Participatif
ACCÈS PUBLIC
26 / 10 / 2017 | 116 vues
Michel Le Clainche / Membre
Articles : 8
Inscrit(e) le 26 / 05 / 2015

Management public et responsabilité des comptables publics

Les récentes réformes du régime de responsabilité des comptables publics ont accentué son éloignement des réalités de la gestion publique. Par une sorte de compensation, les juridictions financières ont développé des activités plus proches de la gestion publique. Un recentrage de la Cour des comptes sur l’audit externe et une responsabilité des ordonnateurs rendraient le système de responsabilité des comptables plus compatible avec les exigences du management public.
 
Le système de responsabilité des comptables publics est l’un des dispositifs les plus
anciens et les plus perfectionnés de « redevabilité ».

  • La « redevabilité » (ou obligation de rendre des comptes) est issue, d’une part de l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et, d’autre part, du concept anglo-saxon d’accountability.

Au moment où cet objectif s’intègre dans les principes d’un management public de qualité, il peut être intéressant de se demander dans quelle mesure la responsabilité des comptables publics peut, elle aussi, participer à cette modernisation de la gestion publique.
 
Or, bien que l’on puisse relever de nombreux liens, dans le secteur privé comme dans le secteur public, entre la comptabilité et le management, les deux disciplines sont fortement cloisonnées. L’expérience quotidienne de la vie administrative, comme l’enseignement ou la recherche ou l’histoire récente de la réforme de l’État confirment cette dichotomie (2).
 
Cette séparation de la sphère des procédures financières de celle de la gestion publique est expliquée sans difficulté par les juristes qui se réfèrent au principe de base de la séparation des ordonnateurs et des comptables. Il a été posé à la Restauration lors de l’émergence du droit parlementaire et du droit de la comptabilité publique (3) avec pour finalité principale de protéger les ministres de la curiosité des parlementaires (Gloux, 2013). Il a été maintenu solidement au XXème siècle et confirmé avec quelques accommodements par le décret du 7 novembre 2012 sur la gestion budgétaire et comptable publique.
 
Une telle présentation n’est pas satisfaisante du point de vue du management public. Le système de contrôle de la régularité financière n’est pas en cause dans son principe même.
 
Dans une démocratie, il est essentiel que les citoyens disposent de la garantie d’un usage de l’argent public conforme au droit et, compte tenu des enjeux, on peut comprendre qu’un système spécifique soit organisé à cet effet. En revanche, il est permis de s’interroger sur les modalités de ce contrôle et sur ses effets sur la gestion des organismes publics. En effet, les décisions des gestionnaires et les missions des comptables, privés ou publics, s’inscrivent dans des processus qui sont en continuité : stratégie, décisions opérationnelles, programmation budgétaire, exécution des dépenses et recettes, comptabilité, suivi…
 
L’informatisation a accentué cette conception fluide et intégrée des processus administratifs. La collaboration des gestionnaires et des comptables est indispensable et le décret GBCP en a d’ailleurs pris acte.
 
On peut se demander aujourd’hui si les fondements du contrôle de la régularité financière qui repose sur la séparation des acteurs, sur les contrôles réciproques voire un principe de méfiance, sur la normalisation, le respect des formes et des procédures etc. sont bien compatibles avec les exigences de rapidité, d’adaptation aux circonstances, de vision transversale, de délégation des responsabilités et de coopération qui sont développées dans le cadre du management public.

Un contrôle juridictionnel des comptes très éloigné des exigences du management public

Dans ses grandes lignes, ce dispostif est resté conforme aux principes définis au milieu du XIXème siècle. Il est aujourd’hui très éloigné des préoccupations des managers publics.
 
