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Les Entretiens de l’IRES : les syndicats au défi des questions environnementales
Comme chaque année (hors Covid), l’IRES a tenu, en février dernier , une journée d’étude autour du numéro spécial annuel de la Chronique internationalede l’IRES qui réunit diverses contributions sur des cas nationaux autour d’un thème. Celui choisi cette année résonne particulièrement avec les préoccupations du moment et s’inscrit dans les débats et parfois les tensions qui traversent le mouvement syndical, en France et ailleurs.
Cette journée a été organisée en deux temps :
- une séance du matin animée par Antoine Naboulet (France Stratégie) et introduite par Cristina Nizzoli et Thomas Coutrot (IRES),
- une séance d’après-midi, animée par Camille Dupuy (Université de Rouen) et introduite par Bianca Luna Fabris (Institut syndical européen).
Chaque session était suivie, comme c’est l’usage, d’interventions syndicales : CGT (Sébastien Menesplier), CFE-CGC (Madeleine Gilbert) ; CFDT (Fabien Guimbretière), FO (Béatrice Clicq) et Unsa-Ééducation (Benoît Kermoal).
Le numéro spécial de la chronique (consultable et téléchargeable ici[1]) comprend sept contributions sur des cas nationaux (Allemagne, Belgique, Suède, Argentine, Australie, Canada, États-Unis)et une sur la Confédération européenne des syndicats. Elles sont précédées d’une analyse transversale réalisée par Thomas Coutrot et Cristina Nizzoli.
La problématique, synthèse et propositions de typologie
Après les mots d’introduction du président de l’IRES (Fabrice Coquelin), Thomas Coutrot a rappelé les termes du débat et ce que l’on pourrait appeler une aporie de la fonction syndicale. Depuis l’origine, la défense des « intérêts matériels et moraux des travailleurs » constitue le socle juridique de la reconnaissance du syndicalisme. Et les organisations syndicales ont, de fait, été attentives à la préservation de la santé des travailleurs ; mais pris dans « l’engrenage de la production » (Alan Schnaiberg,treadmill of production, 2008), les travailleurs ont partie liée avec l’entreprise qui les emploie, quel que soit l’impact éventuel de son activité sur l’environnement. D’où une tension difficile à combiner entre assurer le maintien de l’emploi et éviter que l’activité qui le constitue ne détruise l’environnement.
La difficulté est redoublée par le fait que les syndicats ont, universellement ou presque, leurs implantations historiques dans les secteurs les plus polluants de l’économie (industries extractives ou de première transformation, énergie…). La spécialisation militante qui fait que les organisations de défense de l’environnement se soucient généralement peu de l’impact social de la transition créent parfois des oppositions entre ces deux types d’engagement.
Le fil qui parcourt ce numéro de la Chronique internationale de l’IRES est l’idée que ces tendances lourdes s’infléchissent du fait d’un engagement croissant bien que balbutiant parfois, du syndicalisme dans cette dimension environnementale. Elle trouve appui sur les questions de santé-sécurité mais s’inscrit également dans la perception croissante des enjeux (notamment climatiques) au sein des groupes sociaux que le syndicalisme se propose de représenter.
De l’examen transversal des cas nationaux, les deux auteurs de la synthèse ont tiré une typologie en quatre classes que Cristina Nizzoli a rapidement présentée.
L’engrenage de la production est le concept clé à partir duquel se lisent les diverses stratégies syndicales, c’est-à-dire la capacité plus ou moins manifeste de s’y plier, de chercher à l’infléchir ou de la récuser. Ces stratégies ne typent pas les pratiques syndicales selon leur sigle mais reflètent plutôt la sociologie des adhérents (le poids de l’industrie, des secteurs et des groupes professionnels) et elles partagent l’espace syndical : plus on va vers le sommet des organisations, plus on affiche de préoccupations environnementales ; plus on va vers la base, plus l’impératif de l’emploi se montre prégnant.
Le premier type de stratégie est celui du déni, c’est-à-dire l’accompagnement sans faille de la course en avant productiviste (ou techniciste, c'est-à-dire l’idée que le progrès technique offre la réponse aux défis environnementaux) .
Le freinage est la deuxième stratégie possible, c’est-à-dire un accompagnement des défis de la transition mais subordonné à la question de l’emploi. Ce type de stratégie conduit à la recherche d’alliances avec le patronat du secteur ou de l’entreprise en quête de politiques publiques compensant les contraintes (qui ne sont pas niées) de la reconversion.
Aménager l’engrenage constitue une troisième classe, elle s’organise autour du paradigme de la « transition juste » qui recouvre une grande variété de significations ; la dernière stratégie rencontrée est celle de la justice environnementale.
Celle-ci accepte de remettre en cause les objectifs de la production et, souvent, de consommation ; ses alliés ne sont plus les employeurs mais les mouvements sociaux (associations environnementales, autochtones, mouvements de jeunesse écologistes, etc.) ; le point nodal de cette stratégie est la revendication très forte de politiques publiques orientées vers la transition, ce qui explique qu’elle met également l’accent sur le renforcement des services publics (éducation, transports, etc.).
