La transformation de nos entreprises, conséquence de la digitalisation globale de nos environnements, a tendance à faire perdre le sens de certaines réalités sociales à certains de nos patrons.
Il en est ainsi pour la gestion des âges dans nos entreprises. Parce que les plus de 50 ans ne seraient pas capables de comprendre le monde et ses révolutions technologiques contemporaines, il faudrait les jeter par-dessus bord et favoriser exclusivement le recrutement de jeunes « geeks » internationaux plus à même de s’adapter à cette révolution.
Outre le fait qu’en agissant ainsi nos dirigeants limitent maintenant le concept de salariés à ceux dont l'âge oscillerait entre 25 et 45 ans, limitant ainsi à 20 ans la capacité de se développer et de réussir en entreprise, reconnaissons que ce concept est aussi inadapté qu’inopérant.
Il est étonnant de constater que cette politique sociale déjà mise en œuvre depuis quelques années, se poursuive alors qu’elle n’apporte pas (c’est le moins que l’on puisse dire) les résultats escomptés...
Heureusement (au moins pour ceux qui ont la chance de disposer d’un contrat de travail en CDI), le droit du travail vient amortir un choc qui pourrait sinon être violemment destructeur socialement.
Pour essayer de résoudre cette équation contemporaine, le gouvernement a décidé de proposer à la négociation collective un accord dit « de génération ». Celui-ci vise à favoriser l’engagement des jeunes dans des emplois pérennes tout en maintenant ou, mieux, en permettant le recrutement de « seniors » chez nous, des personnes de 50 ans et plus.
- Cette négociation obligatoire dans les grandes entreprises sous peine d’amende salée, a été ouverte ces dernières semaines à Canal+ comme ailleurs.
C’est ainsi que depuis plusieurs semaines, nous tentons de négocier un accord visant d’atteindre les objectifs fixés par la loi, le recrutement de jeunes et le maintien ou le recrutement de plus anciens. Rien de plus normal jusque là.
Renouvellement de la base sociale
Mais l’objectif à atteindre ne colle pas tout à fait avec l’idée que se font certains dirigeants de l'entreprise rêvée. Certains en viennent même à considérer que la résolution des difficultés actuelles et surtout l’adaptation de notre modèle économique suppose le renouvellement conséquent de la base sociale de l'entreprise.
Mais que font encore ces cinquantenaires dans cette entreprise alors que nous n’avons besoin que de jeunesse internationale et mobile ? Totalement dépassé, le Canal+ 2013 ! Mais ces salariés qui n'ont plus leur place dans l'entreprise et dont le monde du travail ne veut plus, quei est leur avenir ?
Outre le fait que ces responsables qui nous tiennent ces discours ont dépassé ou vont très prochainement atteindre l’âge fatidique, cette analyse repose sur une vision étriquée et de très court terme de notre monde en révolution
Ces seniors qui sont aujourd'hui les plus gros consommateurs de télévision sont aussi « geeks » que les plus jeunes. Car la révolution technologique en cours touche tout le monde, jeunes ou vieux, actifs ou inactifs, formés ou ignorants. De plus, les technologies sont en progrès pour justement se faire oublier. Ainsi n’est-il plus rare de voir des personnes d'un âge « avancé » utiliser avec prouesse des outils que l’on croyait destinés à de jeunes pousses. Tout est justement prévu pour faire oublier la technologie. Fini le manuel, ces objets sont conçus pour fonctionner simplement.
Dans ce contexte et en agissant ainsi avec ses seniors, les entreprises se trompent de stratégie sociale sans servir leurs intérêts économiques et créent une nouvelle race de réfugiés, les réfugiés économiques, ces cinquantenaires sans avenir. Des réfugiés par l’âge sans qu’ils n’aient à bouger de leur pays et qui se retrouvent aujourd’hui catégorisés déficients technologiques et nécessairement évincés, mis à l'écart.