Une procédure ancienne, juridictionnelle et spécifique
 
Le système de contrôle des comptes publics repose sur les diligences des comptables
publics qui ont le monopole du rôle de payeur des organismes publics et, à ce titre, doiven exercer un contrôle de la régularité financière de la dépense et des recettes. Cette mission s’exerce sous le contrôle des juridictions financières qui en définissent les normes. En cas de manquement à ses obligations de contrôle, la responsabilité du comptable peut être mise en jeu par le juge (article 60 modifié de la loi de finances du 23 février 1963).
 
Cette responsabilité est très large. Le comptable répond de son administration mais aussi des actes de ses collaborateurs et même, dans certaines conditions, de celles de ses prédécesseurs. Elle est très formaliste. Le comptable public n’a pas, en théorie, à contrôler la légalité interne des actes de l’ordonnateur et, encore moins, leur opportunité. Ce contrôle du comptable sur l’ordonnateur est, en principe, exhaustif : toutes les dépenses et toutes les recettes sont sensées faire l’objet d’un contrôle préalable à leur paiement.
 
De son côté, le juge reçoit toutes les pièces comptables et, lorsqu’il décide d’examiner un compte, il le fait d’une manière systématique.
 
Ce système est très abstrait. Il est réputé « objectif » selon l’adage : « le juge contrôle les comptes et non les comptables ». Il met en scène « le » comptable et l’ordonnateur. Il prend assez peu en compte les enjeux et les circonstances.
 
Les réformes de 2008 et de 2011, qui renforcent l’office du juge, ont encore accentué le caractère juridictionnel du contrôle des comptes. La loi du 28 octobre 2008 a adapté les procédures juridictionnelles aux principes du procès équitable défini par la Convention européenne des Droits de l’Homme et a renforcé la juridictionnalisation de la procédure : audience publique, renforcement du contradictoire, séparation des phases d’instruction, de poursuites et de jugement…
 
La loi du 28 décembre 2011 modifie l’équilibre entre le juge financier, le comptable
public et le ministre des Finances, supérieur hiérarchique des comptables. Elle maintient l’essentiel du dispositif antérieur dans les cas où le manquement a causé un préjudice à la collectivité sous réserve qu’un minimum « irrémissible » soit laissé à la charge du comptable fautif. Dans les cas où l’irrégularité relevée par le juge ne créé pas de préjudice, le juge peut mettre à la charge du comptable une somme forfaitaire également irrémissible mais modulable en fonction des circonstances.
 
Malgré les efforts de la doctrine, des juridictions financières et du Conseil d’État, ce
dispositif reste complexe et plein d’incertitudes (Damarey, 2016). Par exemple, nous savons que les sommes irrémissibles, calculées d’après un pourcentage relativement modeste du montant du cautionnement du comptable, s’imposent « manquement par manquement et non exercice par exercice » (4).
 
En revanche, la notion clef de préjudice est encore incertaine. Le service effectué (livraison des marchandises, exécution des heures supplémentaires, subventions versées…) ne suffit pas toujours à justifier une opération; il faut que les pièces du dossier (par exemple, une délibération) apportent la preuve que l’opération était explicitement approuvée par la collectivité. Les manquements considérés comme ne causant pas de préjudice apparaissent de pure forme et sont parfois sanctionnés de l’amende « maximale ». Un certain nombre d’irrégularités ne justifiant pas de débet dans le système antérieur est désormais sanctionné par ce qui ressemble bien à une « amende »… (Damarey, Lascombe et Vandendriessche, 2016 ; Girardi, 2017).
 
Un système très éloigné des préoccupations du management public
 
Le nouveau régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics n’est pas encore parfaitement rôdé et n’a peut être pas encore donné toute sa mesure.
 
Personne ne prendrait aujourd’hui le risque de remettre cet édifice en cause : ni le juge, très attaché à son statut juridictionnel, ni la doctrine qui commente avec brio un système complexe et raffiné, ni les comptables qui n’osent compromettre l’équilibre difficilement atteint entre l’office du juge et le pouvoir de l’administration des finances.
 
