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La définition des indicateurs de performances du système de santé peut et doit faire l’objet d’un débat public
Cet article s’inscrit dans la continuité des « discussions » avec des néolibéraux, qu’au nom de la mutuelle Les Solidaires, j’ai tenté d’initier (souvent en vain) sur Twitter. La difficulté tient en partie au support : Twitter n’est pas le lieu de la « pensée complexe ».
Plus fondamentalement, j’ai constaté que les néolibéraux rencontrés évacuent les visions (implicites) de l’homme et de la société qui sous-tendent leurs diatribes envers toutes les formes de régulations qui perturberaient le marché, seule réponse efficiente, à leurs yeux, aux tensions inhérentes à la vie en société.
Je n’irai pas plus loin dans les arguments développés (parfois assénés) par les néolibéraux sur Twitter. L’objet n’est pas, ici, de les questionner mais, au contraire, d’exposer les nôtres (ceux de la mutuelle Les Solidaires) pour sortir de la nasse simplificatrice dans laquelle nos contradicteurs nous enferment.
Plutôt que de raisonner globalement, j’ai choisi de traiter un domaine qui relève de l’objet social de la mutuelle Les Solidaires : le rapport à la santé de la population, sujet particulièrement criant aujourd’hui (article écrit pendant la période de confinement liée au coronavirus) et qui est au cœur des enjeux de nos sociétés.
Mise en lumière de nos raisonnements
Le rapport à la santé des sociétés est complexe ; la compréhension de ces rapports suppose de mobiliser des savoirs multiples : anthropologiques, sociologiques, philosophiques, économiques, scientifiques, historiques etc.
Les néolibéraux rencontrés sur Twitter n’abordent jamais ces dimensions, oubliant sans doute que bon nombre des « théoriciens » du libéralisme se qualifiaient eux-mêmes de philosophes.
Un peu comme si la vision dominante du marché avait « désencastré » (pour reprendre la thèse de Karl Polanyi) l’économie des autres dimensions sociales et de leurs singularités, historiques, ethnologiques etc. Comme si les hommes ne se retrouvaient que pour échanger des biens et services et que, précisément, cela suffisait à faire une société.
Ignorer ou écarter les enseignements des disciplines évoquées ci-dessus pour promouvoir une réponse unidimensionnelle et universelle nous paraît « un peu court », pour ne pas dire plus.
La mutuelle Les Solidaires a notamment pour ambition de susciter des échanges approfondis, partant de la constatation que les raccourcis simplificateurs aboutissent à des impasses dans la résolution des questions qui se posent aujourd’hui à nos démocraties.
De surcroît, nous sommes convaincus que ces débats sont les ferments de l’émancipation des citoyens, par ce que nous pourrions appeler « l’éducation délibérative collective » et que cette éducation est une condition essentielle à la démocratie.
Une approche strictement descendante (condescendante ?) perpétue des rapports de soumission (au savoir, à l’argent etc.), par nature anti-démocratiques. Elle trouve aujourd’hui ses limites car il est démontré (mais ignoré) que les populations sont porteuses de savoirs (notamment sur les problèmes de santé puisqu’elles les vivent) et que c’est cette confrontation entre savoirs « populaires » (tant pis si le mot est galvaudé) et savoirs « scientifiques » qui permet de dégager des solutions utiles, utilisables et utilisées par les citoyens.
Nous sommes également convaincus que ces « confrontations » doivent être collectives et non individuelles (ce qui nous différencie des néolibéraux) car il ne s’agit pas, pour chacun, de faire valoir ses besoins et ses droits. Le collectif met des questionnements à jour et élabore des réponses qui valent pour tous avant de valoir pour soi. Dans ce mouvement, les intervenants ne se vivent pas comme « consommateurs en quête de satisfactions individuelles » mais comme « acteurs dans et pour la cité ».
Cette réflexion participe de cette dynamique. C’est pourquoi nous le proposons au débat.
Je remercie d'avance ceux qui ne partagent pas nos points de vue de prendre le temps de les entendre et d’y réagir en évitant les raccourcis et/ou les exemples réducteurs. Je remercie également ceux qui y adhèrent, en partie ou en totalité, de leur contribution, exigence qui me permettra d’approfondir et de préciser.
