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21 / 06 / 2019 | 280 vues
Jacques Fournier / Membre
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Dire que l’on va supprimer les grands corps est une absurdité

Branle-bas de combat à l’association des élèves et anciens élèves de l’École nationale d’administration comme à l’association des membres du Conseil d’État. La semaine dernière, l’une et l’autre ont tenu leur assemblée générale respective, à l’Observatoire et au Palais Royal. Dans les deux cas, il s’agissait de prendre position sur les projets de réforme annoncés par le gouvernement.

 

Suppression de l’ÉNA et des grands corps ? On peut s’étonner que le sujet ait pu être abordé en ces termes, d’une manière particulièrement maladroite et non sans démagogie, par un président de la République pourtant orfèvre en la matière.
 

La lettre de mission de Frédéric Thiriez a utilement recadré la perspective : il lui est demandé de formuler des propositions sur l’ensemble des problèmes de la haute fonction publique, recrutement, formation, organisation des carrières. Celles-ci seront à juger le moment venu et je ne formulerai à ce stade que de brèves observations.
 

1 – Qu’il y ait un problème grave de démocratisation du recrutement de la haute fonction publique paraît évident. 
 

La création de l’ÉNA avait constitué dans cette voie une étape importante, par l’institution d’un concours commun et son ouverture aux fonctionnaires, mais on a depuis lors marqué le pas. L’ÉNA a su se féminiser. Elle ne s’est pas vraiment démocratisée. 
 

Faut-il le lui reprocher ? En vérité, le problème se pose en amont et il est commun à toutes les filières sélectives. Dans l’ensemble de la population, on trouve deux enfants de cadres supérieurs pour trois enfants d’ouvriers. Mais ils sont 3 fois plus nombreux à l’université, 8 fois dans les écoles d’ingénieurs, 10 fois en médecine, 15 fois à l’ÉNA et 50 fois à Polytechnique.
 

Les actions à mener se situent d’abord au niveau de l’école du socle (école primaire et collège) puis dans l’organisation de la séquence bac-3 - bac+3. C’est à partir de là que les chances de réussite à des concours qui demeurent, a priori, indispensables, pourront être très progressivement égalisées. Les formules de recrutement en direction de quelques poignées d’élèves issus des couches défavorisées sont à coup sûr sympathiques mais elles restent d’une efficacité très limitée.
 

2 – Sur la formation et l’organisation des carrières, la lettre de mission ouvre des pistes que je ne récuse pas a priori mais qu’il faudra à coup sûr approfondir avant d’envisager de les retenir.
 

La première introduirait une étape supplémentaire dans un parcours de recrutement déjà bien encombré : « Vous expertiserez l’opportunité de la création d’un nouvel établissement destiné à assurer un tronc commun de formation initiale pour l’ensemble des futurs cadres de la Nation, issus des trois fonctions publiques, y compris les corps techniques… ».
 

Sans le dire expressément, la seconde suggère l’institution d’une sorte d’école de guerre à l’usage des fonctionnaires civils. « Vous pourrez vous inspirer des modalités de fonctionnement de nos armées » pour « évaluer et sélectionner à échéances régulières les hauts fonctionnaires destinés à constituer le vivier des cadres dirigeants de l’État ».
 

Sur ces deux points, dont la mise en œuvre entraînerait des bouleversements assez profonds par rapport à la situation actuelle, la prudence recommandée par l’actuel directeur de l’ÉNA, qui était présent à la réunion des anciens élèves, paraît s’imposer. Je n’en dirai pas plus pour le moment.
 

3 – Le thème des grands corps qui remue beaucoup les esprits. 
 

En elle-même, la notion de « grand corps » n’a aucun contenu juridiqueElle s'applique aux trois portes de sortie choisies en tout premier lieu par les élèves sur la base de leur classement en fin d’année d’études. Deux institutions constitutionnellement reconnues (le Conseil d’État et la Cour des comptes) figurent dans cette « botte ». À leurs côtés et avec la même prééminence, le corps de l’inspection des Finances dont la cohorte, en raison de la place que l’administration financière a de tout temps occupée chez nous, jouit d’un prestige bien supérieur à celui du bataillon des administrateurs civils ou autres corps de fonctionnaires qui arrivent ensuite dans le choix des élèves. 
 

Dire que l’on va supprimer les grands corps est donc une absurdité. Il est en revanche tout à fait légitime de vouloir égaliser les perspectives de carrière offertes à l’issue de la formation initiale et de faire en sorte qu’elles ne soient pas entièrement commandées par la première affectation. Vérification périodique des aptitudes, aménagement de passerelles et ouverture de possibilités de promotion sont autant de formules possibles qu’il faut savoir combiner intelligemment. Sans doute faudrait-il aussi réussir à mettre en place, au niveau des services du Premier Ministre, quelque chose qui ressemble à une véritable direction des ressources humaines de la haute fonction publique.
 

4 – Faut-il maintenir l’accès direct des jeunes sortant de l’ÉNA aux deux grandes institutions que sont la Cour des comptes et le Conseil d’État ?
 

Pour mes anciens collègues, c'est la question majeure sur laquelle, j’en ai bien conscience, le point de vue que j’exprime ici comporte nécessairement une plus grande part de subjectivité.
 

Le Conseil d’État est une institution originale qui cumule des activités administratives et juridictionnelles et dont les principes de fonctionnement se sont affirmés au fil du temps. Il a réussi à faire reconnaître son indépendance tout en gardant une liaison organique avec l’administration active, à la différence des juridictions de l'ordre judiciaire. Il faut envisager les réformes le concernant avec beaucoup de prudence, sans pour autant les exclure.
 

Deux caractéristiques semblent essentielles et doivent être maintenues, selon moi : la juxtaposition des âges et la diversification des parcours. Ce sont celles qui font la vitalité de l’institution.
 

Les jeunes sortant de l’ÉNA et qui exercent les fonctions de rapporteur à la section du contentieux pendant quelques années lui apportent une force de travail et une fraîcheur d’esprit irremplaçables. Cette période est une étape particulièrement fructueuse pour l’affirmation de leur personnalité. 
 

Dans la suite de leur parcours, qu’ils demeurent au Conseil ou qu’ils en soient détachés, ils sont en mesure d’acquérir les connaissances et l’expérience sur la base desquelles la jurisprudence du contentieux et les avis des sections administratives pourront s'asseoir.  
 

L’institution serait considérablement appauvrie si l’on mettait fin à ces modes de fonctionnement. Encore faut-il qu’ils ne deviennent pas la source de privilèges inacceptables. 
 

Autant les aller-retours avec l’administration active ou l’entreprise publique doivent être admis, autant il peut paraître excessif de maintenir le lien sans conditions avec le Conseil de ceux de ses membres qui le quittent pour exercer un mandat politique ou exercer des activités marchandes.
 

Pas plus que d'autres, l’énarque n’a pas pour vocation de mener la politique de la Nation. Il est normal que ceux qui choisissent cette voie soient, à partir d’un certain temps et au-delà d’un certain niveau de responsabilité, mis en demeure de choisir.
 

Les affaires publiques doivent rester indépendantes des affaires privées. Là aussi, une coupure s’impose dont les conditions sont à définir pour les membres du Conseil d’État comme pour tous les autres fonctionnaires.

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