Il fait cependant l’objet de certaines critiques. La doctrine regrette cependant la réticence à élargir l’office du juge pour l’autoriser à prendre en compte les circonstances de l’espèce.
 
Dès maintenant, il arrive heureusement que les juges aillent au-delà d’un simple constat d’un manquement aux règles formelles mais avec une grande prudence car ni la lettre, ni l’esprit des textes n’ont ouvert cette possibilité que pour le cas des sanctions d’un manquement n’ayant pas causé de préjudice. Il n’est d’ailleurs pas certain que l’administration et les comptables soient favorables à un dispositif qui conduirait le juge à examiner de près les conditions d’exercice de leur mission.
 
On peut aussi relever que le mythe du contrôle exhaustif est de plus en plus fragilisé. Il a commencé de l’être, d’une part, par l’officialisation dans le décret du 7 novembre 2012 du contrôle sélectif de la dépense par le comptable, par la possibilité pour le juge de tenir compte des plans de contrôle sélectif pour autoriser une remise gracieuse totale en cas de préjudice ou pour apprécier les circonstances en cas d’absence de préjudice. Par ailleurs, le juge reconnaît de plus en plus explicitement qu’il pratique lui-même une programmation et une sélection des contrôles.

Le système de « redevabilité » financière » apparaît très éloigné des exigences du management public.Le pas qui consisterait à tenir compte de la qualité de l’ensemble des démarches du comptable et des enjeux des irrégularités relevées plutôt que d’attacher une importance apparemment égale à toute irrégularité même formelle, pourrait être franchi assez aisément (5).
 
D’une manière générale, le compromis élaboré en 2011 reste fragile. Pour une partie de la doctrine cette réforme est « inachevée » et pourrait évoluer, notamment par une distinction plus radicale entre les sanctions « punitives » qui visent au respect des règles financières et les sanctions « restitutives » qui ont pour objet l’indemnisation éventuelle des collectivités publiques (Damarey, Lascombe, Vandendriesche, 2016).
 
Enfin, on peut se demander quel est l’effet de ce dispositif. Les sommes qui restent en définitive à la charge des comptables publics sont modestes (rapport 2016), ce qui est critiqué par la doctrine (Damarey, Lascombe, Vandendriesche, 2016).
 
Les assurances et le pouvoir de remise gracieuse qui subsiste en atténuent largement les effets. Même si ce système, avant comme après la réforme, contribue incontestablement au maintien d’une culture de rigueur chez les comptables et leurs équipes (Maupas, 2013) et les aide à s’imposer face aux ordonnateurs, on peut s’interroger sur la lourdeur et la complexité des moyens mis en œuvre.
 
Ainsi, le système de « redevabilité » financière » apparaît très éloigné des exigences du management public.
 
On peut objecter que tel n’est pas son objet puisqu’il se borne à un contrôle de régularité. Toutefois, tout se passe comme si l’extension et la promotion de nouvelles missions venait compenser les limites de la fonction initiale de jugement des comptes.
 
Le juge des comptes s’investit de plus en plus dans d’autres formes de contrôle plus proches de la gestion publique
 
Le contrôle des comptes s’est enrichi de multiples fonctions qui s’en éloignent et qui tendent progressivement à occuper l’essentiel de l’activité des membres des juridictions.
 
Une nouvelle responsabilité financière, la qualité comptable
 
La qualité comptable est une notion globale qui s’apprécie au niveau de l’organisme et envisage la comptabilité comme le support nécessaire de la gestion. Elle vise à donner aux
responsables une assurance raisonnable de la conformité de la comptabilité aux normes et aux standards professionnels prédéfinis pour atteindre les objectifs de régularité, de sincérité et d’image fidèle de la situation financière et du patrimoine.
 
En aval, le contrôle de la qualité comptable aboutit à la certification de la comptabilité qui peut être pure et simple, avec réserves ou refusée.
 
