fossile dont nous parlons, un fonctionnement avec un approvisionnement - même simplement limité de la Russie - est extrêmement problématique. Tant que la situation ne se sera pas normalisée et que les opérateurs ne seront pas en mesure d’assurer le transport dans de bonnes conditions, aucune solution de substitution n’étant disponible de façon crédible et durable à brève échéance, la hausse des prix a de grandes chances de se poursuivre jusqu’à parvenir à une destruction importante de la demande. Ce qui pourrait impacter fortement nos économies.
L’autre conséquence de ce conflit est que les difficultés actuelles pourraient rendre le défi climatique secondaire devant l’urgence de la situation. Les Allemands ont d’ailleurs déjà évoqué l’hypothèse d’un retard de la fermeture de leurs centrales à charbon.
Tout ceci devrait au contraire nous amener à une prise de conscience : une sortie rapide des énergies fossiles aligne nos intérêts en matière de lutte contre le réchauffement climatique et de préservation de notre indépendance énergétique. Il est de ce fait urgent de changer d’échelle sur la transition énergétique et d’accélérer le développement des énergies bas carbone. Il faut cependant préciser que les échelles de temps sont très différentes et que les énergies renouvelables assureront notre indépendance énergétique de demain, mais ne régleront pas notre problème d’approvisionnement à court terme.
LES MÉTAUX
Le cours des métaux était déjà en forte progression avant l’invasion russe de l’Ukraine. Les métaux industriels cotés sur le London Metal Exchange (LME) avaient déjà un prix immédiat supérieur à leur prix à terme (backwardation), les opérateurs étant prêts à payer une prime pour être certains de disposer de la marchandise dès maintenant.
Cette tension trouvait son origine dans la forte reprise économique mondiale qui a entraîné une accélération de la demande, dans un contexte où les problèmes logistiques étaient encore nombreux.
À cela est venue s’ajouter la crise énergétique européenne durant cet hiver. L’envolée des prix de l’énergie en Europe a en effet contraint un certain nombre d’industriels à fermer au moins temporairement des capacités de production devenues non rentables.
La crise ukrainienne arrive, dans ce contexte, a un très mauvais moment. Et les sanctions occidentales pourraient rendre la situation encore plus complexe rapidement, tant la Russie est un fournisseur important sur plusieurs métaux essentiels à l’activité industrielle. Et, là encore, il y a peu de solutions à court terme, les stocks étant faibles et la durée d’ouverture de nouvelles capacités minières étant d’au moins 5 ans.
À cela s’ajoutent les conséquences des craintes de l’interruption des livraisons. Les industriels, qui étaient vendeurs de contrats à terme pour couvrir leurs futurs approvisionnements, sont obligés de couper ces positions et de racheter leurs positions à terme à tout prix pour ne pas subir des appels de marges considérables, qui plus est sur des positions adossées à des livraisons incertaines.
LE PALLADIUM
La Russie est le plus gros producteur de ce métal, avec près de 45% de la production mondiale. C’est également le premier exportateur.
Le palladium est un métal indispensable à l’industrie automobile, qui en consomme plus des trois quarts de la production chaque année pour la fabrication des pots catalytiques, essentiellement des véhicules fonctionnant à l’essence. Le pouvoir catalytique de ce métal permet de réduire la pollution des fumées d’échappement.
Après le « dieselgate », le scandale qui a touché Volkswagen en 2015, la demande de véhicules essence a fortement augmenté. De même, le développement de véhicules toujours plus lourds et le durcissement des normes environnementales ont fait que la demande de ce métal n’a cessé d’augmenter.
Pour cette raison, ce métal a été en déficit chronique, la demande dépassant l’offre tous les ans depuis 10 ans ! Le palladium russe est donc irremplaçable, tant que le parc automobile ne sera pas entièrement électrique (notons qu’il y a plus de palladium dans le pot d’échappement d’un véhicule hybride rechargeable que dans celui d’un véhicule à moteur à combustion).
Au-delà des craintes que pourraient avoir les intervenants à traiter ce métal, comme c’est le cas pour les hydrocarbures, un autre problème, logistique celui-là, se pose à plus court terme. En effet, en représailles à l’invasion russe, l’Europe a fermé son espace aérien aux avions en provenance de Russie.
