TF1 et M6 se préparent au grand délestage : trois chaînes et des milliers d’emplois sur la sellette
Acteurs majeurs du paysage audiovisuel français (PAF), TF1 et M6 prévoient de fusionner. Visant officiellement à faire face aux poids lourds de l’audiovisuel américain, ce projet ne sert en réalité aucun autre objectif que l’enrichissement de leurs actionnaires respectifs et fait fi des nombreuses destructions d’emplois qui l’accompagneront immanquablement.
À quelques mois de la présidentielle, les grandes manœuvres médiatico-financières...
Le 17 mai 2021, le groupe Bouygues (propriétaire de TF1) est entré en négociation exclusive avec RTL (propriétaire de M6) pour une fusion des deux chaînes de télévision. Si l’opération arrive à son terme, le conglomérat français dirigé par le milliardaire Martin Bouygues, fils et héritier du fondateur, deviendra le premier actionnaire du nouveau groupe de télévision ainsi formé, avec 30 % du capital. Le coût de l’opération (un temps annoncé à 1,2 milliards d’euros) se monterait finalement à 641 millions d’euros pour 11 % des parts actuellement détenues par Bertelsmann, maison-mère de RTL.
L’annonce de la création d’un nouveau mastodonte de l’audiovisuel sous le contrôle de Bouygues s’en est suivi de la traditionnelle litanie d’oppositions. Les patrons des groupes de médias concurrents et des magnats de la publicité se sont ouvertement émus de ce qu’une telle opération conférerait une position dominante dans l’audiovisuel français au groupe ainsi créé la publicité dans sa principale source de revenus. Pierre Calmard (PDG de Dentsu France) a exprimé son inquiétude qu’une telle opération n'aboutisse à la création d’un monopole de fait ; plus virulent encore, Xavier Niel (fondateur et principal actionnaire d’Illiad, maison-mère de Free) s’attaque à l’opération auprès de la Commission européenne, toujours au nom de la défense de la concurrence.
Toute cette agitation des élites médiatico-financières en vue d’empêcher un concurrent de se démarquer pourrait prêter à sourire, si derrière cette opération de fusion purement capitalistique ne se profilait pas une casse réelle, celle de l’emploi.
Quand les milliardaires de l’audiovisuel jouent au Monopoly avec l’emploi.
Ne nous leurrons pas, la course au gigantisme de Bouygues dans l’audiovisuel ne vise pas à proposer une alternative audiovisuelle aux géants américains du secteur que sont Netflix, Disney+, Amazon ou Apple. Le nouveau groupe représenterait 30 % des parts d’audience et 75 % du marché de la publicité en France. À l’échelle européenne, il pèserait moins de 5 % de la production de fictions. Son chiffre d’affaires devrait atteindre 3,4 milliards d’euros, à comparer aux 17 milliards d’euros que Netflix a mis sur la table pour la seule production de contenus en 2020. La capacité du duo TF1/M6 à lutter contre les géants audiovisuels américains paraît dès lors comme un leurre. Bien plus réelles, en revanche, sont les conséquences économiques et sociales pour l’ensemble de la filière audiovisuelle qui aurait à pâtir de cette concentration.
Sur le plan économique, l’une des parades évoquées pour éviter la constitution d’un quasi-monopole privé de l’audiovisuel est celui de la vente d’une partie des chaînes appartenant aux deux groupes. En France, un groupe de télévision n’est pas autorisé à détenir plus de 7 chaînes hertziennes. À eux deux, TF1 et M6 en détiennent 10. Toute avancée du projet de fusion est donc conditionnée au délestage d’au moins 3 chaînes (la presse en évoque jusqu’à 4, preuve s’il en fallait que toute cette opération ne vise qu’à une optimisation des bilans des deux groupes en vue de la fusion). TFX et TF1 Séries Films côté TF1, Gulli et 6Ter côté M6 seraient ainsi à vendre. Les potentiels repreneurs évoqués par la presse sont, sans surprise, d’autres milliardaires des médias, comme le franco-israélien Patrick Drahi (patron d’Altice) et Alain Weill (président de NextRadioTV). En clair, l’oligarchie financière à la tête des principaux groupes médiatiques du pays joue au Monopoly avec le PAF.
