Organisations
Allia : deux usines unies face à un seul et même employeur
L’une des dernières innovations technologiques, dans le groupe Geberit, fortement mise en avant par les équipes de communication marketing de sa filiale Allia, est la cuvette Rimfree. Par ce terme entendez « sans bride ». À peine lancés sur le marché, ces nouveaux modèles ont immédiatement connu un succès dépassant les prévisions de ventes du service commercial.
Parfois, l’histoire des grands succès se focalise autour d’une anecdote insolite ou croustillante : c’est l’ironie qui a marqué l’histoire de la société Allia.
Le 17 mai 2016, La direction du groupe Allia annonçait à tous ses salariés de Digoin (Bourgogne) et La-Villeneuve-au-Chêne (Champagne), le projet de fermeture de leurs usines pour un motif économique à peine crédible à l’époque et qui ne l’est plus du tout aujourd’hui après expertise par le cabinet d’expertise comptable Alter.
Cette direction s’attendait certainement à rencontrer quelques difficultés, une ou deux petites grèves par-ci par-là car il est rare d’y réchapper dans ces cas-là, et s’était préparée à entrer en négociation pour fixer les termes des 256 licenciements prévus dans un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), comme le prévoit la loi française. Elle pensait être prête mais c’était sans compter sur la pugnacité des organisations syndicales de ses usines et les actions Rimfree de ses employés (entendez maintenant Rimfree en tant que « débridées »).
Les salariés ont commencé par se fédérer, deux usines unies face à un seul et même employeur. Le mouvement syndical qui en a découlé a été la création d’une intersyndicale regroupant cinq organisations unies comme les cinq doigts de la main, prête à taper du poing sur la table. Là où, traditionnellement, un patronat se sert des discordances syndicales pour trouver des brèches, la direction de la société Allia s’est heurtée à un mur très solide, voire trop solide. Face à l’égoïsme des mécanismes financiers, les salariés et leurs représentants ont fait le seul choix qui leur permettait de rivaliser : celui de la solidarité. C’est sur cette base que les actions les plus débridées ont commencées à voir le jour.
Le 16 juillet 2016, deux bus de salariés en provenance de Digoin et La-Villeneuve-au-Chêne se sont rendus à Montrevel (Ain) pour manifester sur le parcours du Tour de France. Ils ont fait le déplacement avec des banderoles écrites en plusieurs langues et ont élaboré un immense tag peint sur le bitume « Geberit tue nos emplois ». L'objectif était d'être vus par les caméras des médias couvrant l’événement sportif. Premier succès : le pari était un peu fou mais il a été réussi. Des médias français, néerlandais, allemands et même russes ont diffusé les images.
Le groupe Geberit est une multinationale au chiffre d’affaires très européen ; les salariés entendaient bien ne pas se laisser enfermer dans leurs frontières mais porter leur combat pour la sauvegarde de leurs emplois sur la scène internationale. Le 21 octobre 2016, ils sont repartis en Suisse pour manifester devant le siège social du groupe. Mobilisant les élus locaux, leurs familles, d’anciens salariés et des habitants des deux bassins d’emplois concernés avec succès, ils ont débarqué à plus de 400 devant les portes du siège de Geberit. Du jamais vu ! Les médias suisses s’en sont délectés pendant 15 jours et quelques-uns ont continué de relayer le combat de les Gaulois.
Au mois de novembre 2016, c’était au tour de la chaîne néerlandaise Nieuws Uur, d’entrer en contact avec l’intersyndicale. L'objectif était de réaliser un reportage décrivant le déclin de l’industrie de l’ouest au profit des pays européens de l'est émergeants. Le document est saisissant, le contraste entre la vieille Europe et la Pologne profitant du dumping social légalisé par l’Union européenne s’affiche en grand. Un patron français, tenancier d’une usine polonaise, se targue même des affaires qu’il réalise à l’est.
