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La philosophie sociale au chevet du travail
Parmi les multiples disciplines qui scrutent le ''travail'', la philosophie apparaît comme la plus inattendue d’entre elles. C’est dans une logique d’ouverture que le DIM Gestes a accueilli le philosophe Emmanuel Renault depuis 2011, afin d’offrir un regard différent et complémentaire des autres sciences humaines. Pari gagné.
L’encyclopédie gratuite Wikipedia compile chaque jour des millions de données sur tous les sujets. Des stars du ballon rond y côtoient des hommes politiques, lesquels ne sont qu’à quelques clics de penseurs ou d’artistes. La seule limite, c’est le temps disponible que chacun se sent d’y consacrer. Emmanuel Renault, philosophe, y a également sa page. Parmi des millions. Lui n’a rien demandé, en vertu d’une règle explicite de l’encyclopédie en ligne qui pose que seuls les tiers sont qualifiés pour nourrir la page d’un autre. À l’adage « connais-toi toi-même », en quelque sorte, Wikipedia amende « oui, mais n’écris pas sur toi-même » ! Apparemment, la règle fonctionne car la courte page d’Emmanuel Renault est très incomplète, voire fautive sur plusieurs dates. Une certitude : elle ne donne pas à découvrir un auteur qui s’escrime depuis des années à montrer un autre visage de la philosophie, discipline dont le commun des mortels garde l’image d’une science enfermée dans sa tour d’ivoire et largement concentrée sur des questions abstraites…
Alors qu’il enseignait à l’École normale supérieure de Lyon en 2010, Emmanuel Renault a été contacté par le DIM Gestes. La proposition venait du conseil scientifique, l’instance qui sélectionne les bourses de recherche, les « post-docs » ainsi que les manifestations scientifiques : autrement dit, à la question de savoir si un philosophe aurait toute sa place ici, la réponse est « oui ». Majoritairement, oui. « D’une certaine manière, je suis devenu « LE » philosophe du conseil scientifique du DIM Gestes », explique Emmanuel Renault. Une place occupée jusqu’en septembre 2013, date à laquelle il a obtenu un poste de professeur des universités à Paris-X Nanterre. Les statuts du Gestes prévoient en effet que le conseil scientifique n’intègre pas des membres ayant une activité de recherche active dans la région francilienne, afin d’écarter tout conflit d’intérêt potentiel. Il a ensuite été membre du conseil d’orientation.
Notes médiocres en philo
S’il dispose aujourd’hui toujours d’un « siège » au DIM Gestes, c’est en tant que membre du bureau, au sein d'une équipe de recherche où toutes les disciplines sont représentées. Quel peut être l’apport de la philosophie dans une équipe inter-disciplinaire ? « Elle n’est pas attendue dans l’analyse du travail car jugée comme pas forcément nécessaire. Car il n’y a pas de sous-discipline portant sur le travail, alors que pour la sociologie, la psychologie ou la médecine, oui. Il y a aussi du droit du travail, de l’histoire sociale. De fait, la philosophie ne se singularise pas avec la multitude de ses recherches sur le travail ! Mais sommes plusieurs philosophes à nous intéresser à cette question en France et cela pose plus généralement le rapport de ma discipline aux sciences sociales », explique Emmanuel Renault.
À part l’enseignement, la philo n’offre aucun débouché.
