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Pourquoi un débat stérile dans le débat utile sur la prévention de l'épuisement professionnel ?
Lettre ouverte au président de la FIRPS
Monsieur le président,
J’ai pris connaissance avec grand intérêt du guide publié par la Fédération des intervenants en risques psychosociaux consacré à la prévention du « burn-out ». J’utilise ce terme qui ne correspond pas encore à une définition claire sur le plan médical par commodité car il renvoie à une notion employée par des millions de gens aujourd’hui. Je préfèrerais le terme d’épuisement professionnel.
En tant que médecin du travail et ayant lancé moi-même un appel pour la reconnaissance du syndrome d’épuisement professionnel comme maladie professionnelle fin 2014, je m’interroge sur certains points contenus dans votre document.
J’ai bien noté que votre guide est avant tout pratique afin d’outiller les entreprises pour prévenir le risque de « burn-out ». Cependant, je trouve regrettable qu’une fédération telle que la vôtre, en prise directe avec la réalité des situations de travail, ne juge pas utile de prendre clairement position sur le débat en cours concernant les avancées sur la reconnaissance de l’épuisement extrême comme maladie professionnelle. Vous déplorez même une « polarisation excessive du débat » sur cette question et il me semble que vous opposez cette demande de reconnaissance aux autres actions de prévention de ce même fléau. Je trouve dommage cette attitude qui crée « un débat stérile dans le débat utile », alors que de mon point de vue, la reconnaissance du « burn-out » en maladie professionnelle sera un puissant aiguillon pour mettre enfin en place une prévention efficace.
Croyez que je suis désolé de cet état de fait mais si certaines entreprises jouent sincèrement le jeu de la prévention, une grande majorité des autres ne le fait pas ou seulement en traînant les pieds.
Dans mon expérience de médecin du travail, j’ai été confronté à de nombreux cas de « burn-out » ou à des situations de travail qui allaient y conduire fatalement certains salariés (et je ne parle pas des « petits patrons » qui ne bénéficient d’aucune aide à titre personnel des services de santé au travail alors même qu’ils sont souvent victimes de cet épuisement !). Si parfois une démarche de prévention a fini par être mise en place, dans l’immense majorité des cas, rien n’a été entrepris, faute de compréhension du problème, par déni, par ignorance, faute de temps et de moyens (réunions, conseils extérieurs, accompagnants…).
Aussi, vu l’importance parfois dramatique des cas de « burn-out », il m’est apparu que nous manquions d’un aiguillon fort et stimulant. Je ne connais que trois moyens de faire bouger les entreprises en matière de prévention.
- La loi : elle fait bouger les grandes entreprises car elles veulent être en règle avec la législation, qu’il y a souvent un équilibre (parfois constructif) entre les directions et les représentants du personnel. Mais la loi fait peu bouger les petits employeurs, par méconnaissance le plus souvent, par manque de moyens et de temps, par manque d’intérêt.
- La responsabilité pénale des employeurs : les grosses entreprises s’en moquent. Leurs juristes les protègent efficacement contre toute mise en cause de leur responsabilité. Les petits employeurs la craignent plus car ils ne bénéficient pas de soutien juridique structuré.
- Le portefeuille : c’est l’argument qui fait bouger tout le monde, hélas ! C’est triste à dire, mais c’est la réalité. Pour nous, médecins du travail, sur le terrain des petites et moyennes entreprises dans lesquelles les adhérents de votre fédération n’entrent jamais ou rarement, c’est l’argument décisif qui porte les employeurs à réfléchir aux conditions de travail qu’ils offrent à leurs salariés.
En cas de licenciement pour cette cause, ça double les indemnités de départ et cela fait réfléchir les dirigeants.
Nous attendons de la reconnaissance en MP de cette pathologie psychique particulière, le même effet que celui des 98 autres reconnaissances déjà existantes. Croyez-vous vraiment que dans le domaine des TMS par exemple, il y aurait eu autant d’amélioration des conditions de travail dans les entreprises s’il n’y avait pas eu à la clef le risque d’une déclaration de MP ?
