Dépense publique : donner une base solide à des échanges souvent faussés par des partis pris idéologiques
Sur le chantier de la dépense publique (auquel je consacre ce second volet de ma réflexion), les esprits semblent commencer à évoluer et je ne peux que me féliciter si la démarche entamée il y a un an par l’association « Services publics » y a contribué, si peu que ce soit. Elle a trouvé son point d’orgue le 12 juillet dernier, lors d’une rencontre organisée à l’École des mines à Paris avec Louis Gallois (président du conseil de surveillance de PSA et de la fédération des acteurs de la solidarité) et Xavier Ragot (président de l’OFCE).
Le dossier de « Services publics », que l’on peut consulter en allant sur le site de l’association, ne prend pas position sur le fond. Il vise seulement (et c’est déjà beaucoup) à donner une base solide à des échanges souvent faussés par des partis pris idéologiques. Les données qu’il réunit sont celles de la période actuelle. Mais il n’est pas inutile de les situer par rapport au passé. De ce point de vue, le chapitre 4 du livre stimulant récemment publié par Xavier Ragot (1) apporte un éclairage utile, sous un titre qui peut surprendre, Nous n’avons jamais été autant socialisés. Je renvoie au tableau qu’il donne en page 99 : on y constate que, sur un siècle, dans des pays aussi différents que les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon, la Suède et la France, le volume global de la dépense publique, rapporté au produit national, a connu la même explosion. Il ne dépassait pas 10 % du PIB en 1910. Un siècle plus tard, en 2010, il se situe partout à plus de 40 %. Force est de constater que, loin de menacer l’épanouissement du capitalisme, la croissance de la dépense publique lui est consubstantielle. Elle l’a soutenu et accompagné.
Cette croissance a-t-elle été excessive en France et faudrait-il l’inverser ? C’est le discours que tiennent une bonne partie des commentateurs de l’actualité politique et économique, très largement repris non seulement par les « think-tanks » libéraux et dans la grande presse mais aussi dans les cercles du pouvoir. À 57 % du PIB, la France serait la championne mondiale d’une dépense publique qui opèrerait un prélèvement démesuré sur la richesse nationale. Cette dépense serait devenue « insupportable », nous dit le rapport officiel d'« action publique 2022 ».
Sur ce sujet, le dossier de « Services publics » formule deux observations méthodologiques de première importance.
Sur la référence au PIB : celle-ci est légitime dans la mesure où elle facilite les comparaisons internationales. Mais il faut bien en marquer les limites. La dépense publique n’est pas dans sa totalité une « part » du PIB. Mieux vaut parler de « point » (unité de mesure) que de « part » (expression en partie inexacte) de PIB.
Sur l’utilisation de l’agrégat : il est légitime de prendre le total des dépenses publiques en considération, ne serait-ce que parce qu’on doit les financer et, pour ce faire, prendre leur addition en compte. Mais il faut bien voir que ce total est composite ; il est la combinaison de deux catégories de dépenses qui ne sont pas de même nature.
On débouche ainsi sur une distinction fondamentale, à la base de l’ensemble du dossier, celle qui doit être établie entre dépenses de production et dépenses de transfert.
La production publique consiste à fournir au pays et à sa population les produits et les services dont on estime qu’il revient à la collectivité de les dispenser : administration générale, défense et sécurité, éducation, culture, santé, logement, transport, environnement etc.
Cette production est non marchande mais c’est bien un élément de la production nationale. Elle est comptabilisée dans le PIB, non par son prix qui n’est pas perçu, mais par son coût, c’est-à-dire par le montant des dépenses consenties pour la fournir (rémunération des agents publics, consommations intermédiaires et investissements).
Cette partie de la dépense publique est donc bien une « part » du PIB, dans lequel elle compte pour environ 24 %. Il en résulte, ce dont le Français moyen n’a pas conscience, que son augmentation, loin d’être un prélèvement supplémentaire sur la richesse nationale, l’accroît à due concurrence.
Les transferts consistent à prélever sur les uns des ressources qui seront attribuées à d’autres. Ce sont en majorité des transferts sociaux en direction des ménages (assurance maladie, prestations familiales, allocations de chômage et retraites) mais aussi des transferts économiques en direction des entreprises.