Cette lettre ouverte a pour vocation de s’enrichir des tous les consensus et dissensus sincères qui émergeront de sa lecture.
Le système de santé
Les questions d’organisation du système de santé, du rapport des patients aux professionnels de santé et des professionnels de santé entre eux ont trouvé diverses réponses dans le monde : ces réponses ne sont pas « tombées du ciel » d’un État et n’ont pas surgi du marché par le miracle de la rationalité ou de l’irrationalité de l’un ou de l’autre.
L’organisation d’un système de santé dans quelque pays que ce soit est le fruit d’une histoire et l’héritière de choix politiques, dictés par les tensions et rapports de force entre parties prenantes.
Pour ne prendre qu’un exemple : la prégnance actuelle du pilotage des hôpitaux par les budgets et les indicateurs de performances ne découle pas d’une rationalité immanente contenue dans les tableaux de bord. Dans son ouvrage sur la gouvernance par les nombres, Alain Supiot décode cette illusion du « tout en chiffres » de manière éclairante et démontre qu’elle s’est construite au fil des décennies dans l’affrontement de différentes conceptions de la démocratie sociale.
Donc s'il n’y a pas d’immanence, la définition des indicateurs de performances du système de santé peut et doit faire l’objet d’un débat public. La crise de l’hôpital le démontre, s’il en était besoin.
Les normes de bonne santé et de « bon soin » diffèrent selon les époques, les régions du monde et les cultures : la prise en compte de la douleur est récente dans nos sociétés ; les médecines orientales traitent de dimensions que nous voulons ignorer en Occident ; les interactions entre le physique et le psychique, longtemps ignorées, sont aujourd’hui réévaluées...
Une grandeur unidimensionnelle mesurée par le marché (valeur de l’échange) ne peut pas rendre compte de la complexité de l’acte de soin et elle peut même être la manifestation du pouvoir d’un acteur sur les patients (cf. le scandale des opiacés aux États-Unis).
Ne peut-on concevoir que « les nombres » ne soient pas les seuls outils de mesure de la qualité d’une prise en charge ? Est-il aberrant de penser que leur abus dans le pilotage nie la relation singulière du patient à sa santé et au professionnel qui le soigne ? Ne peut-on admettre que « soigner en moyenne » n’a pas grand sens quand on est confronté à un patient singulier ?
La réponse selon laquelle le marché éviterait ces questionnements pour faire mieux que l’État est pour nous incompréhensible (au sens littéral du terme). D’ailleurs, que serait « mieux soigner » ? Comment apprécier ce « mieux » ? Quels critères retenir ?
Les indicateurs de performances du système de santé
Tout en ayant conscience de leurs limites, nous pouvons convenir que des mesures chiffrées de performances sont utiles, sinon nécessaires. Mais croire à leur totale objectivité est un leurre et interroger leur signification s’impose tout aussi utilement et nécessairement.
Prenons un exemple : supposons qu’après un débat démocratique (nous verrons plus loin ce que cette expression signifie pour nous), la nation ait déterminé qu’un indicateur pertinent de l’efficacité comparée des systèmes de santé est l’augmentation de l’espérance de vie de la population. Il est inutile je crois de justifier ici qu’une telle mesure mérite l'attention. Quels regards porter sur cet indicateur ?
Naturellement, la mutuelle Les Solidaires va « chausser » ses lunettes solidaires pour remarquer qu'en France l’espérance de vie des CSP+ est de 13 ans supérieure à celle des CSP employés et ouvriers. Constater cet écart pour simplement dénoncer les inégalités dont il témoigne ne suffit pas, pour nous. Cet écart ne peut-il pas (ne doit-il pas) être un guide pour l’action ?
Relativement à ce constat, pourquoi ne serait-il pas possible de faire travailler les acteurs de la solidarité, les professionnels de santé, les spécialistes de santé publique, l’Etat et le secteur privé en coopération ?
