Du lien étroit entre économie publique et économie sociale au service de l'intérêt général
Crise de logorrhée...
Depuis le début de la crise sanitaire du coronavirus, nous sommes abreuvés d’informations et de discours. Certains nous servent, d’autres sont indigents, les derniers ayant le don de nous mettre en colère soit parce qu’ils sonnent faux, soit parce qu’ils nous infantilisent.
Nous n’aurons pas l’outrecuidance de parler de l’efficacité (ou non) des mesures que promeuvent ceux qui prononcent ces discours car nous n’en avons pas les compétences et nous sommes plutôt enclins à faire confiance au comité scientifique créé à cet effet. Mais nous pouvons dire que certaines de ces mesures interrogent sur le risque encouru par la démocratie si elles se prolongent (remise en cause des bases du droit du travail, contrôle permanent de la population, surveillance par géo localisation…). Là aussi, nous ne pouvons que parier sur l’avenir et la capacité de nos instances démocratiques à résister à toute dérive éventuelle.
Pourtant, dans ce fatras d’inquiétantes interventions (« on est en guerre »), d’approximations (« certains veulent casser l’unité nationale »), d’affichage d’un mépris souverain (« les enseignants qui n’ont rien à faire peuvent aller aider les paysans à ramasser les fraises »), d’accusations (« certains se conduisent mal »), deux interventions montrent la fragilité des institutions, qu’il s’agisse de la litanie de remerciements aux services publics de la part du Premier Ministre le 27 mars (alors qu’ils voulaient en privatiser certains) ou encore l’intervention du Président de la République sur la pertinence de services publics performants car correspondant à notre ADN républicain.
Car, reconnaissons-le, cette crise aura au moins un effet positif : le chef de l’État s’est rendu compte de l’importance d’avoir des services publics, composés de personnel agissant pour l’intérêt collectif, dépassant les seules considérations financières, œuvrant pour le bien commun.
Services publics et intérêt général
Nous voyons bien ce qui compose la force d’une véritable république démocratique : avoir les moyens d’une politique publique offrant à tous, égalitairement, des biens et services portés par des structures ayant pour vocation l’intérêt général et le bien commun.
Lundi 16 mars, Emmanuel Macron a assuré que « beaucoup de certitudes » et de « convictions » sont « remises en cause » dans « cette période » : « Agissons avec force mais retenons cela : le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant. Nous serons plus forts moralement, nous aurons appris et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences » (1). Il interroge alors notre modèle de société néolibéral qui privilégie le gain individuel au détriment d’une vision collective de développement, soulignant alors l’importance de « notre État-providence » considéré comme l'un « des atouts indispensables quand le destin frappe » : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Il est allé jusqu'à promettre des « décisions de rupture », dans « les prochaines semaines et les prochains mois », au service d'une « France » et d'une « Europe souveraine ». Si ces paroles ne sont pas vaines, elles montrent un changement profond d’orientation, dans un pays qui souffre depuis plusieurs années, d’une politique dans laquelle les services publics sont malmenés et les entreprises publiques démantelées.
Dans une interview à France Inter (2), Boris Cyrulnik pointe ce bouleversement et ses conséquences : « Pour la première fois dans l’Histoire humaine, on fait passer la vie des individus avant l’économie », ajoutant « Après chaque catastrophe […], on voit une hiérarchie des valeurs sociales complètement métamorphosée. Les politiciens vont nous dire : on peut repartir comme avant. Mais si on repart comme avant, on va remettre les mêmes conditions que celles qui ont mené à la catastrophe en place ».
Car là sont bien les questions à se poser face à cette pandémie : sommes-nous capables de changer nos comportements ? Pouvons-nous réfléchir et mettre en place un autre modèle économique et social ? Avons-nous une volonté de retrouver les bases d’une société plus juste et plus solidaire ? Pouvons-nous lutter contre une économie mondialisée qui nous rend dépendants, créant des inégalités individuelles mais aussi entre les pays et les continents ?
Quelles solutions ?