En amont, elle s’appuie dans l’organisation sur l’audit et le contrôle interne comptables, confiés à des auditeurs extérieurs ou disposant d’une certaine autonomie. Le contrôle comptable s’intègre désormais dans une fonction plus globale de maîtrise des risques (chapitre 4 du décret GBCP du 7 novembre 2012).
 
La qualité comptable est prévue et organisée par la Constitution (article 47-2), par les lois organiques (art. 58-5 de la LOLF et art. 12 de la LO relative aux LFSS) et par le décret GBCP. Très naturellement, la Cour des comptes y prend une part déterminante. La Cour se réserve les actes de certification les plus importants : comptes de l’État, des caisses nationales de sécurité sociale…
 
Les rapports de la Cour constituent un élément important d’information du gouvernement, du Parlement et des citoyens au moment de l’élaboration des lois de règlement et des lois de financement de la Sécurité sociale. Les autres organismes publics relevant de la Cour (universités, établissements publics de santé et autres établissements publics) sont soumis à une certification par des commissaires aux comptes sous la surveillance de la Cour qui publie chaque année un rapport d’ensemble sur l’exercice de certification des organismes publics.
 
Au sein des services de l’État, l’audit comptable et le contrôle interne comptable ont été organisés, notamment par le décret du 28 juin 2011 et la circulaire du 30 juin 2011) et tendent à se généraliser. Dans les établissements publics, les conseils de surveillance et d’administration s’adjoignent des comités d’audit qui s’appuient sur le travail des commissaires aux comptes et des directeurs financiers.
 
L’article 110 de la loi NOTRE du 7 août 2015 a prévu que la Cour des comptes coordonne une expérimentation pour les collectivités territoriales dont les produits de fonctionnemen excèdent 200 millions € en 2014. Outre la garantie de pouvoir asseoir les analyses de
gestion sur une comptabilité représentative de la situation financière, la certification confère aux organismes publics un atout important à l’égard de leurs banques ou autres créanciers.
 
Les comptables publics participent à cet exercice puisque, selon la LOLF, ils sont les garants de la qualité comptable. Il existe d’ailleurs un lien direct entre les deux missions, au moins sous l’angle de la régularité et de la sincérité.
 
La mission traditionnelle d’examen de la gestion et l’évaluation des politiques publiques
 
Les juridictions financières ont traditionnellement pour mission d’informer l’autorité exécutive du « bon emploi des deniers publics » en se fondant sur le jugement des comptes (7).
 
L’examen de la gestion est donc considéré comme l'une de leurs missions traditionnelles à côté du contrôle des comptes des comptables publics. Cette mission mobilise des moyens importants à la Cour et, plus encore, dans les chambres territoriales et régionales. Elle est réalisée à partir de l’examen des comptabilités soumises à ces juridictions et fait l’objet d’une programmation de plus en plus élaborée. La Cour ne cache pas que l’examen de la gestion alimente les programmes de contrôle des comptes en permettant de détecter les organisations qui présentent des points faibles.
 
Comme son nom l’indique, l’examen de la gestion s’intéresse à la qualité de la gestion, c’est à- dire au minimum à l’économie des moyens, à l’efficience et à l’efficacité de la gestion publique.
En ce qui concerne la pertinence, la Cour prend soin de s’en tenir aux objectifs posés par les responsables des entités publiques sans y substituer sa propre appréciation sur la pertinence des politiques (8). Ces observations font l’objet d’insertions dans le rapport public annuel, qui a été longtemps la seule publication de la Cour, de rapports particuliers ou de référés.

Cependant, l’examen de gestion est de plus en plus difficile à distinguer d’une évaluation globale de politique publique.
 
L’évaluation des politiques publiques a été introduite en France par la circulaire Rocard du
23 février 1989 dans le cadre de la politique de renouveau du service public après le rapport de Patrick Viveret. Elle a d’abord pris une forme assez rigoureuse du point de vue méthodologique sous la surveillance du conseil supérieur de l’évaluation. Les critères d’indépendance, de pluralité et d’objectivité ont été rigoureusement respectés.
 