Pour les convaincre de s’engager, il suffit de rappeler cette évidence « mathématique » : améliorer l’espérance de vie des populations les plus nombreuses (les CSP, en l’occurrence) fera évoluer la moyenne plus significativement que si l’on augmente celle des plus aisés (minoritaires) ? Pourtant, ce raisonnement rationnel ne suffit manifestement pas. Les freins qu’il rencontre méritent eux aussi une analyse.
Tout d’abord, dans notre pays (comme à peu près partout dans le monde), ce sont les CSP+ qui pilotent à la fois l’action publique et l’action privée sur la santé. Quels que soient leur bonne volonté, leur empathie et leur professionnalisme, ces pilotes sont étrangers au vécu des populations les plus fragiles. Or, on découvre aujourd’hui (par exemple à travers les patients experts) que la prise en compte de l’expérience « sensible » des bénéficiaires améliore significativement l’efficacité des réponses. Ceci impose, à nos yeux, de réinventer avec ceux-ci des parcours d’accès à la santé accessibles au plus grand nombre.
En second lieu, donner la priorité aux CSP implique très concrètement d’arbitrer les moyens alloués en leur faveur. Sachant que leur capacité contributive est limitée, la question du financement de ces moyens rejoint (comme en 1945 mais dans un contexte différent) celle des objectifs de notre protection et de notre sécurité sociales aujourd’hui largement focalisés sur les équilibres budgétaires.
En troisième lieu, des écoles de pensée de plus en plus actives renvoient certaines questions de santé à la responsabilité individuelle des citoyens. Cette tendance est illustrée par le développement de ce qu’il est commun d’appeler la « prévention comportementale », dont le raisonnement est le suivant : « si les gens ne veulent pas faire attention à ce qu’ils mangent, fument ou boivent, après tout, on ne voit pas pourquoi on les plaindrait et on ne voit pas pourquoi on les aiderait, ni même pourquoi on les soignerait gratuitement ».
Évidemment, ce raisonnement ne peut nous satisfaire. Pour n’évoquer que l’obésité, avant de renvoyer les personnes concernées à leur hygiène alimentaire, ne faut-il pas s’assurer que tous les autres facteurs (génétiques, par exemple) ont bien été dépistés ? Est-on certain que ce dépistage se concentre sur les groupes de population au sein desquels la prévalence est la plus forte ? Ne faut-il pas également s’assurer que l’accès à des produits alimentaires en faible teneur en sucre est égal pour tous ? Ne faut-il pas travailler pour que l’information sur les risques de telle ou telle habitude alimentaire parvienne à toutes les catégories de consommateurs ?
Le renvoi à la responsabilisation individuelle n’est socialement acceptable que si tout a été fait par ailleurs pour traiter les causes « collectives » des inégalités dans l’accès à la santé.
Supposons cependant, qu’en dépit de tous ces freins, le choix ait été fait de porter la priorité sur l’augmentation de l’espérance de vie des CSP-. Il faut alors se mettre en situation de mobiliser les savoirs disponibles (voire d’engager les recherches) pour identifier les leviers d’action.
Depuis les hygiénistes du XIXe siècle (et c’est encore vrai aujourd’hui), on sait que l’amélioration des conditions de vie a plus d’influence sur l’espérance de vie que les progrès de la médecine. Par conditions de vie, on entend notamment le logement, les conditions de travail, l’environnement etc.
On mesure l’ampleur des problèmes qui se posent aux acteurs économiques concernés. Peut-on espérer que le calcul d’utilité (ou la bienveillance) d’un industriel ou d’un bailleur suffise à le pousser à financer la recherche sur les dégâts de l’amiante ? Peut-on espérer qu’une fois ces dégâts documentés, ce même industriel revoie ses modes de production, que ce bailleur rénove totalement ses immeubles, sans injonction externe ? Parmi ces injonctions, relevons que la pression des scientifiques n’est efficace que pour autant que leurs mises en garde sont portées à la connaissance de la population.
Qui organise l’égale diffusion de cette information, dont il faut rappeler que, pour les libéraux, elle est la condition d’un marché efficient ?