Les transferts n’ont aucune incidence sur le volume de la production. Comme leur nom l’indique, ils se bornent à redistribuer le produit de l’activité économique pour un volume de l’ordre de 33 points de PIB.
La dépense publique n’est donc jamais un prélèvement sur la richesse nationale, qu’elle contribue à accroître par sa première composante, ou qu’elle redistribue dans sa seconde composante. Le positionnement de la France dans les comparaisons internationales n’est pas le même de ces deux points de vue.
La croissance de la dépense publique a-t-elle été excessive en France et faudrait-il l’inverser ?
S’agissant de la production publique la France se situe un peu au-dessus de la moyenne internationale mais elle n’est pas dans le haut du tableau. Rien ne justifie l’affichage d’un objectif global de réduction. Mais il est tout à fait normal que l’on cherche à éviter les dépenses inutiles et à faire le meilleur usage possible de celles qui s’avèrent nécessaires. Encore faut-il faire les bons choix et utiliser les bonnes méthodes.
C’est confondre l’effet et la cause que de retenir la réduction du nombre des fonctionnaires comme étalon de mesure de l’effort à accomplir. Candidat à l’élection présidentielle en 2017, François Fillon ne craignait pas d’afficher l’objectif proprement démentiel d’une réduction de 500.000 des effectifs de la fonction publique sur la durée du quinquennat. Plus modeste, Emmanuel Macron envisageait une réduction de 125.000, dont 50.000 seulement au niveau de l’État. Mais il vient lui-même d’indiquer qu’il renoncerait à cet objectif si, ce qui paraît bien devoir être le cas, il s’avérait hors de portée, compte tenu de la pression des besoins. Ainsi, la raison revient parfois au cerveau de ceux qui nous gouvernent…
Dans ce domaine, on doit exclure la pratique du rabot que l’on ferait passer sur toutes les catégories de dépense et lui préférer le choix et la mise en œuvre de priorités clairement définies, lesquelles pourront déboucher sur une augmentation ou sur une réduction de la dépense, selon le cas.
S’il fallait résumer ces priorités en un mot c’est celui d’investissement que je proposerais de retenir.
Investissement dans les ressources humaines : je renvoie ici à ce qui a été dit dans la première partie de cette chronique à propos des dépenses d’éducation, secteur dans lequel une augmentation significative de la dépense publique semble s’imposer.
Investissement dans les infrastructures du développement et dans tous les aménagements qui peuvent contribuer à la protection de l’environnement
Il n'y a pas grand-chose à ajouter sur ce sujet car il n’a jamais été dans l’intention de l’association « Services publics » de se lancer dans l’élaboration d’un programme d’action gouvernementale, qui ne relève évidemment pas de sa compétence.
Les priorités étant définies, comment gérer la dépense ? Sur ce plan je ne rejoins pas une partie de mes amis politiques qui remettent en cause le principe même de la loi d’orientation sur les lois de finances (LOLF) votée au début des années 2000 par la gauche et la droite réunies au temps du gouvernement Jospin. Certes, elle s’est heurtée à des difficultés d’application qui doivent être surmontées. Mais la recherche d’une rationalisation des méthodes de gestion, qui vaut pour la gestion publique comme pour la gestion privée, n’est nullement condamnable dès lors qu’elle ne remet pas en cause la qualité de la relation entre l’administration et les citoyens. Qu’il s’ensuive des économies, notamment dans le domaine de l’administration générale, on ne pourra que s’en féliciter. C’est dans cette perspective qu’il faut aborder les problèmes de l’utilisation du numérique, sur lesquels je reviendrai dans le troisième volet de cette chronique.
Les transferts sociaux
Concernant les transferts sociaux, la France se situe bien, avec certains pays scandinaves, au sommet des comparaisons internationales. Cette situation a deux explications principales.