Une démarche d’examen a posteriori de politiques publiques, moins rigoureuse, a été organisée dans le cadre de la réforme de l’État, notamment avec les études de la RGPP et la relance de l’évaluation dans le cadre de la démarche de modernisation de l’action publique en 2012 (Nioche, 2016).
 
Cette technique a reçu une consécration constitutionnelle lors de la révision de juillet
2008 (article 47-2 C) qui a formellement désigné la Cour des comptes comme chargée d’assister le gouvernement et le Parlement en matière d’évaluation de politiques publiques, dispositions précisées par les articles 57,58-1 et 58-2 de la LOLF et l'article 11-3-1 du code des juridictions financières.
 
De nombreuses autres instances ont reçu compétence ou se sont emparé du thème de l’évaluation, notamment le Commissariat France Stratégie, le Conseil économique,
social et environnemental et les inspections générales (RFAP, 2013 ; 2015). La Cour des
comptes a particulièrement bien réussi son investissement dans ce domaine par un considérable travail préalable de méthodologie (Migaud, 2013 ; Hayez, 2015). Elle apporte à cette démarche les qualités qui lui sont propres : l’indépendance, la collégialité et le principe du contradictoire, qualités qu’elle tient de son  statut juridictionnel.
 
Ces activités nouvelles mobilisent des moyens importants dans les juridictions financières et tendent à empiéter sur le temps disponible pour les activités traditionnelles, notamment le jugement des comptes (9). Le risque n’est pas tout-à-fait négligeable que cette fonction, qui contribue fortement à la notoriété de la Cour et des CRCT, dévalorise progressivement, à l’intérieur de la Cour et dans l’opinion, la fonction de jugement des comptes.

Le système de redevabilité financière pourrait être recentré sur l’audit externe des comptes et de la gestion publique

Une clarification et une simplification de la présentation des missions du juge financier sont
envisageables en articulant mieux les différents dispositifs et en y intégrant une réforme régulièrement différée : celle de la responsabilité des gestionnaires publics.

Une articulation différente des diverses missions de la Cour est envisageable.

Le rapprochement des différentes fonctions de la Cour peut laisser entrevoir une évolution possible de l’exercice de missions. En effet, les missions de la Cour (juger, contrôler, évaluer et/ou assister le gouvernement et le Parlement et certifier) (Deeschemaeker, 2005 ; Kersauson, 2015) sont généralement présentées bien distinctement, chacune avec ses finalités, ses méthodes et sa logique propres bien que l’extension progressive de la sphère d’actions de la Cour semble procéder naturellement par glissements progressifs d’un domaine à l’autre : l’examen de la gestion à partir de l’examen des comptes et l’évaluation des politiques publiques à partir de l’expérience acquise dans les missions historiques.
 
Or, une certaine contagion des méthodes n’est pas inenvisageable.
 
Ainsi, les méthodes utilisées pour la certification des comptes pourraient être progressivement transposées au jugement des comptes : sélectivité des contrôles, prise en compte des enjeux et vision globale de la qualité de la gestion.
On observera que, dans le secteur privé, on attache une plus grande importance aux résultats de la révision des comptes par les commissaires aux comptes qu’à une surveillance exhaustive de l’activité des comptables alors que le secteur public cumule les deux modes de contrôle sans s’interroger sur leur articulation.
 
Quant aux modèles étrangers, il semble qu’ils ne superposent pas une procédure rigoureuse de contrôle externe de la régularité des comptes des collectivités locales et une procédure de certification (Chouvel, 2016).

Par ailleurs, il devient de plus en plus difficile de distinguer la mission d’examen de la gestion de celle d’évaluation. L’une ou l’autre peuvent porter sur des organismes ou sur des politiques (Descheemaeker, 2005). L’une et l’autre abordent des thèmes qui dépassent les sujets comptables et financiers (10).
 
