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Intelligence artificielle : des espoirs et des interrogations parmi les coopératives
L’irruption de l’Intelligence artificielle dans le monde de l’entreprise va-t-elle bouleverser l’économie ? Fondées sur l’humain et le collectif, Scop et Scic sont attentives à son développement et plaident pour une IA raisonnée... nous y consacrons un dossier spécial dans notre dernière publication "Partager"
Comme toute innovation technologique, l’intelligence artificielle, et en particulier l’intelligence artificielle générative, suscite d’abord de la fascination.Récemment, on a regardé avec les mêmes yeux curieux les plateformes collaboratives, le metavers, l’impression 3D ou les drones, qui ont rencontré et rencontrent encore aujourd’hui des succès plus ou moins affirmés.
Puis vient rapidement le temps des interrogations, notamment pour les entreprises ?
Comment cela participe à la croissance de mon entreprise ?
Et ce développement va-t-il profiter aux salariés ou va-t-il les écarter ?
Et finalement quels sont les apports de ces nouvelles technos ?
Ces questions ont passionné les dirigeants de Scop et de Scic présents début juillet à la Convention nationale, qui avait choisi comme fil rouge ce thème de l’intelligence artificielle. Eric Larpin revient sur ces moments...
La masterclass de Cédric Villani, ancien député, auteur d’un rapport sur le sujet, et les différents ateliers animés par la Scop Lica ont suscité l’intérêt des coopératives pour un outil qu’elles sont assez nombreuses à avoir déjà expérimenté et que d’autres observent avec plus de circonspection.
"Participer" a donc souhaité interroger celles qui sont déjà utilisatrices de l’IA pour mesurer ce qui change leur quotidien et quels sont les espoirs qu’elles peuvent y mettre, sans oublier de prendre en compte ses coûts cachés, sociaux, économiques et environnementaux.
À la Scop Datactivist, on rappelle d’emblée qu’il y aura besoin d’un cadre réglementaire pour l’IA, comme c’est le cas depuis plusieurs années pour les data, les données numériques. La Scop d’Aix- en-Provence est d’ailleurs née en 2016, en même temps que la loi sur la République numérique, qui encadre l’accès aux données ; Datactivist compte une vingtaine de consultants salariés qui aident entre- prises et collectivités à mieux gérer leurs datas. « On utilise des outils d’IA pour notre Scop et pour nos clients, mais seulement une fois qu’on a décortiqué comment ils fonctionnent, souligne Magalie Dartus, consultante data/open data/IA. On met en pratique principalement des logiciels d’IA générative comme ChatGPT et d’autres pour des retranscriptions de l’audio vers le texte.
Dans le premier cas, cela nous aide à l’écriture d’articles et dans le deuxième cas, c’est un gain de temps pour d’autres tâches. »
Vers une transformation des métiers ?
Datactivist fait donc comme toutes les entreprises interrogées, une utilisation raisonnée de l’IA. La Scop organise des ateliers collectifs à destination de ses salariés pour en percevoir les atouts et les risques.
Parmi les dangers identifiés, il y a par exemple le fait que ces IA génératives privées n’ont pas d’obligation vis-à-vis de la RGPD, ce qui rend prudent les salariés sur les contenus qu’ils peuvent insérer dans ces outils. « Nous sommes attentifs au fait que certains métiers vont être transformés dans les services publics avec qui nous travaillons, comme les directions de trésorerie ou la commande publique, même si cela sera
progressif, poursuit Magalie Dartus. De notre côté, cela va accélérer notre cœur de métier, mais ChatGPT ne va pas remplacer les consultants ! »
Lors de la Convention nationale, Vincent Delacour, directeur financier d’Idea Group s’est exprimé dans les mêmes termes : « il faut apprendre à utiliser l’IA générative. Les métiers peuvent changer à cause de (ou grâce à) ces outils. Dans les entreprises, il faut donc qu’on arrive à structurer leur utilisation. Chez Idea Group, on a donc mis cette année l’IA et les data dans notre plan stratégique ».
