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Michel Berry / Abonné
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Management: La saisissante modernité de Mary Parker Follett

Ils ne nous avaient pas attendus....On pense souvent que le management est né au XXème siècle, alors qu’il remonte à bien plus loin, jusqu’à la Grèce antique. Des retours éclairants sur ce passé peuvent donner à penser aujourd’hui…

 

Il y a cent ans, Mary Parker Follett était l’une des grandes figures du management. Retour pour Elucidations Managériales sur cette pionnière, qui faisait l’éloge des différences et des “conflits constructifs”....par Marc Mousli, prospectiviste, auteur, cadre supérieur honoraire à la SNCF

 

 

L’étoile la plus brillante au firmament du management

 

« J’ai souvent lu que l’entreprise se définissait par la production d’articles utiles. Mais chaque activité de l’homme devrait ajouter aux valeurs intangibles de la vie tout autant qu’aux richesses tangibles, et viser à d’autres productions que celles que l’on peut voir et toucher […] La plus grande utilité de ces objets est que leur fabrication rend possible ces relations entre les hommes par lesquelles on crée des valeurs spirituelles. Dans ce domaine, il n’y a jamais de surproduction. »[1]

 

Ce n’est pas à quelques doux écologistes ni à une assemblée paroissiale que ces phrases s’adressent. C’est à un public de dirigeants d’entreprise chevronnés réunis à New York, en 1926. Et Mary Parker Follett, qui les prononce, est une consultante très écoutée dans le monde des affaires. Pour Peter Drucker, le “pape du management”, elle est « l’étoile la plus brillante au firmament du management ».

 

Née près de Boston en 1868, Mary Parker Follett appartient à une vieille famille de Nouvelle-Angleterre. Son grand-père lui laisse un héritage qui, sans être considérable, lui permettra d’être indépendante toute sa vie. Elle étudie des deux côtés de l’Atlantique, à Radcliffe College, l’annexe féminine de Harvard (l’université elle-même n’accepte pas les filles) et à Newnham College, à Cambridge. Elle s’intéresse d’abord aux sciences politiques, discipline dans laquelle elle publiera deux livres remarqués : en 1896, The Speaker of the House of Representatives, une étude sur le rôle du président de la Chambre des représentants, et en 1918, The New State, un travail original et novateur sur le fonctionnement des groupes et la démocratie.

 

Ses convictions humanistes l’amènent à participer à la Women’s League, mouvement militant pour le vote des femmes, mais c’est surtout à la vie quotidienne dans les quartiers difficiles de Boston qu’elle se consacrera pendant plus de vingt ans. Elle crée et anime des centres de quartier, des cours du soir pour les nouveaux immigrés et des bureaux d’orientation professionnelle pour leurs enfants.

 

C’est dans ce cadre qu’elle va s’intéresser aux entreprises et à leur management. Représentant la collectivité (nous dirions aujourd’hui la “société civile”) dans des commissions tripartites sur les salaires des femmes et les conflits du travail, elle y côtoie syndicalistes et patrons. Elle sympathise avec plusieurs d’entre eux, qui lui ouvrent les portes de leurs usines et de leurs bureaux.

 

Une pragmatiste, amie de John Dewey

 

 

Son troisième livre, Creative Experience, paru en 1924, est nourri par ses travaux de terrain et par ses échanges avec ses amis de Harvard, philosophes, historiens et scientifiques proches du professeur William James. Elle échange aussi avec des juristes tels Oliver W. Holmes Jr ou Louis Brandeis, qui furent tous deux juges à la Cour suprême, un milieu dans lequel a pris racine le pragmatisme, première philosophie née aux États-Unis. Lors de ses interventions en entreprise, Mary Parker Follett a rapidement compris l’intérêt des outils pragmatistes[2].

 

Devant un dysfonctionnement, un problème ou un besoin de changement dans une organisation, Mary Parker Follet utilise un concept important pour l’analyse, la situation, et un outil majeur, l’enquête. La situation, c’est l’ensemble des conditions dans lesquelles est placé l’individu en action, et dont il est lui-même un élément ; un système complexe de relations entre acteurs humains, ainsi qu’entre ces derniers et leur environnement, naturel ou construit. « Je ne pense pas, expliquait Follett, que nous ayons des problèmes psychologiques, éthiques ou économiques. Nous avons des problèmes humains avec des aspects psychologiques, éthiques, économiques, et bien d’autres dimensions – souvent juridiques, par exemple. »

 

Pour intervenir efficacement sur une situation, elle recourait, comme John Dewey, à l’enquête, en allant sur le terrain pour voir et écouter aussi bien l’ouvrière travaillant à la chaîne que le directeur du personnel ou le délégué syndical. Elle avait une capacité d’écoute exceptionnelle, exercée et éprouvée dans les quartiers difficiles de Boston. Elle a par exemple raconté, avec humour, ses négociations serrées avec un père de famille sicilien farouchement traditionnaliste, qu’elle tentait de persuader de lâcher un peu la bride à sa fille pour qu’elle trouve du travail.