En premier lieu, pour la santé et la vieillesse, on trouve dans notre pays des régimes obligatoires dont les dépenses sont comptabilisées comme publiques alors que dans d’autres pays, les mêmes dépenses, tout aussi nécessaires, sont assurées par des mécanismes d’assurance privée. La comparaison entre les dépenses de santé en France et aux États-Unis est éclairante à cet égard : dans leur totalité, elles sont nettement plus élevées là-bas qu’ici ; mais la part des dépenses publiques est plus forte en France, ce que nous aurions tort de regretter car le résultat obtenu (à savoir le degré de santé de la population) est nettement meilleur chez nous.
En second lieu, nous sommes arrivés en France à un degré relativement élevé de redistribution des revenus, ce dont je ne peux que me réjouir. Le rapport entre les moyennes dans la tranche la plus basse et dans la tranche la plus élevée de l’échelle des revenus va de 1 à 8 au niveau du revenu primaire. Il n’est plus que de 1 à 4 pour le revenu disponible après prélèvement et redistribution.
Il n’est certes pas interdit de remettre ces choix de société en cause. Ce n’est pas l’orientation proposée par l’association « Services publics ». Au demeurant, une bonne partie des forces syndicales et politiques, y compris au sein de l’actuelle majorité présidentielle semble ne pas y être favorable. Pour autant, il est tout à fait normal que l’on s’interroge sur l’évolution souhaitable du volume des transferts au regard des anticipations que l’on peut faire sur les évolutions démographiques, économiques et sociales ces prochaines années. Des réformes sont en cours ou en préparation. D’autres peuvent être envisagées. Je me bornerai ici à quelques notations visant à éclaircir le débat.
Le problème majeur des années à venir est à coup sûr celui de la réforme des retraites. Le gouvernement s’est lancé dans une réforme d’ensemble qu’il me semble avoir prise par le bon bout, en laissant place à la concertation et sans s’interdire des allers et retours dans la réflexion. Il est sûr que l’allongement de la durée de vie est une donnée fondamentale qui ne pourra pas rester sans répercussion sur l’âge de départ en retraite mais qui oblige aussi à prendre en charge les nouveaux besoins que fait surgir le développement des situations de dépendance.
Sans doute faudra-t-il aussi s’interroger sur la bonne articulation de l’ensemble des mesures qui concourent au soutien du niveau de vie des actifs : revenu minimum, aide au logement, au transport et prestations familiales. Dans ce domaine, on constate un enchevêtrement de règles dont la simplification améliorerait la lisibilité. Sur ce point, la proposition d’un revenu universel lancée par Benoît Hamon lors de la dernière campagne présidentielle a eu le mérite de lancer un débat que l’on devra reprendre un jour ou l’autre.
S’agissant enfin des dépenses de transfert à caractère économique, je note une évolution des esprits significative. Alors qu’elles étaient souvent occultées dans le discours dominant, qui se concentrait sur les transferts sociaux, on a désormais remarqué que cette catégorie de dépense se situe elle aussi en France, au-dessus de la moyenne internationale et qu’elle contribue dans certains cas à entretenir des rentes tout à fait contestables.
Le gouvernement s’est donc lancé dans l’exploration des niches fiscales. Mais, comme le notait avec humour Louis Gallois lors de notre rencontre, « dans chaque niche, il y a un chien ». Nous ne sommes pas au bout de l’exercice. Il est pour moi satisfaisant qu’il ait été lancé.
L’association « Services publics » va maintenant poursuivre les réflexions qui ont mené à l’établissement de ce dossier. En premier lieu, nous proposons de davantage explorer les questions relative à la fiscalité. Les Français reconnaîtront d’autant mieux l’utilité de la dépense publique qu’ils auront admis la nécessité de la financer. Est-il juste de parler de « ras le bol fiscal » ? Comment y mettre fin ? Comment analyser les orientations actuelles de la politique fiscale et dans quelles directions faudrait-il les infléchir ? Il s’agira d’approfondir les éléments de discussion qui figurent déjà dans le dossier à ce sujet.
D’autres pistes ont été retenues : l’investissement public, pour ce qui est des dépenses de production et la redistribution, pour ce qui est des transferts. Sur ces deux points et sur d’autres, les réflexions esquissées dans les pages précédentes sont à développer.
Tous les lecteurs qui souhaiteraient s’associer à ce travail seront, bien entendu, les bienvenus.
(1) Xavier Ragot, civiliser le capitalisme, Fayard 2019.