Mais c’est surtout sur le plan social que l'effet sera le plus fort. Des centaines voire des milliers de postes sont menacés à terme au sein même de chaînes des groupes M6 et TF1, la fusion rendant la suppression de nombreux postes en doublon inévitable. À ce stade, les rédactions s’en défendent, les deux groupes ayant annoncé qu’il n’y aurait pas de départ contraint. Mais les diminutions d’effectifs sont inévitables à terme, via des plans de départ volontaires ou des non-renouvellement d’effectifs. Il paraît aussi inévitable que les 3 à 4 chaînes promises à la vente feront les frais de « synergies » d’emplois avec leurs repreneurs respectifs. Au-delà de l’aspect comptable de l’emploi, c’est également le dialogue social au sein du futur groupe qui fait l’objet d’inquiétudes : c’est Nicolas de Tavernost (actuel patron de M6, au management très autoritaire et réputé « tueur de coûts ») qui prendra les rênes du futur ensemble. Des suppressions d’emploi sont également inévitables en aval de la chaîne audiovisuelle : alors que M6 et TF1 représentent environ 40 % des commandes de l’audiovisuel hertzien, le nouvel ensemble pourrait négocier en position de force avec les producteurs, voire décider d’internaliser une grande partie de sa production. Tout un pan de l’industrie audiovisuelle française serait alors en danger, à l’instar de Gulli, la chaîne spécialisée pour enfants, qui entraîne dans son sillage une large part de l’industrie française de l’animation.
Le contrôle du secteur des médias sert donc des objectifs beaucoup plus concrets : la conquête de parts de marchés, l’augmentation du temps de cerveau disponible des téléspectateurs, l’accroissement des bénéfices publicitaires et la rémunération des actionnaires. Le communiqué de presse commun publié par Bouygues, RTL, TF1 et M6 ne s’en cache même pas : le but de l’opération est de « créer de la valeur pour l’ensemble des actionnaires des deux groupes grâce à des synergies […] annuelles estimées à 250-350 millions d'euros à l’issue des trois premières années suivant la réalisation de la transaction. Le groupe fusionné viserait à distribuer 90 % de son free cash-flow en dividendes ». Voilà qui a le mérite de la clarté. La passion des grandes familles capitalistes françaises pour le secteur des médias n’est pas une cause désintéressée. La pluralité des opinions, l’indépendance rédactionnelle, le devoir d’information des médias ne comptent que pour peu. Pas plus que l’emploi, jamais mentionné dans le cadre de ce projet, malgré les milliers de postes en jeu !
Une chance encore infime d’éviter la casse sociale
Alors que la France s’enfonce toujours un peu plus dans le chômage de masse, que l’économie mondiale ne s’est pas encore entièrement remise des conséquences de la crise du covid-19 et que le variant omicron menace l’embellie économique des derniers mois, le pouvoir en place, dont les accointances avec le grand capital ont largement servi les ambitions politiques en 2017, renvoie l’ascenseur en donnant son blanc-seing à une opération qui n’aura d’autres conséquences que de renforcer le cours des actions des groupes concernés, concourir un peu plus à la mainmise des puissances de l’argent sur le PAF et menacer l’emploi dans un secteur déjà sous tension. La lutte contre les plates-formes américaines de streaming commandait de massivement investir dans la vidéo à la demande avec abonnement (SVOD), avec toutes les créations d’emplois qui en découlent. Mais force est de constater que là n’est pas l’objectif réel...
Le pouvoir économico-politico-médiatique ne s’embarrasse même plus de faux-semblants. Isabelle De Silva (ancienne présidente de l’Autorité de la concurrence, qui avait publiquement émis des réserves sur le bien-fondé juridique de cette fusion) n’a ainsi pas été renouvelée dans son mandat par le Président de la République. Son président par intérim, Emmanuel Combes, s’est trouvé dans l’obligation de monter au créneau pour assurer de l’indépendance de l’autorité administrative qu’il dirige.
Le calendrier de la fusion entre les deux chaînes est serré. L’opération pourrait prendre de 18 à 24 mois et mener jusqu’en 2023. À cette date, si le rapprochement n’a toujours pas abouti, M6 sera dans l’obligation de solliciter une nouvelle autorisation d’émettre auprès du CSA. Si cette demande est acceptée, tout projet de cession serait bloqué pour cinq années supplémentaires. Il faut se réjouir qu’en dépit du peu de débats que cette opération suscite dans les médias dominants, des règles existent encore qui permettent d'hypothétiquement retarder l’opération jusqu’en 2028. Mais toutes les forces de l’audiovisuel devraient être particulièrement vigilantes quant à une accélération du calendrier de la part des protagonistes, qui disposent indubitablement des relais financiers et politiques pour mener cette opération à bien.