Déjà, des voix s’élèvent pour proposer des solutions pour « le jour d’après ». « Plus jamais ça ! », disent 18 responsables d'organisations syndicales, associatives et environnementales (3) en signant une tribune « à toutes les forces progressistes et humanistes [...] pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral » : « … les mobilisations citoyennes doivent dès à présent déployer des solidarités locales avec les plus touchés, empêcher la tentation de ce gouvernement d’imposer des mesures de régression sociale et pousser les pouvoirs publics à une réponse démocratique, sociale et écologique à la crise ».
Toutes ces considérations renvoient clairement à ce que nous avons toujours valorisé et défendu : le lien étroit entre économie publique et économie sociale, porteurs de l’intérêt général.
Ainsi que le souligne Gilles Raveaud (4), « en mars 1944, le Conseil national de la Résistance avait, dans son programme pour la Libération, vu la nécessité d’organiser le « retour à la nation » des « grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » (nationalisation d’EDF, de GDF, des Charbonnages de France, de Renault et de la SNCF, mais aussi l’essentiel des banques et assurances ».
Les entreprises publiques sont alors les garantes du maintien d’une économie dont la préoccupation est celle de « servir le public » au sens où la définissent Pierre Dardot et Christian Laval (5) : « le publicum (…) ne renvoie pas à la seule administration étatique mais à la collectivité tout entière en tant qu’elle est constituée de l’ensemble des citoyens : les services publics ne sont pas les services de l’État au sens où l’État pourrait en disposer à sa guise, ils ne sont pas non plus une projection de l’État, ils sont publics en ce qu’ils sont « au service du public ».
Le retour de ce service public est preuve d’un besoin d’une plus grande cohésion sociale, de l’obligation de plus d’égalité pour chacun ainsi que le rappelle Michel Debout (6) : « La France d’aujourd’hui n’a pas besoin d’un chef de guerre, elle a besoin de retrouver le sens de l’essentiel, c’est-à-dire le sens de la vie en commun, le sens de l’égalité et de la fraternité libre, responsable et citoyenne, qui nous inscrit tous dans ce projet, né au siècle des Lumières et qui s’appelle la République ». La reconnaissance des services publics et des entreprises publics est donc plus que jamais une nécessité pour répondre aux grands défis que poseront les évolutions nées de cette crise sanitaire, en cela qu’elle remet en cause le modèle économique actuel qui montre plus que jamais ses limites.
La fuite en avant de tous les gouvernements vers une mondialisation de l’économie entraînant une perte de la relation aux territoires s’est traduite par une demande de plus en plus forte de retrouver une économie de proximité, au service de tous les citoyens. Cette demande s’est exprimée, en partie, par des mouvements sociaux qui faisaient émerger un malaise grandissant de non-reconnaissance de cette unité nécessaire. La crise actuelle montre l’importance du maintien, du développement, du déploiement de services publics pour mieux répondre aux demandes et aux préoccupations des gens.
Économie publique, économie sociale : un même engagement
Ces services publics peuvent être portés par des entreprises publiques mais aussi par des entreprises privées non lucratives qui auront toutes deux les mêmes volontés d’un développement local répondant à l’intérêt général et au bien commun. À ce titre, les entreprises de l’ESS sont des partenaires essentiels des politiques publiques car elles les accompagnent, s’adaptant à la mise en place des réponses déterminées pour l’ensemble des citoyens et du territoire.
Il y a probablement à rechercher, à travers le territoire, de nouvelles formes d’organisation dans lesquelles ce qui primera sera l’intérêt général à partir d’une vision partagée de l’économie, hors des champs du capitalisme (qui, à travers la crise actuelle, montre toute sa fragilité, pris dans sa course à la mondialisation).
Sans conteste encore plus qu'à présent, l’association du public et du privé non lucratif est la piste de l’avenir. Les entreprises de l’ESS doivent retrouver leur colonne vertébrale constituée des valeurs et principes qui les régissent. Les dérives de certaines entreprises sociales doivent être combattues et la recherche d’un lien entre économie publique et économie sociale doit être retrouvée.
Pour une ESS de changement
C’est ce qu’exprime Jérôme Saddier (président d’ESS France) dans un tweet du 25 mars : « Le moment est historique pour les acteurs de l'ESS. Cette pandémie est l’un des symptômes de nos défaillances.