Faudra-t-il un jour envoyer tout ce monde dans des embarcations de fortune vers des cieux incertains ? En agissant ainsi, nos dirigeants renvoient à la puissance publique leur incapacité à penser un monde du travail diversifié. Pôle Emploi et la collectivité devront absorber cette cohorte d’exclus économiques.
Une image désastreuse de l’entreprise, une absurdité économique, un gâchis social. Absurde car 50 ans est aujourd’hui un âge de raison lorsque l’on s’inscrit dans une carrière professionnelle. L’âge où l’on sait ce qui marche et pourquoi et surtout pourquoi ça ne marche pas. Une capacité à agir aujourd'hui aussitôt annihilée par ce couperet de l’âge. Une erreur stratégique aussi parce qu’à cet âge, on consomme, c’est-à-dire que l’on est en mesure d’acheter des produits technologiques, pour soi-même et pour ses enfants...
De la diversité. Nous construirons nos succès futurs sur nos expériences passées. Imaginer (comme le font certains DRH) que l’on peut réussir en proposant une page blanche à de nouveaux venus pour atteindre le nirvana productiviste va irrémédiablement nous conduire à l’échec.
Illusion dangereuse. C’est pourquoi l’accord présenté à la négociation intégrait cet équilibre entre recrutements nécessaires, indispensables de jeunes de tous horizons mais aussi le maintien dans l’emploi, voire dans certains secteurs le recrutement de seniors.
Notre entreprise vieillirait de 9 mois par an, inacceptable, on va dans le mur.
Notre entreprise vieillirait de 9 mois par an, inacceptable, on va dans le mur. Plutôt que ces poncifs éculés, nous proposons de regarder dans le détail la réalité sociale et économique de notre groupe. Partout où l’on met en œuvre cette politique de la terre brûlée, l'entreprise va plus mal, l’ambiance s’est dégradée, le volontarisme professionnel s’est effrité. Cette réalité-là est incontestable et elle est d’abord due au fait qu’un paquebot ne peut prendre un virage à 180° sans quelques précautions.
Première des précautions, s’assurer que tout est bien arrimé avant de virer de bord. La déstabilisation sociale n’est jamais bonne dans un contexte de tensions économiques. Seconde précaution, s’assurer que le message soit bien compris et assimilé. Dans notre cas, encore faudrait-il au message de parvenir à tout un chacun.
Il faut aussi étendre le débat plus largement car, contrairement aux idées reçues, les historiques encore présents savent ce qui cloche, sont force de propositions, sont à même de regarder au loin les transformations profondes qui affectent nos entreprises à travers une histoire déjà longue de notre entreprise et des soubresauts qu'elle a déjà traversés.
Sur ces points, nous formulons des propositions originales, modernes, contemporaines, pour favoriser le débat, pour l’étendre, le rendre fluide… Mais notre séniorité associée à la position de syndicaliste nous rend certainement inaudibles. Dans ces conditions, la crainte peut être réelle de voir cette obstination nous rapprocher de certaines catastrophes industrielles (Alcatel ou d'autres).
Ce débat sur le contrat de génération est donc bien plus qu’un débat social. il est aussi une occasion de penser nos entreprises en transformation non dans la contrainte mais dans l’échange, le partage, l’écoute intergénérationnel. Les entreprises jeunes ne le restent pas très longtemps lorsqu’elles commencent à se développer. Elles intègrent des expériences plus âgées. Alors plutôt que de jeter les nôtres, utilisons-les pour penser l’avenir.
L’accord génération pour une politique sociale équilibrée devait nous permettre d’aborder toutes ces questions en transparence et de façon constructive. Le cahier des charges est loin d'être respecté, nous ne pourrons pas apposer en l’état notre signature à cet accord. Nous regrettons ces barrières idéologiques qui empêchent au débat social de prendre toute son ampleur.
L'accord génération devait être l'occasion de repenser un modèle social étriqué et contre-productif ; visiblement, le moment n'est pas encore venu.
« Les entreprises meurent rarement pour avoir bougé trop rapidement mais elles meurent souvent pour avoir réagi trop lentement ».