Désormais, tous les rapports se terminent par des recommandations qui font l’objet d’un suivi. Il est d’ailleurs de plus en plus difficile de distinguer les insertions du rapport public annuel, les rapports particuliers, les référés et les rapports d’évaluations par des critères tenant à la méthode, l’objet ou le résultat des enquêtes et contrôles.
 
Ces observations sont valables pour la Cour comme pour les CTRC (11). Les spécialistes de
l’évaluation des politiques publiques estiment d’ailleurs que les rapports de la Cour ne méritent pas tout-à-fait le label d’évaluation de politiques publiques : l’approche reste principalement financière, la participation des parties prenantes est limitée, le recours aux sciences sociales très insuffisant (Nioche, 2016).
 
En réalité, les missions de la Cour et des juridictions financières restent centrées sur l’audit
externe des comptes et de la gestion publique. Un regroupement des méthodes de contrôle des comptes et de certification des comptes, d’une part, et de celles d’examen de la gestion et d’évaluation, d’autre part, autour des méthodes d’audit externe pourrait donc être concevable. Il permettrait une approches plus réaliste de la gestion publique par les juridictions financières et rapprocherait le modèle français de celui des instituts supérieurs d’audit du monde anglo-saxon qui n’ont pas de statut ou de fonctions juridictionnels.
 
Les questions d’articulation et de cohérence entre les fonctions juridictionnelles et les fonctions non-juridictionnelles de la Cour avaient d’ailleurs été posées dès 2009 (Lascombe, 2009 ; Moreau, 2009 ; Duffy-Meunier, 2010) (12). Cependant, la Cour, qui tient à ses fonctions juridictionnelles et qui se situe à égale distance du gouvernement et du Parlement, défend son modèle original dans les organisations internationales.
 
Vers une responsabilité managériale et financière des ordonnateurs ?

 
La responsabilité personnelle des comptables publics a été conçue comme un substitut à la
responsabilité des ordonnateurs qu’on a voulu protéger des interférences des juges ou de l’opinion (Gloux, 2013). Un faible palliatif a été organisé en 1948 par la création de la Cour
de discipline budgétaire et financière (loi du 25 septembre 1948). Du fait des modalités très restrictives de sa saisine, du champ très limité des personnes couvertes par sa juridiction (qui exclut les ministres et les élus locaux sauf cas d’inexécution de décisions de justice et de réquisition de paiement en vue de procurer un avantage indû à autrui), de la lourdeur et des particularités de sa procédure, cependant validées par le Conseil constitutionnel (QPC 24 octobre 2014), la CDBF a une activité réduite. Elle a rendu 212 décisions depuis sa création.
 
La voie d’une extension des compétences et des pouvoirs de la CDBF est ouverte (Damarey, 2015) : rendre les ministres et les élus locaux justiciables (quitte à en préciser les conditions), élargir la saisine, diversifier les sanctions de manière à les adapter aux circonstances…

Des réformes plus radicales ont été envisagées

On peut imaginer que le juge prendrait la peine de rechercher le responsable effectif des manquements constatés plutôt que de les imputer exclusivement au seul « payeur ».En écho au souhait du Président de la République de voir la Cour devenir le « grand corps d’audit dont le pays a besoin », le premier président Philippe Séguin avait élaboré un projet global de réforme des juridictions financières en 2009, comportant entre autres une
responsabilité financière des ordonnateurs devant la Cour des comptes. Ce projet a été déposé et a fait l’objet de débats parlementaires mais s’est heurté à l’opposition du Sénat et a été « enterré » sans beaucoup de regrets.
 
