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20 / 12 / 2019 | 1228 vues
PASCAL DELMAS / Membre
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Harcèlement moral « institutionnel » et « systémique » : les leçons du procès « Orange-France Télécom »

Le harcèlement moral « peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et les formes du management », a déclaré la présidente Cécile Louis-Loyant, citant Jean de la Fontaine, vendredi 20 décembre, lors du jugement du procès de France Télécom : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » (à partir de l'article de Pascale Robert-Diard, paru dans Le Monde ce 20 décembre 2019).

 

Les trois prévenus ont été condamnés à un an de prison, dont huit mois avec sursis, et 15 000 euros d’amende. France Télécom (devenu Orange en 2013) a été condamné à 75 000 euros d’amende, soit la peine maximale prévue. Les autres prévenus ont été reconnus coupables de complicité de harcèlement moral.

 

Ainsi, le tribunal correctionnel de Paris a-t-il fait entrer dans la jurisprudence la notion de harcèlement moral « institutionnel », « systémique », c’est-à-dire comme étant le fruit d’une stratégie d’entreprise « visant à déstabiliser les salariés, à créer un climat anxiogène et ayant eu pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail ». 

 

L’élaboration puis la mise en œuvre du plan Next et de son volet social Act, « marquent un tournant dans la vie de l’entreprise », observe le tribunal, dans lequel « à l’appui de la nouvelle stratégie industrielle, a surgi un objectif de déflation massive des effectifs. Il s’agit d’une politique de gestion des ressources humaines déterminée et menée au plus haut niveau de l’entreprise ».

 

« En assignant à l’entreprise un objectif quantifié s’avérant à l’analyse inaccessible sans porter atteinte au statut d’emploi du plus grand nombre, ses dirigeants font le choix d’une politique à marche forcée », poursuit le tribunal. Le ton de la direction « est donné : ce sera celui de l’urgence, de l’accélération et de la primauté des départs de l’entreprise, de gré ou de force ».
 

Cette décision prise « à un niveau stratégique et dans le cadre d’un environnement par ailleurs instable et de réorganisations constantes peut être qualifiée d’agissement harcelant », indique le jugement. Elle visait à « mobiliser la hiérarchie intermédiaire pour obliger des agents à quitter l’entreprise ». Ainsi, soulignent les juges, les ressources humaines ont-elles été « instrumentalisées au soutien de l’objectif de déflation par la professionnalisation des méthodes de management ».
 

En cela, la direction de l’entreprise ne peut se défausser de ses responsabilités sur les cadres intermédiaires qui n’ont fait que mettre en œuvre les objectifs décidés au sommet de la hiérarchie, précise encore le jugement. « Cette mise en mouvement massive axée sur l’effectivité des départs organisée par les managers a créé un climat anxiogène, déstabilisant les agents qui tombaient alors dans la crainte de ne pas retrouver de poste en raison des 22 000 suppressions programmées ou dans l’angoisse de devoir à tout prix parvenir à s’adapter à leurs nouvelles fonctions sous peine d’être contraints au départ ».
 

Évoquant la fameuse réunion des cadres organisée en octobre 2006 à la Maison de la Chimie à Paris, qui visait à les motiver pour la réussite des « 22 000 départs », le tribunal observe, en citant le philologue Victor Klemperer, que « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir ». En assignant à l’entreprise « un objectif quantifié s’avérant à l’analyse inaccessible sans porter atteinte au statut d’emploi du plus grand nombre, ses dirigeants ont fait le choix d’une politique à marche forcée », dit le jugement.
 

Si « la fixation d’objectifs relève du pouvoir hiérarchique de l’employeur et s’il est admis qu’elle puisse provoquer un certain stress ou une pression, pour autant, c’est à la condition que la mise en œuvre de ces objectifs, fixés raisonnablement, demeure respectueuse des conditions de travail », soulignent encore les juges, en estimant que cette condition n’a pas été respectée chez France Télécom.
 

Par conséquent, relèvent-ils, leur décision de condamnation ne vise pas à « critiquer les choix stratégiques d’un chef d’entreprise, notamment celui d’une politique de déflation des effectifs dès lors qu’elle demeure respectueuse du cadre légal et fixe un objectif accessible sans recourir à des abus. Il s’agit seulement de rappeler aux prévenus que les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits ; qu’il faut concilier le temps et les exigences de la transformation de l’entreprise avec le rythme de l’adaptation des agents qui assurent le succès de cette transformation ».
 

Pour le tribunal, le délit de harcèlement moral présente la « particularité de transférer, insidieusement, le poids de la responsabilité des actes sur la victime, qui alors culpabilise, se remet en cause et peine à identifier la cause de sa souffrance, surtout si cette cause relève d’une organisation qui la dépasse. Ce transfert de culpabilité est d’autant plus dramatique que le travail nourrit et structure l’identité professionnelle mais aussi personnelle. L’emprise alors créée phagocyte la réflexion et isole la personne : elle provoque des failles telles que des conflits de valeurs, l’insatisfaction du travail bâclé, le doute sur la compétence ou amplifie d’éventuelles fragilités antérieures ».
 

Dans le cas du « harcèlement moral institutionnel au travail », les effets individuels sur les salariés se doublent « d’une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes et par l’exacerbation de la performance ».
 

Dans un article publié dans le même journal paru le 19 décembre 2019, par Gaëlle Deharo (enseignante-chercheuse à l’ESCE International Business School - INSEEC University Research Centre) et Sébastien Point (directeur d’Humanis, EM Strasbourg Business School), il sera nécessaire que les directions prennent toute la mesure de ce bouleversement et aillent bien au-delà de « reconsidérer les compétences professionnelles des salariés à leur juste valeur ».


À nos yeux, ce n’est pas une « faute de droit complète » et une « décision de politique totalement démagogique », comme l’indique l’avocat du PDG (notons que l’entreprise avait indiqué qu’elle ne ferait pas appel de son côté) à l’énoncé du verdict.
 

Il est certain qu’il faudrait que, fort de cette affaire, le législateur se décide à encore mieux caractériser le harcèlement moral et surtout à durcir les sanctions prévues et, d’autre part, et que l’administration du travail oblige plus fortement les directions des organisations (privées comme publiques) à respecter leurs obligations légales en matière de politique de prévention des risques professionnels afin qu’elle s’intègre (obligatoirement) dans leur « management du changement », ce qui n’est malheureusement pas suffisamment le cas encore aujourd’hui.
 

En ce sens, il revient au CSE et à ses membres de remettre des avis et recommandations détaillées lors des consultations récurrentes prévues (sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi comme sur les plans annuels de prévention, PAPRIPACT, souvent indigents faute d’évaluation correcte des risques dont celui mis en lumière par ce jugement).

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