Je suis le témoin de tous ces cas où les directions réagissent au bout parfois, de la 5ème, 6ème, voire 10ème déclaration de maladie professionnelle pour atteinte des épaules, des coudes, des poignets. Cela coûte de plus en plus cher aux entreprises. En cas de licenciement pour cette cause, ça double les indemnités de départ et cela fait réfléchir les dirigeants.
La CARSAT Centre, par exemple, a ciblé plusieurs entreprises de mon secteur pour une action de prévention des TMS. C’est par l’analyse des déclarations de MP sur trois années, qu’elle a pu mesurer l’anomalie constituée par la concentration de ces déclarations dans quelques entreprises. J’ai moi-même analysé les TMS d’une grosse entreprise pour lui faire prendre conscience de l’ampleur des risques qu’elle fait courir à ses salariés et du coût des souffrances endurées. Je leur ai signalé le nombre probable de déclarations de MP encore à venir.
Sans ces reconnaissances de ces TMS en MP, sans majoration des cotisations d’assurance en AT-MP, que croyez-vous que ferait cette entreprise pour enrayer les TMS ? De la prévention pour améliorer la santé publique ? De la prévention par respect humain ? De la prévention pour des motifs moraux ?
Il est évident qu’une reconnaissance du « burn-out » en MP n’est pas un but en soi ! De même qu'une déclaration MP 57A ne guérira pas une épaule abimée. Mais elle permet la prise en charge intégrale des soins, sur le modèle responsable/payeur. Elle oblige l’employeur dans le domaine du reclassement. C’est l’outil qui fait que les employeurs regarderont la prévention autrement. Souvenez-vous de la fameuse phrase du patron de France-Télécom qui avait dit qu’il fallait « en finir avec cette mode des suicides ». Un peu plus loin, il avait aussi dit : « [nous mettrons en place] des formations pour nos managers afin qu’ils apprennent à repérer les sujets fragiles ». Ça en dit long sur le chemin à parcourir ensemble !
Je relève aussi une grossière erreur dans votre présentation : un cabinet du même type que ceux qui composent votre fédération a avancé le résultat d’une enquête, parlant à l’époque de 3 millions d’actifs en risque d’épuisement, c’est-à-dire conjuguant notamment travail compulsif et travail excessif et pas, comme vous l’écrivez, de « 3 millions de cas ». Il serait important pour la crédibilité de nos actions, de rectifier cette maladresse.
Beaucoup d’autres personnes se sont inscrites dans cette démarche de demande de reconnaissance du « burn-out » en MP. Des professionnels de santé, comme par exemple les 200 qui ont signé l’appel relayé par le magasine Marianne fin novembre 2014, des personnalités politiques, sensibles à cette souffrance, nous ont rejoints.
Des « états généraux du burn-out » se sont tenus en mars 2015 ou étaient présentes plus de 600 personnes. Quelques semaines plus tard, une trentaine de députés ont lancé à leur tour, l’alerte sur le même sujet. Le débat était alors ancré dans les esprits ; les médias l’ont largement répercuté. On ne peut que se réjouir qu’un large débat national soit engagé dans notre pays sur le travail.
L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Benoît Hamon, s’est inscrit dans cette discussion et a porté des amendements destinés à favoriser la reconnaissance de l’épuisement professionnel lors du vote de la loi Rebsamen pendant l’été 2015. Il n’a pas été entièrement entendu par le gouvernement mais il a obtenu certaines avancées. En effet, l’article 27 de la loi Rebsamen, ouvre l’expertise effectuée par les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) à des praticiens spécialisés en psychiatrie lorsque des cas de pathologies psychiques sont examinés par les comités. C’est un premier pas. Qui en appelle d’autres. D’ailleurs, l’inscription dans le code du travail du terme « pathologies psychiques » (qui n’y figurait pas auparavant) est, elle aussi, une avancée.