Or, les échanges de palladium se font par les airs et plus spécifiquement sur des vols réguliers. L’ensemble de ceux-ci étant suspendus, il est difficile d’acheminer ce métal.
Selon les informations disponibles, les constructeurs automobiles disposeraient d’environ 3 mois de stocks. Au-delà de cette période, l’absence de palladium russe pourrait constituer une contrainte pour le secteur automobile.
Là encore, la pénurie générée par le manque de métal a entraîné une forte appréciation du prix du palladium, qui continuera jusqu’à conduire à une réduction de la demande, l’offre ne pouvant s’ajuster rapidement. Le prix du palladium, qui était tombé à 1 550 $ l’once en novembre dernier en raison de la baisse de la production automobile, est déjà de retour tout proche de ses plus hauts historiques de 3 019 $ l’once touchés en mai dernier.
LE NICKEL
La Russie est le troisième producteur mondial de nickel et le premier producteur de produits primaires de nickel, tel que le nickel raffiné nécessaire aux batteries des véhicules électriques.
Pour l’heure, les principaux producteurs de métaux du pays ont été épargnés par les sanctions, mais beaucoup des entreprises de ce secteur sont dirigées par des oligarques proches de Vladimir Poutine, tel que le président de Norilsk Nickel, Vladimir Potanine. Celui-ci n’est pas, pour l’heure, sur la liste des sanctions.
L’impact de telles sanctions pourrait être important, puisque 37% des exportations russes ont pour destination les Pays-Bas, et 16% l’Allemagne. Si les difficultés liées à la chaîne d’approvisionnement devaient perturber la livraison de ce métal, ce qui n’est pas le cas pour le moment, cela pourrait notamment avoir un impact important sur le secteur automobile, la mobilité électrique reposant largement sur ce métal. Cela ferait monter le prix des batteries et donnerait par ailleurs un avantage considérable aux fabricants chinois qui devraient, eux, conserver un approvisionnement intact, voire pouvoir augmenter leurs approvisionnements en récupérant une partie des exportations russes. Ils pourraient en outre acquérir ce métal à un prix réduit, étant le seul débouché d’importance pour les sociétés russes.
Le prix du nickel devrait donc rester sous pression haussière. Toutefois, certains pays pourraient augmenter leur production. C’est notamment le cas de l’Indonésie. En revanche, la production européenne pourrait, elle, être réduite : cette industrie est très consommatrice d’énergie et la hausse du prix du gaz pourrait ainsi amener certaines entreprises à devoir réduire leur activité.
L’ALUMINIUM
La Russie est le troisième producteur mondial et le troisième exportateur d’aluminium. La société russe Rusal International PJSC est également le plus gros producteur d’aluminium en dehors de la Chine, et exporte 46 % de sa production en Europe.
Pour l’heure, les importations ne semblent pas avoir été réduites. Cependant, l’inquiétude est grande : Maersk, la compagnie maritime qui assure le transport du producteur russe a en effet interrompu son trafic depuis et à destination de la Russie.
En outre, Rusal pourrait faire partie des prochaines cibles, si les sanctions internationales devaient se durcir. En 2018, la société avait déjà fait l’objet de sanctions américaines, ce qui avait entraîné une énorme tension sur les prix.
Les tensions pourraient être d’autant plus fortes que les stocks d’aluminium sont déjà faibles, après avoir été divisé par plus de 2 sur le LME en un an.
Ajoutons enfin que la société a été obligée d’interrompre la production d’alumine (un précurseur de l’aluminium) en Ukraine, en raison de la situation du pays. Les producteurs d’aluminium ont habituellement environ un mois de stock pour assurer leur production.
La production d’aluminium russe pourrait donc être contrainte, soit par manque d’alumine, soit par un nouveau train de sanctions internationales, soit par des problèmes de transport. Dans les deux derniers cas, les Russes pourraient essayer de vendre davantage vers la Chine, qui a eu tendance ces derniers mois à réduire sa production en raison de la forte pollution générée par la production de ce métal. Les prix de l’aluminium devraient donc rester sous tension et possiblement poursuivre leur hausse si le conflit devait se poursuivre.
