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Un ministère de l'ESS : « to an expanded ministry » (1) ?
Pris en sandwich entre des informations sur la nouvelle nomination du porte-parole du gouvernement, une appréciation sur la tête de liste de la droite aux élections européennes et la parution du dernier album Panini sur le tour de France, les « indiscrets du JDD du 31 mars 2019 » (2) nous parlent de l’évolution (?) de l’ESS en France : « économie solidaire : vers un ministère élargi ? Le haut-commissaire à l’économie sociale et solidaire, Christophe Itier, essaie de rassembler en une même politique l’économie sociale et solidaire, la responsabilité sociétale des entreprises et le mécénat. Cela pourrait être les prémices de la création d’un portefeuille ministériel qui regrouperait tous ces domaines. Mi-mai, des propositions concrètes seront portées en ce sens par des entrepreneurs partageant cette vision ».
Les réactions sont diverses, de la part des acteurs de l’ESS. Nous en retiendrons deux, parues sur les réseaux sociaux, qui sont significatives d’une appréciation différente de cette initiative :
- @Hugues Sibille : « Le JDD annonce le projet du Haut-Commissaire, d’un ministère réunissant l’ESS, les entreprises RSE et le mécénat. Bravo s’il est rattaché à Bercy, porte haut le drapeau de l'ESS et pèse dans les choix économiques ».
- @Jérôme Saddier : « Il faut le rappeler sans cesse : l’ESS est une économie de transformation, qui se caractérise par sa forme collective. Tant mieux si un tel élargissement lui donne encore plus de poids. Attention à ne pas la diluer dans la RSE, qui touche aux pratiques mais pas à la propriété ».
Car, au-delà de la différence de prise en considération de l’ESS dans les politiques gouvernementales en regard de son poids économique et social, il est important que la volonté de mieux faire reconnaître l’ESS en tant qu’économie dans laquelle les humains comptent plus que le capital, ne mène pas à béatement accepter tous les amalgames possibles qui mèneraient à mélanger un concept politique de l’économie (l’ESS) avec une pratique entrepreneuriale (la RSE) ou un engagement personnel (le mécénat).
Ce nouvel avatar montre la confusion existant dans la manière de concevoir l’ESS et est une nouvelle tentative pour la tirer vers d’autres considérations que le projet collectif, fondement de l’ESS.
Il est d’autant plus intéressant de regarder ce « rassemblement » avec circonspection que, en janvier dernier, le rapport de Rafael Chaves et José Luis Monzón sur « les évolutions récentes de l’économie sociale dans l’Union européenne » (3) est paru, ouvrage qui devrait donner à réfléchir à notre haut-commissaire pour bien comprendre combien il serait préférable de différencier les différentes approches mais aussi de trouver les moyens de créer de la cohésion sans renier les fondements de l’ESS.
Dans son blog d’Alternatives Économiques, Michel Abherve présente une synthèse claire et précise des différentes données de cette étude.
Pour notre part, nous aborderons ce qui peut permettre de mieux comprendre les risques de confusion nés du mélange de concepts différents basés sur des approches économiques qui peuvent être antinomiques.
ESS et Europe
En préambule de la synthèse de ces travaux du CIRIEC, présentée par le Conseil économique et social européen, il est rappelé que « l’économie sociale européenne fournit plus de 13,6 millions d’emplois rémunérés en Europe, représentant 6,3 % de la population active totale de l’UE-28. Malgré sa taille, l’économie sociale reste invisible dans les comptes nationaux et les statistiques en Europe, un obstacle qui constitue un défi majeur bien que des efforts aient été réalisés au cours des deux dernières décennies ».
Luca Jahier, président du groupe « Activités diverses » au Comité économique et social européen souligne : « L’économie sociale est à la fois une chance et un vecteur pour la participation et la responsabilisation des citoyens, et l’appropriation de notre avenir dans une perspective durable », ajoutant qu’il faut « améliorer la visibilité et favoriser la reconnaissance de ce secteur » en ayant une base commune d’analyse ente les pays de l’UE.
Car c’est bien de visibilité qu'il est question et la place de l’ESS doit être clairement déterminée, les tenants d’une économie libérale dont les fondements seraient ancrés dans une vision capitaliste de l’économie tentant de s’emparer des concepts pour se « parer des plumes du paon ».
Ainsi, Alain Coheur, porte-parole de la catégorie « économie sociale au Comité économique et social européen considère que « l’économie sociale (est) un secteur qui constitue un pilier incontournable non seulement pour l’emploi et la cohésion sociale en Europe, mais également pour la réalisation et la consolidation d’un socle européen des droits sociaux ». Pour lui, « en plaçant l’efficacité économique au service de l’objectif social, l’économie sociale crée une véritable interdépendance enter l’économique et le social et non une subordination de l’un vis-à-vis de l’autre ».