Un autre pas pourrait être important. C’est la proposition de loi que 84 députés viennent de déposer pour abaisser les seuils à partir desquels une personne en épuisement professionnel peut voir sa situation examinée par le CRRMP : en effet, à quoi sert de faire participer des médecins psychiatres aux commissions d’experts s’il n’y a pas plus de dossiers à examiner ?
Le seuil est aujourd’hui à 25 %. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il est excessivement élevé, y compris le Docteur Patrick Légeron, ancien membre de votre fédération. Critique de la notion de « burn-out », il s’est accordé sur ce point avec Benoît Hamon lors d’un débat sur France Inter le 23 février 2016.
Vous écrivez : « Si ce débat sur la reconnaissance en maladie professionnelle a favorisé une médiatisation et une mobilisation des acteurs sur le « burn-out », nos travaux ont porté prioritairement sur les questions majeures de la connaissance, de la prévention et du traitement de ce problème ». C’est un constat. Mais il ne faudrait pas que vos lecteurs en déduisent maladroitement que deux visions s’opposent.
Si je prends le temps de détailler cet historique, c’est qu’il me semble contenir deux enseignements que l’on peut difficilement passer sous silence si l’on s’intéresse au « burn-out » et que l’on souhaite le circonscrire.
On peut tirer de tout cela deux enseignements.
Premier enseignement : le rôle du débat et de la médiatisation. Le débat est sain. Sans lui, aucun progrès ne serait possible dans le domaine des RPS. Rappelez-vous l’amiante ! Le premier article médical sur son rôle dans des cancers de la plèvre date de 1906 ! La médiatisation qui, je vous l’accorde, a beaucoup plus focalisé l’attention du public et des médias sur la demande de reconnaissance que sur la prévention et le traitement de ce problème n’en est pas moins un moteur puissant, essentiel, pour arriver à ce que tous les acteurs du monde du travail prennent en compte ces pathologies psychiques dans le but de les prévenir. Si personne n’avait parlé des risques psychosociaux, que feriez-vous la semaine prochaine ?
Second enseignement : dans cette discussion, on ne peut pas séparer la prévention et la lutte pour la reconnaissance. Il est pour moi tout à fait incompréhensible de lire ce que vous écrivez : « Certes [la reconnaissance] ferait peser une plus grande partie des coûts sur les entreprises et pourrait les inciter à vouloir réduire ceux-ci. (…) Mais il nous apparaît que l’objectif principal doit rester la prévention ». Quand des professionnels, tels que vous, intervenez dans une entreprise pour l’aider à réduire ses facteurs de risques psychosociaux, cela veut dire que l’entreprise a franchi le pas et pris la décision de mettre en place une démarche de prévention. Mais pour une entreprise qui le fait, combien croyez-vous qu’il y en a qui ne le font pas ou qui s’y opposent sciemment ? Comment pourriez-vous les décider de passer à l’acte ?
Qu’entendons-nous, nous les médecins du travail, quand on parle à un employeur de la souffrance au travail d’un salarié en arrêt depuis trois mois pour un « burn-out » avéré ? Je vais vous le dire : « Oui, Mme (M.) D., oui, c’est malheureux ce qu'il lui arrive mais, vous savez, c’est une personne fragile, qui a des difficultés personnelles en dehors du travail, un divorce, un enfant difficile, des problèmes financiers… ». Autant de raison de ne pas voir les facteurs de risques internes, autant de raison de se rassurer et de ne rien faire. C’est là que la « menace » (n’ayons pas peur des mots) de la déclaration en maladie professionnelle du « burn-out » aura un rôle primordial.