Pour Séverine Saint Martin, dirigeante de la Scop Fondespierre, « l’IA est un outil qui nous permet de gagner du temps, à la fois pour créer des modules de formation et pour personnaliser les exercices (avec le machine learning). L’utilisation des machines nous permet de montrer la plus-value des formateurs ».
Un peu plus d’inquiétude sourd dans certains métiers des coopératives où l’humain est aussi important que dans la formation : la communication, car l’évolution des tâches peut être affectée par l’IA. C’est le cas pour Florie Delcour, chargée de communication chez Toerana Habitat, une CAE lilloise spécialisée dans les métiers du bâtiment et la rénovation écologique (cent salariés et dix administratifs) : « j’en parle depuis un an dans des discussions avec des collègues. Comme eux, j’étais réticente au départ sur le recours à l’IA, mais on voit qu’il y a des gains de temps et que notre créativité ne peut pas être remplacée. Toutefois, notre métier change vraiment : au lieu d’écrire des textes directement, on écrit plutôt des prompts,
des synopsis qui permettent à l’IA de générer des textes plus ou moins construits. Pour le moment, nos entrepreneurs salariés ne subissent pas encore cet impact, positif ou négatif, car la relation avec le client demeure primordiale, mais peut-être que demain ils se poseront la question pour rédiger des devis et des factures… »
C’est ce qui vient d’arriver cet été pour une entrepreneure qui a commencé à utiliser ChatGPT pour réaliser ses devis et des chiffrages (pour définir le budget d’un meuble sur mesure avant d’avoir le rendez-vous avec le client et donc éviter de perdre son temps si la personne n’a pas le budget).
« Notre entrepreneure a été surprise par le niveau de précision, révèle Florie Delcour, avec une bonne définition du taux horaire, du temps à passer, du coût et du quantitatif des matériaux, du lien possible avec les plans, et même sur la forme du devis qui intègre les “petites” phrases de précaution. En interne, nous allons certainement partager cette expérience lors d’un temps d’échange collectif avec nos artisans. »
Au service de l’inclusion
Scop’it, une Scop de la Marne de 60 salariés, qui traite des dossiers administratifs pour le compte de tiers, a déjà vu ses métiers changer. La dématérialisation intégrale des documents étant déjà acquise depuis quelques années, l’entreprise a adopté des outils d’IA pour gérer plus rapidement les dossiers et pour contrôler les process. « On a choisi des outils de l’IA qui sont au service des salariés et qui ne les remplacent pas pour autant, affirme Jessica Cocozza, directrice des opérations de Scop’it.
Les salariés gardent la main sur les erreurs de la machine. On améliore la qualité du travail, en diminuant le côté répétitif et en se concentrant sur les tâches à plus forte valeur ajoutée. Le temps qu’on gagne, on peut aussi le mettre dans l’accompagnement plus direct des bénéficiaires. En vérité, on pourrait automatiser encore plus, mais on ne le fait pas, parce que l’humain reste le plus important. Et c’est aussi avec des valeurs humaines qu’on se différencie de nos concurrents, par exemple pour les clauses sociales des marchés publics. » Jessica Cocozza reconnaît aussi que l’intégration de l’IA peut avoir un coût, que la Scop prend en charge, via de nouveaux investissements ou en cherchant des financements pour l’in- novation.
Pour la Scic Polymny Studio, l’IA a ouvert de nouveaux champs et de nouvelles applications dans son activité. La coopérative, issue du laboratoire universitaire de Toulouse, crée des capsules video pédagogiques : le professeur se filme et Polymny peut créer des supports diffusables, quelle que soit la matière enseignée. « Nous nous développons à la demande, indique Nicolas Bertrand, co fondateur de la Scic, et nous venons de découvrir une application inclusive pour nos capsules grâce à l’IA.