Nous sommes là sur les fondements mêmes de ce que sont les entreprises de l’ESS qui « traduisent le besoin de voir émerger une économie conciliant dimensions sociales, économiques et financières. (...). Le développement, la rentabilité à deux chiffres et les bénéfices ne sont pas les objectifs ultimes ; il s’agirait plutôt de contribuer à l’intérêt général, à la cohésion sociale et au bien-être de nos sociétés ».
Enfin, Krzysztof Balon, également porte-parole de la catégorie « économie sociale au Comité économique et social européen », considère que « les entreprises de l’économie sociale doivent s’inscrire dans un contexte beaucoup plus large, à savoir la construction d’une démocratie participative et d’un capital social ».
Pour ces trois éminents membres du CES européen, représentant l’Italie, la Belgique ou la Pologne, nous sommes face à une conception identique des entreprises de l’ESS, tel que le précise l’étude : « une économie basée sur des principes de primauté de la personne et de l’objet social sur le capital, organisée par l’adhésion volontaire et ouverte de ses membres qui exercent un contrôle démocratique, conciliant les intérêts des membres et des usagers et l’intérêt général, défendant et appliquant les principes de solidarité et de responsabilité, possédant une autonomie de gestion et une indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et affectant la majeure partie des excédents à la réalisation d’objectifs qui favorisent le développement durable et servant des prestations pour les membres et l’intérêt général ».
Des concepts différents sur les valeurs de l’ESS
Dès lors, on peut dégager un certain nombre de pistes qui permettent de reconnaître à l'ESS sa capacité à développer des activités économiques pérennes et stables tout en respectant les principes qui la régissent mais, selon les auteurs, « une problématique est la question de la visibilité et de la reconnaissance de la définition conceptuelle du domaine de l’économie sociale. L’apparition régulière de nouveaux concepts est loin d’y contribuer », ajoutant qu'« il convient de souligner que ces questions dissimulent non seulement l’absence de consensus en matière de dénomination mais également une politique tacite de ne pas progresser trop vite dans ce domaine ».
Ils donnent alors, en éclairage, un certain nombre de concepts connexes de l'ESS, qui peuvent être totalement ancrés dans les fondamentaux de l'ESS mais qui peuvent aussi s'en détacher. C'est sans doute, aujourd'hui, une des raisons pour lesquelles il est difficile d'avoir un corpus cohérent de l'ensemble, permettant ainsi à certaines formes d'entreprises de se présenter comme étant de l'ESS alors qu'elles n'en sont que des succédanés, voire des déviances tandis que d'autres y sont pleinement ancrés :
- l'économie solidaire, dans les années 1980 en France, « concept d’économie qui s’articule autour de trois pôles : le marché, l’État et la réciprocité, (...) (Cette économie) a un caractère pluriel ne pouvant être réduit à sa dimension strictement marchande et monétaire ». Empruntant à ce concept, certains pays d'Amérique Latine en ont donné une autre vision, considérant « cette économie comme une force de transformation sociale porteuse d’un projet de société, alternative à la mondialisation néolibérale. (...) la perspective latino-américaine développe ce concept comme un projet global de remplacement du capitalisme ».
- l'économie alternative apparue après « la révolution de mai 1968 », l'économie populaire qui « exclut tout type de relation employeur-salarié et envisage le travail comme le principal facteur de production ».
- l'économie collaborative « qui fait référence à un très large éventail d’activités liées aux domaines de la consommation, de la production, de la finance, de l’éducation et même de la gouvernance » et pour laquelle « la commission identifie trois catégories d’acteurs : les prestataires de services, les utilisateurs de ces services et les intermédiaires qui mettent en relation ».
- l'économie du bien commun, fondée en 2010 par l'économiste autrichien Christian Felber pour qui « l’économie doit être au service des gens ou, autrement dit, du bien commun. (...) Elle est fondée sur des valeurs dont la dimension universelle est entérinée par tous : dignité humaine, solidarité, durabilité écologique, justice sociale, transparence et participation démocratique ».
- l'économie circulaire qui « consiste à remplacer une économie linéaire qui fonctionne selon le modèle extraire-fabriquer-jeter... L’économie circulaire et l’économie sociale se rejoignent sur de nombreux points clefs. Les deux modèles placent les individus et le développement durable au centre de leurs préoccupations ».
Enfin, les rapporteurs du CIRIEC rappellent que si certaines entreprises se réclament du concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE) comme « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (4), elles ne sont pas de l'ESS, même si les principes qui régissent la RSE sont ceux de l'ESS avant que cela n'ait été conceptualisé.