Toujours en novembre, une délégation des élus au comité central d’entreprise, accompagné de leur avocat, sont partis au Portugal pour rencontrer leurs collègues de l’usine de céramique sanitaire Geberit Produçao. Persuadés que leur direction ne leur disait pas tout, ils ont découvert l’ampleur du mensonge général dans lequel leurs dirigeants tentaient de les faire baigner. Ils ont recueilli des témoignages affligeants sur les conditions de travail de leurs collègues portugais auxquels rien n’est épargné (maladies professionnels, conditions de travail dégradantes, heures supplémentaires dépassant le cadre légal portugais, peur de la direction, élections syndicales irrégulières, aucune information du reste du groupe et du projet risquant de frapper les usines françaises).
Peu avant les fêtes de Noël, les salariés ont amorcé un bras de fer, qui a affecté le portefeuille du groupe Geberit. Le blocage des usines initié le 7 décembre 2016 a duré jusqu’au 16 janvier 2017 sans discontinuité. Durant cette période, plus aucun camion n'est rentré ni sorti durant cette période et donc plus aucune facture n'a été émise sur les deux sites. Interviewé durant la grève, un salarié déclarait, « l’usine n’a pas connu un tel mouvement social depuis 1979. À l’époque, on se battait pour obtenir le treizième mois et la prime de vacances ».
Malgré un gros effort de réorganisation de la direction logistique pour honorer les commandes à tout prix, les retards se sont accumulés et ont atteint un niveau rarement égalé. « Si notre direction mettait autant d’énergie dans un projet alternatif pour diminuer les conséquences sur les emplois, ce projet serait déjà entériné depuis longtemps. Tout n’est qu’une question de motivation : s’ils sont prêts à accepter une mauvaise presse et des pertes sèches sur leur chiffre d’affaires pour maintenir ce projet de double fermeture dont le motif économique n’a pas été validée par un expert, c’est que leur objectif est ailleurs », fait remarquer Pierre-Gaël Laveder, représentant syndical.
Le mois de janvier a accouché de l’événement le plus croquignolesque de cette histoire, qui ressemble de plus en plus à une mauvaise farce de la direction à ses salariés. Après avoir opéré à un bluff phénoménal sur sa stratégie, les dirigeants français Marc-Antoine Muller (DG) et Daniel Corouge (DRH) avaient annoncé par voie de fait que le document unilatéral précisant les modalités du PSE serait déposé au ministère du Travail pour homologation alors que les organisations syndicales n’avaient à aucun moment été mises à contribution dans son élaboration via la négociation. C’est donc un document dit unilatéral, rédigé uniquement par l’employeur, qui devait être présenté à l’inspection du travail. La loi l’autorise mais un employeur ne peut prétendre « être de bonne foi » à travers une telle démarche qui peut paraître surprenante dans un groupe qui prône avoir comme soucis premier le bien-être de ses salariés dans sa communication interne. Au mois de décembre, les membres du CCE avaient été informés que la direction du travail avait sommé la direction Allia, filiale du groupe Geberit, de régulariser des élections professionnelles avant de continuer sa procédure de licenciement. Laissant la direction « cocoricoter », les membres du comité central d'entreprise ont patiemment attendu la date de fin de l’information/consultation fixée au 16 janvier 2017 pour les voir enfin prendre une sage décision et « suspendre » la procédure, selon leurs termes, dans l’attente d’une mise en conformité avec la législation du travail sur les élections professionnelles. Les salariés se félicitent de cette première victoire.
Le dossier Allia est une véritable caricature de plan social : un patron étranger qui souhaite délocaliser dans des pays à bas coût sans aucun motif économique. Un groupe aux résultats florissants et en constante augmentation qui rachète et fait le ménage dans ses structures les plus contraignantes socialement et les plus complexes en termes de législation fiscale, la France bien sûr ! Pays dans lequel les salariés ont des droits et dont on ne peut disposer à loisirs sans consulter les représentants du personnel élus par voie électorale. C’est compliqué vu de l’extérieur pour des dirigeants habitués à une économie mondialisée et des pratiques débridées dans les pays émergeants.
Alors la question que devrait se poser aujourd’hui nos politiciens dans leur campagne pour la présidentielle est la suivante : peut-on laisser notre industrie péricliter au profit d’une économie Rimfree qui ne profite même plus à ses concitoyens mais à des financiers sans scrupules et peut-on faire campagne sans même aborder ce sujet comme un sujet de fond ?