Il est cependant évident qu’une telle réforme correspondrait à l’exigence croissante de rigueur de gestion et de moralisation de la vie publique (13). Il est probable qu’un tel mécanisme aurait une influence notable sur la responsabilité des comptables publics. On peut imaginer que le juge prendrait la peine de rechercher le responsable effectif des manquements constatés plutôt que de les imputer exclusivement au seul « payeur » sans tenir compte des circonstances de la gestion sous prétexte que le juge contrôle objectivement la régularité des comptes (14).
 
Sans attendre un hypothétique renforcement de la responsabilité personnelle, financière ou
pénale des gestionnaires, on peut cependant souhaiter l’instauration d’une véritable
responsabilité managériale (Barilari, 2005 ; Lamarque, 2016) esquissée par la LOLF dans la
ligne des préceptes du new public management (délégation de responsabilité, direction
par objectifs, globalisation des budgets, fongibilité des crédits…) associée à une responsabilité effective (obligations de comptes rendus, dialogue de gestion, rapports de performance, évaluation expost...).
 
Ces outils ont pu constituer l’ébauche d’une nouvelle gestion publique, voire d’une « révolution » de la gestion publique. Après dix ans de mise en œuvre, on ne peut que constater que la conjoncture financière plutôt favorable à un contrôle sévère de la soutenabilité budgétaire des décisions, les insuffisances propres à certains outils (l’architecture des budgets opérationnels de programme, les excès du « reporting », la fiabilité variable des indicateurs (Brunetière, 2006, 2013), la confiance excessive mise dans des dispositifs qui ont été impuissants à modifier la culture administrative n’ont pas encore permis le déploiement d’une véritable responsabilisation des gestionnaires.
 
S’y sont ajoutées les tendances permanentes à la centralisation qui se traduisent par le fléchage des crédits, les instructions détaillées sur leur emploi, la multiplication des indicateurs de moyens et d’efficience, la remontée des crédits de personnel dans des BOP nationaux (15)...
 
Ainsi, un dispositif de modernisation de la gestion publique s’est assez vite transformé, sur certains points (notamment pour les services déconcentrés), en obligations formelles sans beaucoup de rapport avec les conditions réelles de la gestion. Mais on peut cependant ne pas être totalement pessimiste sur la possibilité de voir se reconstituer à terme les conditions d’une véritable responsabilisation des gestionnaires (Lamarque, 2016) qu’esquisse, par exemple, la nouvelle rédaction de la charte de la déconcentration (décret du 7 mai 2015).

Le système de redevabilité le plus ancien et le plus perfectionné est devenu peu adapté aux exigences du management. Les dispositifs qui l’ont complété mériteraient d’être clarifiés et l’ensemble mieux articulé autour des méthodes de l’audit externe assurant un contrôle des comptes plus sélectif et plus réaliste et une appréciation des politiques publiques dans laquelle les juridictions financières apporteraient leur grande expertise.

Pour une approche plus managériale

L’approche trop exclusivement juridique des questions de redevabilité doit-elle laisser la
place à une approche plus managériale qui serait plus réaliste, plus globale, mieux adaptée
aux enjeux et, surtout, plus compréhensible par l’opinion ? Au lieu d’être fondée exclusivement sur un principe artificiel de séparation des ordonnateurs et des comptables reposant sur la méfiance entre acteurs publics, la garantie d’efficacité de la gestion publique pourrait davantage résulter d’une coopération effective soumise, le cas échéant, à un contrôle externe plus démocratique.
 
Les avantages du principe historique de séparation pourraient ainsi être utilement complétés par une meilleure prise en compte des exigences du management. L’amorce en a d’ailleurs été faite dans le décret du 7 novembre 2012, par exemple par l’organisation de la collaboration dans l’exécution des différentes phases de la dépense permise par le logiciel Chorus (centres de services partagés, services facturiers) ou par la reconnaissance du contrôle sélectif de la dépense (contrôle hiérarchisé, contrôle allégé en partenariat) par le juge des comptes.
 
