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Énergie : bientôt, « le » pétrole n'existera plus
Quand on parle du pétrole, que ce soit pour évoquer ses cours ou l’équilibre offre/demande, on a souvent tendance à penser qu’il est identique partout avec des caractéristiques bien définies. Mais avant de finir sous forme d’essence ou de diesel dans une voiture, il a été transformé dans une raffinerie et c’est à ce moment-là qu’il est crucial de comprendre qu’il existe en fait des pétroles de natures très différentes.
Des pétroles de natures très différentes.La qualité du pétrole peut être définie selon deux caractéristiques majeures :
- la densité, exprimée selon l’échelle API en degrés. C’est ce qui définit si un pétrole est considéré comme léger ou lourd. Plus sa valeur est faible, plus un pétrole est lourd et inversement ;
- la teneur en soufre qui indique si le pétrole est plus ou moins corrosif. On parle de « pétrole doux » quand cette teneur est inférieure à 0,5 % et de « pétrole soufré » si elle est supérieure à 0,5 %.
Selon cette classification, il est communément admis qu’il existe plus de 150 pétroles différents dans le monde. Certains considèrent même qu’il y a autant de qualités de pétroles différents qu’il y a de puits exploités dans le monde…
Au fil du temps, la variété de pétroles disponibles dans le monde a évolué et c’est encore plus vrai ces dernières années avec la montée en puissance du pétrole de schiste américain.
Si cela peut paraître anecdotique au néophyte, cette question est en réalité essentielle. En effet, les raffineries ont une variété de produits (propane/butane, essence, kérosène, diesel, fioul lourd, asphalte...) dont la composition dépent essentiellement de la qualité du pétrole utilisé, notamment de son API moyen. L’API moyen qu'utilisent les raffineries est déterminé en fonction des besoins du marché local et des niveaux de marge.
En clair, la qualité du pétrole utilisé par une raffinerie détermine le type de produits que celle-ci peut produire. Ainsi, une raffinerie qui veut essentiellement produire de l’essence a surtout besoin de pétrole léger avec un API élevé.
Des raffineries américaines bien équipées pour traiter du pétrole lourd...
Toutefois, une raffinerie ne peut pas produire n’importe quelle variété à la demande : en fonction des choix faits lors de sa conception et des équipements disponibles dans la raffinerie (cracker…), la qualité de pétrole nécessaire est fixée. Ainsi, les raffineries américaines ont été conçues pour traiter essentiellement du pétrole lourd et moyen. Lors de leur création, elles utilisaient du pétrole conventionnel, issu en grande majorité du golfe du Mexique. Ce pétrole était moins léger que le pétrole de schiste. De plus, d’importants investissements sont effectués depuis vingt ans pour ajouter de nouveaux équipements (coker…) afin de mieux traiter le pétrole lourd issu des importations (Canada, Venezuela…). Cela s’explique car les marges de raffinage sont meilleures en utilisant du pétrole lourd, traditionnellement moins cher. Cela a eu une conséquence : l’API moyen utilisé dans les raffineries américaines était de 31,7 en 2017, contre environ 37 en Europe.
Modifier une raffinerie est trés coûteux.
Il reste possible de modifier les raffineries pour pouvoir utiliser une autre qualité de pétrole mais cela demande des équipements très coûteux, ce qui explique que peu se lancent dans cette manœuvre. Ainsi, l’API moyen utilisé dans les raffineries américaines a varié de seulement 2 degrés depuis 30 ans. C’est dire…
Il est donc impératif pour les raffineurs de parvenir à trouver la variété de pétroles leur permettant de garder un API optimal au bon fonctionnement des raffineries. Dans le cas contraire, cela ampute leur rentabilité car certains équipements sont sous-utilisés et la variété de produits ne correspond pas forcément à la demande.
L’arrivée du pétrole de schiste et ses conséquences sur les raffineries
Le pétrole de schiste américain en expansion...Le pétrole de schiste monte en puissance aux États-Unis depuis le début des années 2010 et représente désormais environ 6 millions de barils par jour sur un total de 10 millions. Le pétrole de schiste est un pétrole très léger, c’est-à-dire avec un API élevé. Compte tenu des qualités de pétrole utilisées par les raffineries, on considère un pétrole comme léger lorsque son API est supérieur à 31. Un pétrole avec un API supérieur à 40 est considéré comme très léger. Selon les bassins de production, la part de pétrole avec un API supérieur à 40 peut ainsi s’élever jusqu’à 90 %. C’est particulièrement vrai pour le bassin pétrolier du Bakken (Dakota du Nord) et le bassin de production star du moment, le bassin permien (Texas).