 

Mary Parker Follett, “apôtre de la troisième voie” : l’éloge du conflit

 

À partir de 1925, à 57 ans, elle se consacre totalement au management, enchaînant conférences et missions de conseil. C’est en janvier 1925, à New York, qu’elle prononce sa plus célèbre conférence, Le Conflit constructif, dans un séminaire de formation de dirigeants organisé par le Bureau of Personnel Administration. « Nous devons regarder la vie en face, telle qu’elle est, et comprendre que la diversité est une de ses caractéristiques essentielles […] Craindre la différence, c’est avoir peur de la vie même. Le conflit n’est pas nécessairement l’expression brutale et coûteuse d’incompatibilités, mais un processus normal par lequel des différences précieuses pour la société s’affirment et font progresser tous ceux qui sont concernés. »

 

Considérer comme normal et sain que, dans une entreprise, dirigeants, ouvriers, cadres aient des intérêts et des points de vue différents, faire l’éloge de la diversité et du conflit est révolutionnaire en 1925. Jusque dans les années 1960, les théoriciens du management seront à la recherche d’une “organisation scientifique” qui permette d’éliminer les conflits, considérés comme des dysfonctionnements. Henri Fayol rangeait ainsi « les grèves et tous les obstacles d’ordre social » parmi les « accidents et catastrophes naturelles ». Pour lui, ils ne relevaient pas de la « fonction administrative » – autrement dit, du management –, mais de la « fonction de sécurité », au même titre que « le vol, l’incendie, l’inondation ».

 

Follett propose, elle, de régler les différends sans gommer les différences, par l’intégration, une méthode qui n’est pas une liste de recettes, mais s’appuie sur la conception que se fait Follett de l’homme, chacun avec ses compétences, ses qualités et ses limites. La bonne organisation est celle qui tire le meilleur parti des apports de chacun. Follett refuse que les inévitables conflits dégradent ces apports. Dans la démarche qu’elle préconise, chacun défend ses intérêts et ses objectifs, tout en cherchant des solutions permettant de les concilier avec ceux de la partie adverse. Il faut pour cela discuter, argumenter, prendre du recul, reformuler sa problématique, bref, faire preuve d’imagination. Contrairement au compromis, façon honorable de régler un différend, mais qui suppose que chacun renonce à des objectifs auxquels il tient, ce qui porte le germe d’un prochain conflit, l’intégration permet à chacun de sortir pleinement satisfait de la négociation.

 

Cette méthode a valu à Follett le surnom d’“apôtre de la troisième voie”– les deux autres étant la domination et le compromis. Elle est à l’origine de la négociation “gagnant-gagnant”, popularisée en 1981 par Roger Fisher et William Ury dans leur best-seller Getting to Yes (Comment réussir une négociation, Éditions du Seuil).

 

Une conception moderne du leadership

 

Autre idée révolutionnaire pour l’époque : la considération que Mary Parker Follett porte au travail collectif et aux groupes. Frederick W. Taylor écrivait, en 1911 : « Quand les hommes travaillent en équipe, l’efficacité individuelle tombe à peu près toujours au niveau du plus mauvais du groupe, voire en dessous. » Dans son usine de Bethlehem Steel, il interdisait de « constituer une équipe de travail de plus de quatre hommes sans une autorisation spéciale de la direction, valable une semaine seulement ». D’un avis parfaitement opposé, Follett propose des méthodes permettant de tirer le meilleur parti du travail en groupe.

 

Elle a une conception très moderne du leadership. Pour elle, « le leader est celui qui sait organiser l’expérience du groupe et en tirer tout son potentiel ». Il doitanticiper, organiser, coordonner le travail, en ayant conscience qu’il est le seul à disposer d’une vision globale de l’entité dont il est responsable, sans en tirer un sentiment de supériorité. Mary Parker Follett place le respect pour ses collaborateurs et pour leurs compétences au premier rang des qualités d’un bon dirigeant. « Le meilleur leader n’a pas de subordonnés, mais des hommes et des femmes travaillant avec lui » ; il a donc le devoir de faire progresser ses collaborateurs, de développer leurs compétences pour le profit de chacun d’eux, mais aussi de l’équipe et de l’entreprise.

 

On est loin de la conception purement hiérarchique du “chef ” développée par Fayol et Taylor. Les enseignements de Follett sont marqués par ce respect du travailleur, quelle que soit sa place dans le groupe. On retrouvera ce même respect quarante ans plus tard chez Douglas McGregor lorsqu’il dénoncera la vision taylorienne encore dominante de l’ouvrier paresseux, fuyant les responsabilités, résistant au changement et indifférent à son entreprise – ce qu’il appelle la “théorie X” – et défendra une “théorie Y” mettant en avant le goût du travail, les possibilités intellectuelles et la curiosité des individus. Cela dit, Follett ne récuse pas totalement Taylor ; elle reconnaît que le management scientifique a fait progresser fortement la productivité des usines et le niveau de vie des ouvriers. Mais elle en dénonce l’erreur essentielle, « tracer une frontière nette entre la programmation et l’exécution », et soutient que « les meilleurs exécutants sont ceux qui sont capables de participer à la programmation ».

 

Pour Follett et ses amis pragmatistes, il est indispensable d’associer les exécutants à la conception. De surcroît, on constate chaque jour que, sans une exécution de qualité, la conception la plus éblouissante ne vaut rien. Une conviction qui n’est hélas pas partagée par tous les dirigeants, y compris au plus haut niveau.

 

Je laisserai le mot de la fin à Philippe Lorino : « Les analyses qualitatives subtiles de Follett […] sont probablement mieux adaptées à la complexité croissante des situations organisationnelles d’aujourd’hui que la “science” de gestion développée il y a un siècle pour la production de masse. »[3]

 

[1] Les citations de Mary Parker Follett reproduites dans cet article ont été traduites par Marc Mousli – NDLR.

[2] Elle en a appris les principes auprès de William James, mais comme son ami le philosophe John Dewey, elle appartient à la génération suivante, plus attachée à leur utilisation pratique qu’à leurs fondements philosophiques.

[3] Philippe Lorino, Pragmatisme et Étude des Organisations, éditions Economica, 2020, p. 327.

 

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