Les obstacles vers une telle stratégie ne manquent pas :la question de l’emploi et la répartition des adhérents des syndicats en sont deux exemples mais les auteurs montrent les gains potentiels tirés d’un tel mouvement possiblement porteurs d’identités nouvelles et de renouveau pour le syndicalisme.
Quatre cas nationaux
Aux États-Unis (Catherine Sauviat, IRES) : la distribution des syndicats se trouve plutôt dans les premières strates de la typologie. Catherine Sauviat évoque les handicaps structurels qui permettent de l’expliquer : l’extrême décentralisation de la relation sociale, des États aux pratiques très diverses, une spécialisation de nombre d’entre eux sur les industries polluantes, le poids d’un syndicalisme de métier peu ouvert à ces questions et la difficulté d’envisager des emplois alternatifs à ceux assez concentrés et bien payés des industries les plus polluantes. L’absence de politique publique fédérale dans ce sens est un handicap d’autant plus élevé que l’enjeu de l’emploi se redouble d’un enjeu de protection sociale, laquelle est largement assise sur l’accord d’entreprise.
Au Canada (Axel Magnan, IRES),certains traits structurels états-uniens se retrouvent chez le voisin du Nord (politiques différentes entre les États fédérés) mais la situation canadienne est néanmoins très différente ; depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux (2016), des politiques ambitieuses ont été adoptées dont l’effectivité est peu visible. Elle ouvre cependant un espace à un syndicalisme éclaté mais soucieux de longue date des problèmes d’environnement souvent réactivés par les peuples autochtones. De nombreuses alliances ont cours entre syndicats et mouvements écologistes pour, à la fois soutenir les intentions contenues dans les politiques affichées, et dénoncer leur incapacité à se traduire en action publique effective.
Concernant l’Allemagne,Marcus Kahmann(IRES)centre son intervention sur IG Metall (2,2 millions d’adhérents) dont le champ professionnel est fortement impacté par les questions de la transition (4 millions d’emplois).
Si IG Metall s’interrogeait dès les années 1970 et 1980 sur la modernisation sociale et écologique, la réunification a déporté l’attention et l’a concentré sur les questions d’emplois. La prime à la casse, condamnée par les écologistes, est soutenue par IG Metall qui critique également la politique des quotas d’émission jugée trop rapide. Il se trouve alors dans la logique du « freinage » dans la typologie évoquée en introduction, en cherchant à ralentir sans s’y opposer la politique de réduction des émissions de CO2, objectif partagé également par IndustriAll…
Et aussi par le patronat. Après quelques années d’atermoiements, IG Metall paraît plus clairement engagé aujourd’hui en appelant avec vigueur à des politiques publiques (investissements, recherches, extension de la codétermination…) et promeut de nouveaux types d’accords (accords du futur) dans les branches et dans les entreprises.
En Belgique (Douglas Sepulchre, doctorant à l’Université libre de Bruxelles), les deux principales centrales syndicales (FGTB, CSC) ont pris en compte la question de l’environnement à l’unisson de sa perception dans la société. La question du climat émerge en premier.
La « transition juste » devient un marqueur dans les années 2000. Ensemble et avec des associations (lacoalition climat), les deux centrales s’impliquent dans des réseaux de sensibilisation, les militants reprennent des mots d’ordre dans leurs négociations, par exemple sur le co-voiturage. Le changement intervient sur la question de la croissance jamais remise en cause jusqu’aux années 2010.
Au-delà des discours confédéraux, on retrouve des positionnements différents aux autres niveaux des organisations. Plus on descend sur le terrain, plus la question de l’environnement est « filtrée » par les niveaux intermédiaires, comme le montre le cas de l’extension de l’aéroport de Liège qui a vu s’opposer les différents niveaux des organisations, la confrontation des points de vue devenant quasiment impossible. L’éco-syndicalisme reste un objectif difficile.
Les interventions syndicales, dans l’ordre où elles ont été prononcées
Sébastien Menesplier (CGT) retient l’exemple de l’énergie où il indique que les syndicats n’ont jamais été indifférents aux problèmes de sécurité qui avaient à voir avec l’environnement. À travers les maladies professionnelles et la santé au travail en général, ils ont pris la mesure des enjeux. Il note au passage que la suppression des CHS-CT signe un recul majeur de la capacité de prise en charge de ces questions ; si les syndicats luttent contre les pertes d’emplois, celles-ci sont jusqu’à aujourd’hui davantage dues aux délocalisations industrielles. Les fédérations de la CGT travaillent pour préserver l’emploi et en même temps préparer les reconversions, la prise de conscience ayant été, selon lui, accélérée par la période Covid. Il insiste cependant sur l’importance des politiques publiques. Celles-ci devraient être plus ciblées et éviter de subventionner des pratiques qui dégradent l’environnement.