Quelles solutions pour les raffineries face à ce nouveau pétrole ? Alors que les raffineries américaines sont équipées pour traiter essentiellement du pétrole assez lourd, se pose alors la question de savoir quelles solutions s’offrent aux raffineries pour faire face à cette nouvelle problématique ?
Le plus logique serait naturellement de moins importer de pétrole léger. Cette solution a déjà été utilisée au maximum ces dernières années. Depuis 2011, les importations de pétrole nigérian et algérien, tous deux extrêmement légers, ont très fortement reculé pour devenir quasi nulles à partir de 2014.
Moins importer de pétrole léger...
Si l'on regarde plus spécifiquement les importations de pétrole très léger (dont l’API est supérieur à 40), elles sont proches de 0 depuis cette période. Ce pétrole très léger provient maintenant directement du shale américain.
Le mélanger avec du pétrole lourd...
La seconde solution consiste à mélanger le pétrole de schiste, très léger, avec du pétrole très lourd. On obtient ainsi un pétrole de qualité moyenne utilisable par les raffineries américaines. Le pétrole vénézuélien (API de 10 à 20, selon le bassin) est le candidat idéal car c’est l’un des plus lourds du monde et il a l’avantage d’être géographiquement assez proche des États-Unis. Le pétrole des sables bitumineux canadiens est également une bonne solution (API de 20), son utilisation augmente ces derniers temps avec les difficultés de production au Venezuela. Le pétrole importé par les États-Unis est ainsi de plus en plus lourd (API qui baisse).
Investir massivement pour mettre les raffineries à niveau...Enfin, la dernière solution consiste à faire de lourds investissements pour donner à la raffinerie la capacité d’accepter du pétrole plus léger, conforme à celui produit par les bassins de pétrole de schiste américains. Cette solution est peu utilisée car très coûteuse et prend en général 4-5 ans, en raison des autorisations légales et des délais de construction (lire ici). Toutefois, on commence à voir ce type d’opérations se développer. Exxon a ainsi récemment annoncé vouloir équiper plusieurs de ses raffineries d’une unité de distillation capable de traiter les pétroles légers (lire ici). Le coût de cette opération serait de plusieurs milliards de dollars.
Une fois que les raffineries ont pris leur part de pétrole léger américain, que faire du surplus ?
L’interdiction d’exporter du pétrole aux États-Unis...C’est exactement la situation dans laquelle se trouvent les États-Unis actuellement. Dans le passé, cela aurait posé un énorme problème car il était interdit d’exporter du pétrole américain sous forme brute. En effet, à la suite de la crise pétrolière de 1973 qui a causé un traumatisme dans l’opinion, les autorités américaines ont fait voter l’Energy Policy and Conservation Act en 1975, qui avait pour but d’atteindre l’indépendance énergétique. Parmi les mesures pour y parvenir, figuraient donc l’interdiction d’exporter du pétrole américain et la constitution de stocks stratégiques.
... supprimée en 2015.
Fin 2015, le gouvernement américain a décidé d’autoriser les exportations de pétrole, arguant que l’autonomie énergétique du pays n’était plus en danger avec la montée en puissance du pétrole de schiste (lire ici). Mais la problématique de la qualité du pétrole de schiste a sans doute également joué un rôle.
Des exportations américaines de pétrole en forte hausse...
Après des débuts timides, on note une très nette accélération des exportations américaines de pétrole depuis la mi-2017 : les exportations sont ainsi passées d’environ 700 milliers à 1,5 million de barils par jour. C'est cohérent avec la croissance de la production américaine de schiste de ces derniers mois. En particulier, les exportations de pétrole très léger (avec un API supérieur à 40) sont en très forte augmentation, passant de 250 à 600 milliers de barils par jour en quelques mois. Le marché américain semble donc bel et bien saturé de pétrole léger.
Où ce pétrole est-il expédié ?
Une petite partie (environ 20 %) est expédiée au Canada, afin de satisfaire les besoins des raffineries locales : le pétrole canadien issu des sables bitumineux étant assez lourd, le pétrole de schiste permet d’alléger le mélange. L’immense majorité est envoyée en Europe, où les raffineries sont équipées pour traiter du pétrole léger. Le pétrole Brent de la Mer du Nord, avec son API moyen de 38,3 est une source d’approvisionnement historique. Comme cette source a eu tendance à se faire un peu plus rare ces dernières années (sa production est passée de 6 millions de barils par jour en 2001 à 3 millions aujourd’hui) les raffineries ont diversifié leurs approvisionnements : le pétrole de la Mer du Nord ne représente plus que 20 % de ce qui est utilisé dans les raffineries européennes. Parmi les sources utilisées, on retrouve des pétroles légers comme les pétroles russe, saoudien, nigérian, azerbaïdjanais et d’autres très légers (API>40) comme l’algérien et le kazakhe. Le pétrole de schiste se retrouve ainsi en confrontation directe avec ces deux dernières origines.