Dans le cadre d’atypie-friendly, avec nos capsules, on peut rendre les cours encore plus accessibles aux étudiants souffrant de troubles de l’autisme ou de neuro-développement. On a développé des outils, avec des psychologues, qui permettent de modifier les avatars et les voix des enseignants afin de les adapter aux besoins sensoriels des étudiants.
Grâce à l’IA, les étudiants font eux-mêmes ces modifications et on espère qu’on pourra demain faire des capsules pour d’autres types de handicap. » Polymny construit son modèle en open source et s’interroge donc sur la protection des données. Pour la petite équipe de la coopérative, la solution pourrait venir d’IA souveraine, comme Mistral.
Des risques sociaux et environnementaux à prendre en compte
C’est plus en termes de risque que la Scop Praxinos voit l’arrivée de l’IA dans son activité. Il faut dire que la Scop fondée à Metz en 2018 développe des logiciels pour le dessin animé. L’équipe de 8 peronnes compte également un traducteur franco-japonais, car la coopérative est très présente à l’international, au Japon et aux États-Unis. « Sur les questions liées à la traduction, on peut se servir du deep learning qui nous dépanne pour comprendre des textes, évoque Fabrice Debarge, mais cela ne nous permet pas de communiquer.
La force de notre traducteur, c’est la dimension humaine. Il nous apporte cela et on ne veut pas le remplacer ! » Si la place du traduc- teur n’est pas menacée, l’inquiétude pour Praxinos peut être plus grande avec la possibilité pour l’IA de générer des images et des vidéos sans autre intervention humaine que celle de la requête. « Depuis un an et demi à peu près, on a ouvert la boîte de Pandore, ajoute Elodie Moog, avec des IA beaucoup plus efficaces mais qui utilisent des contenus, sur lesquels les Gafam n’ont pas les droits et qui risquent de causer la disparition de pans entiers de l’industrie créative, comme en a témoigné la grève des scénaristes à Hollywood cette année.
Plus grave, on voit aussi arriver des images complètement artificielles qui envoient de fausses informations. »
Chez Commown, une Scic de Strasbourg qui fait aussi partie des Licoornes, la pilule de l’IA, telle qu’elle existe aujourd’hui, a du mal à passer. Pour son fondateur Adrien Montagut, l’IA est à la fois contraire aux valeurs coopératives et en opposition aux objectifs de diminution d’empreinte carbone des entreprises. Il faut dire que Commown se définit comme coopérative de l’électronique sobre et engagée, en se battant notamment contre l’obsolescence programmée.
Adrien Montagut explique : « d’une part, Commown s’est spécialisée dans la lutte contre les impacts négatifs du numérique et des nouvelles technos et d’autre part, nous nous sommes créées en Scic pour penser à ces sujets collectivement. L’IA, et notamment l’IA générative, qu’on voit arriver à partir des Gafam, va contre tout cela. Elle va faire exploser l’empreinte carbone et va nous rendre dépendants de ces acteurs
lucratifs.
En coopérative, on doit penser dans le temps long. Or, à long terme, on voit bien que l’IA va remplacer l’humain. Du côté de notre entreprise, on pourrait l’utiliser avec des agents conversationnels, mais on a choisi de ne pas le faire. Le service client de Commown, c’est ce qui fait notre valeur. Si on le transmet à l’IA, on arrête ! »
Dans les coopératives, comme dans le reste des entreprises, on se demande donc encore si l’IA ne va être qu’une bulle spéculative ou si elle sera un vrai outil de développement des sociétés et une vraie valeur ajoutée pour leurs salariés, sachant que le coût écologique risque d’être important avec une montée en puissance des data centers.
L’irruption de l’IA est encore un peu trop récente pour savoir de quel côté le balancier va pencher, à moins qu’une IA éthique ne soit possible, comme il existe des logiciels libres, de l’open source et des communs numériques. L’écrivain de science-fiction Alain Damasio l’a bien écrit récemment dans Le Un Hebdo : « la révolution technologique est là, mais rien n’est écrit… »