Cette responsabilité donne une dimension politique à l'entreprise, ainsi que le dit Olivier Favereau, dans Alternatives Économiques : « l’entreprise est un être politique parce qu’elle s’organise sur deux relations de pouvoir : le pouvoir des actionnaires et la subordination des salariés aux employeurs. Ensuite, parce que cette relation verticale appelle une dimension horizontale : une entreprise viable doit créer du commun entre ses dirigeants, ses salariés, ses clients, ses financeurs, ses fournisseurs, le territoire où elle est implantée etc. Cette dualité fait de l’entreprise un espace politique, qui doit être pensé comme tel, ce que nos démocraties libérales ont négligé jusqu’à présent, dans l’indifférence des économistes et des juristes » (5).
Une orientation vers les entreprises sociales
Si plusieurs projets ont été portés pour l'émergence d'un statut de la mutuelle européenne ou celui de la fondation européenne, ils n'ont jamais vu le jour, faute de soutien institutionnel. Le Parlement européen s'engage sur la voie d'un statut pour les entreprises à visées sociale et solidaire.
Mais, disons-le, la priorité est donnée aux entreprises sociales : « La Commission européenne définit l’entreprise sociale comme faisant partie intégrante de l’économie sociale », en précisant qu'il « peut s’agir d’entreprises qui fournissent des services sociaux et/ou de biens et services destinés à un public vulnérable, d’entreprises visant à l’intégration professionnelle de gens faisant face à des difficultés en matière d’emploi mais dont l’activité peut couvrir des biens ou services autres que sociaux ».
« L’école de l’innovation sociale insiste sur le rôle individuel de l’entrepreneur social. (...) Autrement dit, les entrepreneurs sociaux sont investis d’une mission sociale et le résultat de cette mission (plutôt que la richesse créée) est le critère essentiel qui permettra d’évaluer ces entrepreneurs sociaux. (...) le statut juridique de l’entreprise sociale (publique, basée sur des capitaux ou relevant de l’économie sociale) est secondaire et le critère essentiel est l’entrepreneur social ».
Cette position est sans aucun doute celle adopté par notre haut-commissaire qui privilégie entreprise sociale et innovation sociale. Elle montre de fait l'opposition ESS/entreprises sociales : l'une met en avant la question du projet collectif, l'autre la démarche individuelle. La mission que devraient avoir tous les acteurs de l'ESS (privé comme publics) est celle du rapprochement de ces antagonismes, sans privilégier l'une plus que l'autre mais en se reposant sur les fondements économiques, éthiques, philosophiques et politiques de ce qu'est l'ESS.
À nous d'agir...
Au terme de la lecture de ce rapport, force est de constater qu'il y a du chemin à parcourir pour que l'ESS ne soit pas noyée dans un ensemble de considérations qui dépendent toutes d'une vision libérale de l'entreprise.
Nous, les acteurs de l'ESS, n'avons pas su combattre comme il le fallait toutes les tentatives d'entrisme des instances européennes mais aussi des représentants français, qui ont une vision de l'entreprise attachée à des conceptions capitalistes mâtinés d'un peu de sociétal. Le climat ambiant oblige à tenir compte des parties prenantes car ne pas le faire peut mener à une remise en cause violente.
Les valeurs de l'ESS doivent plus que jamais être partagés et défendues. La crise actuelle est sans aucun doute le degré ultime du refus d'une société dans laquelle toutes les parties n'auraient pas voix au chapitre.
Au nom de la prise en compte éventuelle des clivages existants, on voit apparaître des semblants d'entreprises qui n'ont de social et solidaire que le nom, mais pas les fonctionnements. Nous voyons aussi certaines entreprises de l'ESS partir sur des voies de traverse, empruntant aux entreprises traditionnelles leurs modes de fonctionnement sous couvert de leur reconnaissance statutaire ou d'agrément.
Alors, ce projet d'un portefeuille ministériel regroupant l'économie sociale et solidaire, la responsabilité sociétale des entreprises et le mécénat fait partie de ces tentatives d'amalgame mortifère pour l'ESS car manquant de clarté tant sur les objectifs que sur les incidences à prévoir.
Parlons-en sans a priori, faisons des propositions et agissons pour la naissance d'un véritable ministère de l'ESS afin de (re)donner à celle-ci la place qui est la sienne : une économie progressiste, humaniste, du partage et de la solidarité.
1. « To an expanded ministry » : « vers un ministère élargi » traduit en anglais pour être dans l’air du temps du « French Impact ».
2. Journal du Dimanche du 31 mars 2019.
3. Rafael Chaves et José Luis Monzón, « Les évolutions récentes de l’économie sociale dans l’Union européenne », document de travail du CIRIEC, n° 2019/1
4. Livre vert : « Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises ».
5. Olivier Favereau : « L'entreprise est un espace politique », Alternatives Économiques, 2 avril 2019.