Pour relancer le pays, pour donner du sens à ce que nous vivons collectivement, faisons de l’ESS le fer de lance d’une autre façon de faire nos choix économiques et sociaux ».
Ce que reprend Philippe Jahshan (président du Mouvement associatif) dans un tweet de la même date : « C’est parce que la relance ne pourra se faire sur les bases de l’économie d’hier mais dans l’investissement prioritaire dans une économie durable, locale, solidaire et l’économie associative. Pour le moment, cette pensée ne semble pas avoir pleinement imprégné la doctrine à Bercy ».
Cette crise peut être salutaire pour tous, dès l’instant où nous saurons en tirer les (bonnes) leçons. Les changements à venir doivent mener à une autre manière de concevoir le vivre ensemble, le développement économique, la relation aux biens et services.
Nous devrons sans aucun doute revoir notre manière de concevoir l’économie en impliquant toutes les parties prenantes, notre conception de la consommation en privilégiant, là où c’est possible, les circuits courts ou plutôt l’économie de proximité, mais surtout en raisonnant différemment sur certains secteurs qui doivent rester de la compétence des pouvoirs publics.
Dans son blog (7), même Jacques Attali écrit que : « Chaque épidémie majeure, depuis mille ans, a conduit à des changements essentiels dans l’organisation politique des nations et dans la culture qui sous-tendait cette organisation ». Il remarque ensuite que « quand l’épidémie s’éloignera, verra-t-on naître, (…) une nouvelle légitimité de l’autorité ; elle ne sera fondée ni sur la foi, ni sur la force, ni sur la raison (pas non plus, sans doute, sur l’argent, avatar ultime de la raison). Le pouvoir politique appartiendra à ceux qui sauront démontrer le plus d’empathie pour les autres ».
L’organisation politique des nations est aussi et avant tout une organisation dans laquelle existe une solidarité entre citoyens, un accès égalitaire aux services de base. Il nous reste à oeuvrer pour que ce qui ressortira de cette crise soit un modèle plus ouvert et plus collaboratif dans lequel le bien commun et l’intérêt général dominent face à la défense d’intérêts privés. Là, services publics et entreprises publiques auront un rôle essentiel à jouer avec des partenaires visant les mêmes objectifs comme le sont les entreprises de l’ESS.
(1) Emmanuel Macron, discours du 16 mars 2020.
(2) Boris Cyrulnik, « Après chaque catastrophe, il y a un changement de culture », France Inter, 25 mars 2020
(3) Khaled Gaiji (président des Amis de la Terre France), Aurélie Trouvé (porte-parole d'Attac France), Philippe Martinez (secrétaire général de la CGT), Nicolas Girod (porte-parole de la Confédération paysanne-, Benoît Teste (secrétaire général de la FSU), Jean-François Julliard (directeur général de Greenpeace France), Cécile Duflot (directrice générale d'Oxfam France), Éric Beynel (porte-parole de l'union syndicale Solidaires), Clémence Dubois (responsable France de 350.org), Pauline Boyer (porte-parole d'Action Non-Violente COP21), Léa Vavasseur (porte-parole d'Alternatiba), Sylvie Bukhari de Pontual (présidente du CCFD-Terre Solidaire), Jean-Baptiste Eyraud (porte-parole de Droit au Logement), Lisa Badet (vice-présidente de la FIDL, le syndicat lycéen), Jeanette Habel (co-présidente de la Fondation Copernic), Katia Dubreuil (présidente du Syndicat de la magistrature), Mélanie Luce (présidente de l'UNEF), Héloïse Moreau (présidente de l'UNL).
(4) Gilles Raveaud, « Faut-il nationaliser les grandes entreprises ? », Alternatives Économiques (économie), 25 mars 2020.
(5) Pierre Dardot et Christian Laval, « L'épreuve politique de la pandémie » Médiapart, 20 mars 2020.
(6) Michel Debout, Miroir Social, 20 mars 2020.
(7) http://www.attali.com/societe/que-naitra-t-il/.