L'ESS vampirisée ?
Le changement de gouvernement nous donne l'espoir que les choses changeront et que le sens de l'économie sociale et solidaire (ESS) sera compris par ceux qui sont censés travailler avec les entreprises de l'ESS pour promouvoir un autre modèle économique construit sur une autre conception de l'économie que celle du capitalisme qui a montré ses limites.
La nomination du nouveau Ministre de l'Économie, des Finances et de la Relance ne va pas nous rassurer. Que de tweets, de posts et de messages échangés marquant l'inquiétude des acteurs de l'ESS parce que le Ministère de l'Écologie n'était plus solidaire. Que de tweets, de posts et de messages échangés pour demander un « rattachement de l'ESS à Bercy ».
Enfin, le décret n° 2020-871 du 15 juillet 2020, relatif aux attributions du Ministre de l'Économie, des Finances et de la Relance dit que : « Le Ministre de l'Économie, des Finances et de la Relance prépare et met en oeuvre la politique du gouvernement en matière économique, financière, de relance, de concurrence, de consommation et de répression des fraudes, d'économie sociale et solidaire ainsi qu'en matière d'industrie, d'espace, de services, de petites et moyennes entreprises, d'artisanat, de commerce, de postes et communications électroniques, d'expertise comptable, de suivi et de soutien des activités touristiques ». Mais cela suffit-il à une véritable reconnaissance de l'ESS (certains pensant que le fait d'être nommée en huitième position avait un sens sur la prise en considération de l'ESS) ?
La demande des instances représentatives de l'ESS pour qu'il y ait un secrétariat d'État pour l'ESS a été entendue et la nomination d'Olivia Grégoire à ce poste permet d'espérer autant qu'elle crée de l'inquiétude. En effet, son parcours politique et professionnel est très éloigné du projet politique de l'ESS ; par le passé, elle a eu des positions qui étaient plus du ressort de La Lettre mensuelle du CIRIEC-France (septembre 2020) d'une économie de marché pure et dure que d'une économie sociale et solidaire permettant de créer de la solidarité.
De récentes déclarations permettent d'augurer que la crise sanitaire mène à prendre toutes les entreprises en considération et à défendre d'autres modèles économiques.
Sur son site officiel (https://oliviagregoire.fr/4895-2/), ne dit-elle pas que « la crise nous offre une formidable opportunité, par l’argent public qui est injecté dans l’économie, de faire évoluer le modèle de nos entreprises vers davantage de comportements vertueux en matière sociale, environnementale ou de gouvernance » ? Augurons que cela soit le signe d'une ouverture envers l'ESS.
Mais un risque existe d'avoir un secrétariat d'État qui ne serait pas doté d'une administration et si cette administration devait être l'actuel Haut-Commissariat à l'ESS et à l'innovation sociale, serait-il souhaitable qu'il ait toujours les coudées franches pour poursuivre sa dérive chronique vers les entrepreneurs sociaux, ces avatars de la loi du 31 juillet 2014 qui ne sont pas de l’ESS car ils rejettent le principe collectif des statuts ? Pour eux, « statut n’est pas vertu ». Ils le démontrent chaque jour : on se passe du statut et on se passe aussi de vertu !
Quelle surprise que les changements de postures de certains qui se glorifiaient du rattachement de l'ESS au Ministère de l'Écologie et qui se félicitent aujourd'hui que cette forme d'économie se retrouve rattachée à Bercy. Quand ces acteurs qui se réclament de l'ESS apprendront-ils à réfléchir au-delà du prêt-à-penser des modes éphémères ?
Une ESS constante, solide et vertueuse ?
Reconnaissons cependant aux représentants institutionnels de l'ESS une constance dans leurs demandes puisque, que ce soit ESS France ou feu le Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale, chacun revendiquait d'être rattaché au Ministère de l'Économie et des Finances, pensant que les entreprises de l'ESS doivent être reconnues comme toutes les entreprises du pays.
Pourtant, l'ESS doit se vivre diverse, complexe, marginale et collective. Il faut donc lui souhaiter une administration compétente, agile et interministérielle, en capacité de se satisfaire de plusieurs tutelles. Sera-ce le cas à Bercy ? Y aura-t-il inter-ministérialité ?
Ceci est d'autant plus nécessaire que certaines composantes des entreprises de l’ESS dépendent d’autres ministères (exemple des coopératives de pèche avec le Ministère de la Mer ou les coopératives agricoles avec le Ministère de l’Agriculture etc.).
De même, nous devons nous poser des questions sur le traitement des associations (notamment les associations employeuses qui représentent plus de 80 % des entreprises de l'ESS), prises entre plusieurs ministères pouvant être déterminants quant à leur avenir.
- La vie associative est renforcée au Ministère de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports (toutes confondues, pas seulement les entreprises employeuses, ce qui pose la question du traitement des associations selon leur poids économique, leur capacité à créer du lien social ou à répondre au développement des territoires etc.).
- Les associations du secteur social et médico-social devront répondre de leur activité auprès du Ministre des Solidarités et de la Santé. Quelles compétences et quelles relations interministérielles seront dévolues à chaque ministre si une réelle inter-ministérialité n'est pas mise en œuvre (notamment au sein du haut conseil de la vie associative et pour l'intervention de la DGCS) ?
- Les associations d'insertion dépendent de la Ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion pour ce qui touche aux questions d'organisations des associations de ce type mais qu'en est-il de l'inter-ministérialité sur les questions propres à leurs statuts, leurs obligations etc. ?
On le voit, rien n'est gagné, l'après-covid-19 risque de ressembler à l'avant-covid-19.
Que va-t-il se passer pour certaines structures dans les mois à venir, dans la mesure où les financements risquent d’être en retard voire limités, que les dispositions mises en place pour les entreprises vont voir leur aboutissement, reportant dans le temps les manques de trésorerie, les ressources défaillantes etc. ?
Nous sommes le cœur de la relance, disent les acteurs de l’ESS, alors que nous représentons toujours 10,5 % de l’emploi en France et 14 % de l’emploi privé depuis quinze ans. Arrêtons de nous gargariser de ces chiffres de l’ESS et trouvons les moyens de les faire progresser sans que d'autres formes d'entreprises non respectueuses des valeurs que nous défendons s'emparent de ce qui fait notre ADN et transforme l'ESS en un vaste gloubiboulga.
Certains dispositifs ont montré la capacité de développement de l'ESS à travers le territoire, comme les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), véritables groupements d’entreprises porteurs de développement économique à travers le territoire. Pourquoi ne pas en demander la relance, dans le cadre d'un vaste projet d'économie territoriale autre et solidaire ?
La réalité de l’ESS est sur le terrain. Il faut veiller que ce ne soit pas récupéré par les réseaux actuels car ils passeront ces entreprises à la moulinette des orientations nationales, avec le risque que celles-ci y perdent leur âme.
L’ESS est-elle soluble dans l’après-covid-19 en étant absorbée par toutes les autres formes d’économie et en pervertissant ses principes et ses valeurs ? Viendra-t-on puiser dans l’ESS ce qui est nécessaire à l’économie d’après, comme un vampire suce le sang de sa victime ?