C’est bien parce que le compte ATMP n’est pas touché aujourd’hui par la montée du « burn-out », dont les victimes sont prises en charge par le régime général, que les entreprises ne s’engagent pas vraiment dans des politiques de prévention. Aux États-Unis, dans les années 1990, c’est lorsque les assureurs privés ont augmenté le coût des accidents du travail indemnisables que les entreprises américaines ont commencé à se préoccuper concrètement de la santé et de la sécurité de leurs salariés et ont fait reculer les accidents. C’est donc possible
Nous autres, médecins du travail, avons accès aux entreprises adhérentes à nos services de santé au travail. Nous voyons les salariés avant même qu’il y ait un problème patent de RPS. Nous en entendons parler, nous remontons les informations aux instances, aux CHSCT, aux IRP ; nous analysons les situations, nous apportons des conseils et des aides aux employeurs grâce à nos intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP). Nous mettons en place des démarches spécifiques pour les PME, les TPE (96% des entreprises ont moins de 10 salariés en France) qui elles, ne s’adresseront jamais à des grands cabinets-conseils.
N’est-il pas temps aujourd’hui que des cabinets de prévention comme les vôtres exigent de pouvoir travailler sur les nombreux cas d’épuisement qui sont présentés essentiellement comme des défaillances personnelles ou des faiblesses organiques ? Actuellement, toutes ces personnes qui ne sont pas « fragiles » intrinsèquement mais « fragilisées » sortent des entreprises et des institutions publiques en étant considérées comme des « malades ordinaires ». Il est évident que le secret médical qui alors couvre ces milliers de cas s’oppose à toute réflexion des représentants du personnel, des médecins du travail et des membres des directions. Personne ne tire les enseignements de ces cas avérés. Comment intervenez-vous dans des entreprises qui ne veulent pas de vos services ?
Quand une maladie est reconnue comme professionnelle, cette reconnaissance permet de lever en partie le secret médical et donc de mettre en débat au sein des CHSCT ou dans les relations avec les délégués du personnel la recherche des facteurs qui sont à l’origine de cette maladie. Cette recherche favorise la mise en place des plans d’action concrets. Cet aspect est essentiel.
D’ailleurs toute maladie professionnelle doit être inscrite dans le document unique de la structure qui emploie la victime. Là encore, cette inscription n’est pas neutre. Elle favorise la prise en compte de cette dimension dans les actions de prévention que des cabinets comme les vôtres sont censés mener. Enfin, pour clore le faux dilemme « prévention/réparation », il est évident que la rigueur statistique sera un précieux secours pour une meilleure qualification. Actuellement, nous n’avons aucune statistique sérieuse sur les pathologies psychiques dont moins de 400 ont été reconnues sur le plan professionnel en 2014, alors que par exemple les pouvoirs publics belges situent leur nombre à plus de 10 000 pour ce pays 6 fois plus petit.
Pour ma part, en tant que médecin du travail et en l'absence d’une reconnaissance de ce type de pathologie psychique liée au travail, je n’ai à ma disposition que le recours à la déclaration en accident du travail pour faire prendre en compte les situations d’épuisement extrême que je constate. Sur la seule ville de Tours, en 2014, l’équipe du service de santé a évalué à environ 300 les cas avérés d’épuisement professionnel.
Bien entendu, il ne s’agit pas de reconnaître en maladie professionnelle tous les cas qui se présentent mais de permettre que tous les salariés qui s’estiment touchés par l’épuisement puissent voir leur cas examinés. Un tel système fonctionne très bien en Suède !
Pourquoi la FIRPS ne s’engage-t-elle pas et ne nous aide-t-elle pas pour demander un abaissement des seuils ? Éluder tout débat en ramenant la question à la seule prévention dont on peine à voir les effets après 15 ans de prises de conscience, de rapports en tout genre sur les RPS me paraît dérisoire.
En conclusion, je pense que nous travaillons sur la même réalité et sur les mêmes souffrances. Nous cherchons à faire prendre conscience, à analyser avec les entreprises, à traiter les facteurs de risques. Nous n’entrons pas par la même porte mais nous avons le même but.
Des intervenants tels que vous seraient un soutien précieux aux professionnels de santé de terrain tels que moi, en prenant part au débat sur le travail actuellement en cours.
Je ne peux qu’espérer une réponse positive de votre part.
Vous remerciant de votre écoute, je vous prie, Monsieur le président, d’accepter l’expression de mes sentiments respectueux.
Dr Bernard Morat, médecin du travail - Tours (Indre et Loire).
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