Surtout, ne pas imaginer qu’il a lui-même été l’élève idéal. « Je m'intéressais au monde des idées dès le collège, sans avoir une idée très claire pour autant de son objet alors qu’on découvre seulement cette matière en terminale au lycée. Je me suis découvert assez médiocre dans mes notes de philo », raconte-t-il. Ce qui l’a amené à suivre un double cursus, des études d’économie complétées l’année suivante par un cursus en philosophie. Avec un chômage de masse qui gronde, il était difficile d’abandonner un cursus susceptible de procurer un emploi. Ce n’est qu’après la maîtrise qu’il a bifurqué complètement. De là est sans doute venu son intérêt nourri pour l’interdisciplinarité. « À part l’enseignement, la philo n’offre aucun débouché », concède-t-il. Sa thèse filait un thème assez « classique » : l’histoire de la philosophie, notamment sur Hegel et sa philosophie de la nature. Bref, très tourné sur la tradition…
Halte à la normativité
Avec son équipe, Emmanuel Renault défend aujourd’hui une discipline ouverte sur les sciences humaines. À cet égard, il utilise l’expression de « philosophie sociale ». Ce courant monte doucement depuis quelques années. Pour preuve, des postes de maître de conférence en philosophie sociale sont proposés : « c’est assez nouveau ; avant, l’enseignement proposait majoritairement des postes de philosophie politique ». Mais attention, ici, point d’appellation « déposée » : chacun reste libre de comprendre l’expression « philosophie sociale » comme il l’entend. Élément sous-jacent, « cette » philosophie est intéressée par les questions sociales, le travail faisant partie pleinement de cet univers.
Emmanuel Renault développe : « cette philosophie pense qu’elle a quelque chose à apprendre des sciences sociales et ne peut pas le dire par ses propres moyens. Elle n’est pas purement normative et au-delà des questions abstraites posées, « qu’est-ce que la justice », « qu’est-ce que la liberté politique », objets traditionnels de la philosophie, elle aspire par conséquent à comprendre comment nos sociétés se caractérisent par des problèmes d’injustice, de domination etc. Comment articuler ces devoir-être avec ces dispositifs sociaux ? »
Cependant, n'est-ce pas un peu tard ? Autrement dit, les philosophes avaient-il si peu à dire sur le travail avant les années 2000 ? C’est oublier que l’histoire obéit à quelques (grands) mouvements de balancier. Il y a eu d’abord les années 1960-1970, au cours desquelles la philosophie est sortie de sa tour d’ivoire. Les sciences sociales ont alors évolué dans une sorte de paradigme : « faire de la philosophie sans s’appuyer sur Lacan, Marx ou Levi-Strauss, c’était comme défendre une position réactionnaire », rappelle Emmanuel Renault. Ensuite, à partir des années 1980-1990, s’est opéré un retour à une autonomie disciplinaire et à l’objet traditionnel de la philosophie. L’idée dominante à ce moment-là, c’était que les sciences sociales ne peuvent rien apprendre à la philosophie. Cette période a aussi coïncidé avec un manque d’intérêt pour un certain nombre de questions sociales, dont celle du « travail », évidemment. Il a d'abord défriché ce chantier de la philosophie sociale avec les questions de reconnaissance, objet de son ouvrage Mépris social paru en 2000. On en est bien là aujourd’hui : la philosophie « sociale » a bien opéré un retour de balancier afin de nourrir une approche plus ouverte sur les autres sciences.
Se « nourrir » et « digérer »
Emmanuel Renault est donc de ceux qui concourent à développer des formes d’interdisciplinarité. La démarche ne manque pas d’intérêt, surtout venant d’un disciple d’une « matière » qui s’est très longtemps envisagée comme la reine des sciences. Elle fait aussi prendre des risques. Ceux auxquels s’exposent tous les défricheurs, ceux qui s’écartent de la doxa, quelle qu’elle soit. Aujourd’hui, le DIM Gestes donne à Emmanuel Renault l’occasion de mettre en pratique ce qu’il estime être une bonne voie pour la philosophie sociale, une voie dans laquelle le philosophe peut se nourrir et digérer les différentes sciences du travail. Également membre d’un programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR), le philosophe a organisé un ensemble de manifestations (beaucoup ayant été cofinancées par le DIM Gestes). Pas seul. Mais avec le concours d'une équipe de vingt-cinq personnes (cent en incluant les doctorants), réunissant philosophes et sociologues du laboratoire Sophiapol à Nanterre. Les activités sont toujours organisées et défendues par une équipe. À cette dernière revient de mettre en place une logistique afférente, le Gestes intervenant souvent en appui. À l’actif notamment de cette « escouade » en philosophie, un colloque international de deux jours s'est tenu en septembre 2015 à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense sur les enjeux politiques du travail : comment se pose le problème des enjeux politiques quand on est psychologue, juriste, sociologue du travail…
L’entreprise n’est pas un espace démocratique en tant que tel : c’est plutôt un lieu de prescription, de lien hiérarchique, de subordination.