Madeleine Gilbert (CFE-CGC) rappelle les positions de son organisation en soutien aux accords de Paris et notamment l’objectif de contenir la progression de la hausse des températures à 1,5°. Une charte adoptée en 2011 par sa confédération contient 5 engagements : la lutte contre le changement climatique, la sauvegarde de la biodiversité, le soutien à une économie sociale, solidaire et durable, la lutte contre la pauvreté, l’éducation à ces questions. Les CSE sont des lieux privilégiés pour développer cette approche déjà impliquées par la loi Pacte. Encore faut-il que les militants s’en emparent.
Fabien Gruimbretière (CFDT) rappelle l’ancienneté de la prise en charge des questions environnementales dans son organisation. Les choses changent mais il y a des permanences et notamment la volonté de croiser l’action dans les branches et dans les territoires. Tout le monde vient avec ses solutions mais il est difficile de penser collectivement en termes de sobriété. La notion de transition juste est très importante car les solutions techniques conduisent parfois à l’amplification des inégalités (par exemple, le renchérissement du transport aérien). Les transformations ne peuvent pas se faire sans les travailleurs et les travailleuses car une transition juste ne se fera pas contre eux. Il insiste sur l’importance du dialogue social territorial mais aussi la nécessité de reconnaître les implications du changement sur les modes de vie.
Béatrice Clicq (FO) évoque également une préoccupation ancienne de son organisation mais relève que la sobriété ne peut pas concerner tout le monde de la même façon. Elle met l’accent sur l’importance des politiques publiques en évoquant deux exemples récents, à Cordenais (Loire-Atlantique) et Saint Avold (Moselle) où son organisation a appuyé les reconversions tout en défendant la sauvegarde des emplois. Pour réussir, ajoute -t-elle, il faut une implication forte de l’État.
Benoit Kermoal (UNSA-Éducation) rappelle les enjeux de l’éducation des jeunes et des jeunes adultes dans la promotion de la justice environnementale, mais aussi le rôle que peuvent jouer les syndicats en intervenant dans les politiques publiques, par exemple en ce qui concerne le bâti des établissements de l’éducation nationale qui ne sont pas un moindre sujet.
Les représentant(e)s des organisations syndicales ont dans leur ensemble mis en avant les efforts de formation des militants qu’elles mettent en œuvre depuis plusieurs années, ils et elles insistent également sur l’importance de politiques publiques offensives, notamment dans les contraintes imposées aux entreprises et déplorent le peu de moyens mis à la disposition des CSE pour exercer un rôle favorable aux questions d’environnement. La disparition des CHS-CT a été unanimement considérée comme un mauvais signal.
La Confédération européenne des syndicats et la question environnementale
Bianca LunaFabris, de l’Institut syndical européen, a retracé quelques étapes de la prise en compte de la question environnementale au niveau de la Confédération européenne des syndicats.
Si la préoccupation environnementale apparaît dès les années 1990, elle prend un tour plus présent une décennie plus tard lors de l’arrivée de John Monks au secrétariat général de la CES en 2003, entouré en particulier par Joël Decaillon, responsable de ces questions et très actif durant son mandat. Trois phases peuvent être distinguées ; entre 2000 à 2009,la stratégie de Lisbonne est sur d’autres sujets (emplois qualifications) mais la CES met l’accent sur la nécessité d’une « transition juste » ; l’austérité entre 2010 et 2015 déporte les priorités avant un retour de l’environnement au sein de la CES. En 2009, un lien a été établi avec les organisations dites de la « société civile » (ONG) la Spring Alliance, la notion de « transition juste » émerge alors de manière claire.
La question environnementale est naturellement relancée après la Cop de Paris (2015). Le Pacte vert de la Commission(Green Deal, 2020) a été un moment important et la CES commence alors à mobiliser la notion de « transition juste », terme utilisé par d’autres avec des contenus parfois différents. Le congrès de Berlin (mai 2023) évoque la « post croissance », la question semble revenir en force mais la CES a appelé à une manifestation en décembre 2023, dans laquelle la question de l’environnement n’apparaissait pas. Le chemin n’est pas encore clairement tracé !
En fait, la question est difficile en raison de la diversité de la CES, non seulement par pays mais par secteur : la Confédération intervient sur un plan global et très général mais les tensions ne manquent pas dès que le débat a lieu avec les fédérations professionnelles (notamment IndustriAll). Bianca LunaFabris conclut en signalant que ces questions restent inconnues dans le dialogue social (c’est-à-dire avec les représentants des employeurs) même si Business Europeprétend soutenir les objectifs climatiques… à condition que cela ne nuise pas à la compétitivité des entreprise européennes !
Pour conclure des travaux de cette journée, Frédéric Lerais (Directeur de l’IRES) remercie les participants en rappelant que l’IRES avait déjà organisé une telle journée en 2015 en mobilisant des études commandées par les syndicats. Il souligne qu’en définitive, la capacité des organisations syndicales à proposer leurs réponses aux défis environnementaux et à infléchir les politiques publiques vers une plus grande justice sociale et environnementale sera sans doute décisive dans l’acceptabilité et donc la viabilité de la transition.
Faute de quoi les injustices ressenties et associées – à tort ou à raison – aux politiques environnementales pourraient bien saper les bases mêmes du syndicalisme et de la démocratie.
[1]https://ires.fr/publications/chronique-internationale-de-l-ires/n184/