Ce mouvement devrait perdurer : une récente étude de Wood Mackenzie prévoit ainsi que les trois quarts de la hausse de la production américaine seront exportés d’ici 2023. Cette hausse massive des exportations devra toutefois être suivie par la logistique : pour exporter autant, des très gros navires appelés VLCC seront nécessaires. Actuellement, seul le terminal pétrolier de Louisiane (LOOP) est capable d’accueillir ce genre de navire. D’autres pourraient bientôt le pouvoir comme le port de Corpus Christi au Texas. Si la prise en charge des VLCC prenait du retard, cela pourrait limiter les volumes exportés de pétrole américain.
Quelles conséquences pour le prix du pétrole américain ?
Qui voudra de ce pétrole si les volumes continuent de gonfler ?Comme on l’a vu précédemment, les exportations américaines de pétrole léger augmentent rapidement. Il s’échange environ 40 % du pétrole produit mondialement via le transport maritime. Mais si on se focalise sur le pétrole très léger, il ne représente plus que 6 % de l’offre, soit environ 6 millions de barils par jour.
Si la production américaine de pétrole de schiste poursuit son développement au rythme actuel (+ 1 million de barils par jour chaque année), la question de la capacité d’absorption de ce pétrole se posera clairement : les raffineries européennes ne pourront pas éternellement servir de recours. Le rebond des ventes de véhicules à essence en Europe pourrait aider à absorber ce surplus à court terme.
À plus long terme, les pays asiatiques pourraient théoriquement être une solution mais ils ne sont déjà pas preneurs à l’heure actuelle… C’est d’autant plus un problème que l’essentiel de la croissance de la demande mondiale de pétrole est tirée par ces pays.
Une demande mondiale tirée par les produits distillés.
Un autre élément peu favorable au pétrole léger est que la consommation d’essence devrait ralentir sa croissance en raison de l’amélioration des consommations des voitures et du développement de la voiture électrique. Au contraire, les produits distillés devraient tirer leur épingle du jeu grâce au transport sous toutes ses formes (aérien, routier, maritime…) pour lesquels il n’existe pas d’alternative à l’heure actuelle. Or, plus le pétrole utilisé dans une raffinerie est léger, plus on produit d’essence en sortie, ce qui n'est pas très intéressant si ce produit n’est pas le moteur de la croissance de la demande mondiale de pétrole.
Le pétrole de schiste pourrait subir une décote...
Si les raffineries acceptent un pétrole trop léger, cela entraîne une production moins efficace à la sortie et joue au final sur leur rentabilité. Afin de compenser ce phénomène, les raffineurs pourraient ainsi exiger une décote sur le prix. On pourrait ainsi assister à un resserrement des « spreads » entre les pétroles légers et lourds, voire une inversion.
Selon certains, cette tendance de fond pourrait être remise en cause en 2020 avec la mise en place de nouvelles normes sur les carburants maritimes. À cette date, les navires devront utiliser du carburant moins soufré. Cela devrait augmenter la demande de gazole au détriment du fioul soute (plus lourd et plus soufré) dans une fourchette allant de 1 à 3,6 millions de barils par jour, selon les sources. Pour abaisser le taux de soufre, le pétrole très léger américain pourrait être mélangé à du pétrole lourd plus soufré. Mais les volumes nécessaires de pétrole de schiste pour parvenir à un niveau de soufre acceptable seraient très importants et rendraient le mélange trop léger. Avec ainsi le risque est de produire certes plus de gazole/fioul peu soufré mais également beaucoup trop d’essence. Sans parler des investissements nécessaires pour parvenir à cette solution… On en revient toujours à la problématique de la variété de produits.
« Le » pétrole n’existe plus et il va falloir s’y habituer.
Au final, le problème du surplus de pétrole très léger reste entier et devrait faire parler de lui ces prochaines années. Avec l’inadéquation entre le pétrole extrait et la capacité de raffinage disponible, on va de moins en moins parler du pétrole, pour parler des pétroles. Oui, clairement, le marché pétrolier connaît une révolution avec le développement des pétroles de schiste et, bientôt, « le » pétrole n’existera plus et laissera sa place « aux » pétroles...