La manifestation a réussi à faire venir un public très hétérogène : des syndicalistes et des étudiants mais aussi des professionnels et des praticiens… La suivante est prévue à l’automne 2016, est intitulée « démocratiser le travail ». Avec le fil rouge suivant : quels sont les modèles généraux que l’on peut élaborer pour penser les enjeux politiques du travail en termes de justice, de démocratie, de pouvoir etc. Des historiens, des philosophes, des économistes etc. viendront notamment aborder des expériences d’auto-gestion. « La démocratie au travail, dans l’entreprise, est bien sûr une question d’actualité. Les promoteurs de la loi El Khomri ne se justifient-ils pas en arguant que la loi sur le travail va installer plus de démocratie dans l’entreprise, à travers par exemple le référendum et les accords d’entreprise ? », souligne Emmanuel Renault. Pour lui, on gagne sans doute à penser la démocratie de manière plus exigeante et à comprendre que démocratiser le travail n’a de sens que si l’on transforme ce qui s’oppose à la démocratie dans l’organisation actuelle du travail. « L’entreprise n’est pas un espace démocratique en tant que tel : c’est plutôt un lieu de prescription, de lien hiérarchique, de subordination. Paradoxalement, elle est une institution très peu démocratique alors qu’une grande part de la population y passe la plus grande partie de sa vie et on prétend cependant vivre dans des sociétés démocratiques. La gauche a longtemps nourri le projet de démocratiser le travail ; elle semble assez démunie aujourd’hui devant l’ampleur de la tâche », complète-t-il.
Travail, le retour
Autre gros projet en chantier, une contribution à un ouvrage collectif dont le titre (provisoire) est The Return Of Work (« le retour du travail »), bientôt publié chez un éditeur universitaire anglophone. Le livre sera un peu le pendant de La fin du travail de Jeremy Rifkin, sorti en 1998. Ce perspectiviste américain y anticipait que nos sociétés post-industrielles n’auraient bien plus besoin de travail, celui-ci étant destiné à se concentrer uniquement dans quelques secteurs. « Près de vingt ans après, cette idée a fait long feu ; la question du « travail » revient comme question politique majeure dans l’espace public, que ce soit à travers l’évaluation, la précarité, la souffrance au travail (suicide ou encore épuisement professionnel) et maintenant le « bore out ». On reste encore (philosophiquement) démuni face à cet objet », constate Emmanuel Renault.
Alors, oui. Forcément. Emmanuel Renault se sent plus utile en se classant dans la catégorie des philosophes qui essaient de penser leur temps, pour comprendre ce qui (nous) arrive. Une position qui lui fait régulièrement publier des articles dans des revues spécialisées (Travailler notamment) mais aussi des quotidiens. Il a également été directeur de la revue consacrée à l’actualité de la pensée marxiste, Actuel Marx, de 2005 à 2015. On lui doit aussi L’expérience de l’injustice en 2004 ainsi qu’un ouvrage sur la souffrance sociale en 2008 (ainsi qu’un Que-sais-je ? sur « Les 100 mots du marxisme » en 2009). Avec le Mépris social, ces trois livres ont été une façon d’intervenir dans des débats contemporains, à travers des questions parfois brûlantes, souvent complexes, dans lesquelles le philosophe peut néanmoins jouer un rôle.