LES AUTRES PRODUITS INDUSTRIELS
D’autres métaux, comme le tungstène et le titane, posent le même type de problèmes en raison de la place importante de la Russie dans la production et les échanges mondiaux. Ils pourraient pénaliser l’industrie aéronautique notamment, qui a besoin de titane pour la fabrication des avions.
Même si la Russie n’est pas un acteur majeur du marché du cuivre, ce marché étant lui aussi déjà en forte tension, la moindre indisponibilité de ce métal en provenance de Russie pourrait faire basculer le marché en déficit de production. Ceci entraînerait une hausse des prix, jusqu’à ce que la demande soit réduite suffisamment pour équilibrer le marché.
L’Ukraine est également un fournisseur important de gaz néon, un gaz essentiel au fonctionnement des lasers indispensables à la production des semiconducteurs. La réduction de la production de ces composants avait déjà fortement impacté la production automobile l’an dernier.
Enfin, la production de véhicules pourrait également être impactée en Europe par le manque de câblages et de faisceaux spécifiques. En effet, la société allemande Leoni a dû fermer deux de ses usines de production de ces matériels situés en Ukraine.
LES PRODUITS AGRICOLES
Nous ne pouvons également pas ignorer l’impact de ce conflit sur la sécurité alimentaire. La Russie est le premier exportateur mondial de blé, l’Ukraine le cinquième et également le quatrième exportateur de maïs. C’est également un acteur majeur du marché de l’orge et des oléagineux en raison de sa culture de tournesols.
À court terme, deux craintes majeures poussent les prix des produits agricoles à la hausse. La première est qu’il est difficile de voir comment l’Ukraine va pouvoir, dans un pays en guerre et avec l’essentiel de la population masculine adulte appelée à défendre le pays, pouvoir réaliser les récoltes normalement. La guerre pourrait en outre être à l’origine de la destruction d’une partie du matériel agricole.
La deuxième est liée encore une fois aux restrictions opérées sur le transport maritime, par lequel transite l’essentiel des exportations. Si l’Europe et les États-Unis ne risquent pas de manquer de blé, le risque est bien réel pour les pays importateurs que constituent notamment les pays du Maghreb et en particulier l’Egypte, qui est le premier importateur mondial de cette céréale.
Les besoins en importations seront d’autant plus importants que le Maroc a connu cette année une sécheresse historique.
Rappelons que l’envolée du prix des céréales est considérée comme une des raisons principales des émeutes de la faim que le Nord de l’Afrique a connu en 2011, et qui ont débouché sur le « Printemps arabe ».
En fonction de la météo et des incidents climatiques, nous pourrons espérer compenser une partie des pertes si les récoltes sont bonnes en Amérique du Nord (les États-Unis et le Canada sont respectivement deuxième et troisième exportateurs mondiaux) et en Europe (la France est le quatrième exportateur).
Les stocks, eux, sont relativement faibles et étaient attendus, avant tous ces événements, au plus bas depuis 5 ans pour la fin de la saison 2022. La volatilité restera donc de mise, avec un risque haussier très important.
Autre source d’inquiétude, la Russie et la Biélorussie sont également deux des acteurs majeurs de la production de composants de base des engrais, l’ammoniac et la potasse. Les sanctions sur ces deux pays pourraient donc hypothéquer les rendements agricoles à venir en réduisant la disponibilité de ces produits.
Vision de Nicolas Théry, président du groupe Crédit Mutuel
Dans une interview donnée au Nouvel Obs, Nicolas Théry, patron du Crédit mutuel et président de la Fédération bancaire française, anticipe un important impact de la guerre en Ukraine sur le pouvoir d’achat des Français. Et appelle à anticiper
https://www.nouvelobs.com/economie/20220311.OBS55560/guerre-en-ukraine-il-y-aura-un-cout-economique-direct-et-les-banques-devront-accompagner-les-plus-fragiles.html
Pour lui: « Il y aura un coût économique direct et les banques devront accompagner les plus fragiles »