Le coronavirus fournit une autre illustration des inégalités sanitaires. Il nous rappelle brutalement que certaines catégories de populations sont plus exposées que d’autres à des crises de santé publique externes à leur condition : à New York, dans certains départements de l’Île-de-France, il est patent que les zones les plus défavorisées sont les plus frappées. Ceci était déjà vrai pour la peste et, plus près de nous, pour la rougeole. De ce fait, les obligations de vaccination comme de confinement sont non seulement des actes sanitaires mais également des actes de solidarité.
Le développement de politiques de santé publique qui s’attaquent à ces inégalités profite à l’ensemble des citoyens : en limitant les pandémies, en réduisant les coûts du système de santé et aussi parce que personne ne peut savoir s’il ne sera pas un jour concerné. C’est toute la mission de la protection sociale universelle : organiser les solidarités collectives, choisies et conçues démocratiquement, indispensables à la cohésion de nos sociétés démocratiques.
Peut-on imaginer que les seuls leviers d’action soient des incitations non contraignantes en direction des acteurs privés spontanément régulés par la loi de l’offre et de la demande ? Peut-on se contenter d’espérer de la bienveillance philanthropique des plus riches ?
Pour la mutuelle Les Solidaires, l’État est l'un des acteurs incontournables. Mais il ne doit être qu’un instrument au service de politiques décidées démocratiquement. Or, aujourd’hui, la démocratie représentative censée le piloter et le contrôler semble avoir atteint ses limites comme elle semble impuissante à contrôler les grands groupes privés mondialisés.
Une nouvelle forme de démocratie que nous qualifions (pour aller vite) de « délibérative » est à étudier qui doit « embarquer » l’ensemble de la société en évitant que certains ne monopolisent la parole. Mais les institutions et les lieux de cette démocratie, externes à l’État et au marché, restent en grande partie à réinventer.
En matière de santé (ceci vaut pour bon nombre d’autres domaines), cette réinvention aurait plusieurs vertus.
- Elle permettrait de faire émerger des besoins et des situations que les normes étatiques et/ou les échanges marchands ignorent.
- Elle éviterait les tentations technocratiques de ne soigner qu’en moyenne.
- Elle favoriserait l’éducation de la population par la discussion et nous réaffirmons qu’en matière de santé, cette éducation est primordiale.
- Elle permettrait de dégager des consensus qui concourraient à l’acceptabilité des décisions (cf. l’expérience des révisions constitutionnelles en Irlande, avec des conventions citoyennes) donc à leur applicabilité.
Enfin, cette démarche « ferait société » en suscitant des dynamiques collectives actives qui seraient porteuses de bénéfices au-delà de leur objet même (sur ce thème, il serait nécessaire de développer plus largement mais ce n’est pas l’objet ici : on pourra utilement se reporter aux travaux de Jean-Louis Laville sur les associations).
Conclusion
L’exigence (philosophique, scientifique et démocratique) dans l’approche des questions de santé est s'applique à d’autres domaines, dont certains sont évoqués ci-dessus : le rapport à la nourriture donc à l’agriculture, la consommation des biens, la valorisation des services aux personnes, l’éducation, la mobilité, le logement etc.
Collectivement ouvrir ces questions est la condition d’une revitalisation de la démocratie et du vivre ensemble. Il est, selon nous, utopique et irresponsable de se réfugier derrière la magie du marché pour les évacuer.
Nous ne prétendons pas que nos réponses soient les seules possibles. En revanche, nous affirmons que les questions qui les suscitent sont incontournables (1). Nous sommes à l’écoute de démonstrations contre-argumentées, avec une seule exigence méthodologique : ne pas renvoyer les questions sans réponse à l’État ou dans les nuages. C’est précisément dans les espaces de ces non-réponses que les pires populismes prospèrent.
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(1) Nous ne prétendons pas non plus avoir soulevé toutes les questions, loin de là. Pour n’en prendre qu’une seule mise en évidence par le coronavirus : comment se fait-il que le marché de l’emploi valorise cent, deux cents ou trois cent fois plus le métier d’un trader que celui d’un aide-soignant ? La question de l’utilité sociale des professions de soin ne mérite-t-elle pas d’être ouverte ?
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