Ainsi, la comptabilité publique serait perçue par ses acteurs et leurs autorités de contrôle moins comme une obligation formelle ou une fin en soi et davantage comme la condition préalable d’un bon management au service des politiques publiques et des citoyens.
 
1) Cet article reprend l’essentiel d’une communication au colloque « Rendre des comptes - rendre compte » organisé par l’ENA et la Revue française d’administration publique (RFAP) à Strasbourg, les 31 mars et 1er avril 2016, dont l’intégralité a été publiée par la RFAP, n° 160, sous le tire « Redevabilité financière et redevabilité managériale : indépendance, concurrence, complémentarité ».
2) Ni la RCB des années 1970, ni la LOLF n’a été, malgré les ambitions de leurs promoteurs, les moteurs d’un grand mouvement de réforme administrative. La RGPP s’est développée entre 2007 et 2012, indépendamment de la LOLF (Kott 2010, Nioche 2016, Le Clainche,2016).
3) Ordonnance des 14 et 17 décembre 1822, reprise dans l’ordonnance du 31 mai 1838, le décret du 31 mai 1862, le décret du 29 décembre 1962 et l’article 9 du décret du 7 novembre 2012. Ce principe n’a pas de valeur constitutionnelle, ni même législative : Conseil d’État 22 février 2008, Syndicat national des services du Trésor FO ; Cour des comptes 4ème chambre, 28 octobre 2012, Lycée Clémenceau de Sartène. 
4) CE 21 mai 2014, Conservatoire du Littoral pour les sommes non rémissibles ; CE 27 mai 2015, pour les laissés à charge après remise gracieuse.
5) Ainsi que l’a évoqué, au moins en matière de recettes, le Procureur général dans ses allocutions du 15 janvier 2015 et du 12 janvier 2016 lors des audiences solennelles de rentrée.
6) D’après les chiffres publiés dans le rapport public annuel de la Cour des comptes 2017, les débets moyens s’élèvent à 33 000 € devant la Cour et à 3 500 € devant les CRTC. Le montant des remises gracieuses, donc des laissés à charge, n’est pas public mais la Cour indique que les laissés à charge après avis de la Cour s’élèvent à 904 €. Le montant moyen des sommes irrémissibles s’élève environ à 250 €.
8) En ce qui concerne les collectivités territoriales, la loi elle-même a encadré le champ de l’examen de la gestion (article L 211-8 du Code des juridictions financières).
9) D’après le rapport public annuel 2017, la Cour a élaboré en 2016 : 32 référés, 12 rapports particuliers, 9 rapports thématiques, 17 rapports d’enquêtes à la demande des assemblées parlementaires et 5 rapports d’évaluation de politiques publiques.
10) Par exemple, au cours du seul mois de mars 2017, la Cour a publié des rapports particuliers relatifs à la Société française de financement local (SFIL), le centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), l’ADEME et des référés comportant des recommandations sur des sujets aussi divers que : le fonds de prévention des risques naturels majeurs, le logiciel de gestion du personnel de l’Éducation nationale (SIRHEN), les frais de fonctionnement de la Caisse des dépôts, la gestion du fonds d’épargne, le remplacement des enseignants absents, le droit au logement opposable, les institut d’études politiques en région, le réseau des associations familiales et l’aide juridictionnelle.
11) À titre indicatif, la Chambre régionale des comptes de Bourgogne a participé à 17 enquêtes de la Cour en 2015. Quant à ses missions d’examen de la gestion, la Chambre estime que seulement 10 % d’entre elles ont porté sur des questions de régularité.
12) Dès 2001, un ancien directeur du budget faisait remarquer que les principes de séparation des ordonnateurs et des comptables et de responsabilité personnelle des comptables « n’étaient pas compatibles avec une logique dans laquelle le dialogue politique entre l’exécutif et le législatif porte sur l’efficacité de ladépense ». (Bouton, 2001 ).

Pas encore de commentaires