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24 / 11 / 2020 | 501 vues
André Gauron / Membre
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Services publics et biens communs

Si la notion de « commun » rejoint aujourd’hui celle de service public, le débat qui s’est développé ces dernières décennies ne lui doit rien.


Au lendemain du mouvement des gilets jaunes, on en avait rêvé. La crise sanitaire, qui a mis le rôle irremplaçable de l’hôpital public partout dans le monde en avant, va-t-elle changer la donne et signifier un retour en grâce des services publics ? Va-t-elle redonner toute leur place aux biens communs et permettre l’émergence d’une alternative au prolongement du néolibéralisme qui nous guette ? Partout, on appelle au grand retour de l’État alors que la crise démontre l’inefficacité de sa bureaucratie, parfois jusqu’à la caricature, qu’il s’agisse de l’approvisionnement en masques et de leur dédouanement ou de la réalisation massive de tests de dépistage. Voulons-nous un retour de cet État, bureaucratique et soumis au marché, ou le déploiement de formes de solidarité passant par des organisations collectives non-étatiques ?


Le débat sur des « communs » offre une nouvelle occasion de repenser les services publics, leurs finalités et leur gouvernance. Il oblige aussi à réinterroger la question de la propriété. Comme le souligne Benjamin Coriat dans sa préface au discours de Stockholm d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie 2009, pionnière du sujet, « un commun ne signifie pas « absence de propriété » mais une forme particulière de propriété qui, au lieu d’être conçue comme exclusive, soit pensée comme inclusive » (1). Une propriété qui n’est pas celle de l’État ou d’autres collectivités publiques. Une propriété qui, pour être « privée », n’est pas basée sur l’exclusion de l’autre (le non-propriétaire) mais ressort d’un accès ouvert à tous au « commun ». Les gauches doivent se saisir de ces questions si elles veulent apporter une alternative à l'ordre néolibéral, en sortie de cette crise sanitaire.

 

L’opinion publique a tendance à assimiler et à confondre services publics, notion de service public et secteur public. Les premiers désignent des opérateurs ; le second un ensemble de règles auxquelles les premiers sont soumis pour répondre à des besoins essentiels. Le troisième regroupe un ensemble d’entreprises qui inclut les opérateurs de services publics (EDF, SNCF, la Poste etc.) mais aussi des entreprises, banques, assurances (Renault…) dont la finalité est exclusivement commerciale. Les opérateurs de service public peuvent être des entreprises privées ou publiques, des administrations publiques ou encore des fondations, associations ou des mutuelles. Le caractère public de la propriété n’est pas consubstantiel au service public. De tout temps, des services publics ont été confiés à des opérateurs privés, qu’il s’agisse d’entreprises commerciales (donc en quête d’un profit) ou dans le domaine sanitaire et éducatif, à des fondations et des associations (de statut privé) associées au service public de santé et d’éducation et en matière d’assurance sociale à des mutuelles. Ces opérateurs ont en commun d’être soumis aux mêmes obligations et réglementations de service public.

 

La notion de service public répond à trois principes : égalité de tous les citoyens devant le service, continuité de celui-ci et adaptabilité ou mutabilité en fonction des besoins.

 

L’égalité de tous signifie deux choses complémentaires : l’universalité du service et la non-discrimination. Ainsi, des citoyens ne peuvent pas être privés de l’accès au service de la Poste, de l’électricité ou du gaz sous prétexte que leur habitat est isolé. Les citoyens ne doivent pas non plus être privés d’accès aux biens essentiels marchands (santé, eau, électricité…) du fait de leurs revenus. L’État a ainsi été mené à instaurer des dispositifs ad hoc lorsque l’accès au service est payant (gratuité de la complémentaire de santé, par exemple). De même, si le service est marchand, la tarification doit être identique pour tous. Enfin, le service ne peut pas être suspendu dans le cas d’une moindre fréquentation, en fonction, par exemple, d’une éventuelle saisonnalité. C’est le cas, par exemple d’un service de desserte maritime d’îles qui doit être maintenue en dehors des périodes à fortes fréquentation touristique. Le service public instaure une solidarité collective, soit à travers son financement par l’impôt ou par la Sécurité sociale (éducation et santé), soit par la mutualisation qu'une tarification égalitaire, donc indépendante, réalise du coût individuel du service (transports, électricité et eau).

 

Le service public relève du droit, pas de la nature de la propriété. Des biens essentiels peuvent être fournis par des entreprises à caractère public, privé commercial, privé à but non lucratif, coopératif, mutualiste ou encore par des administrations. Le service public peut relever d’une activité marchande, comme dans la fourniture d’électricité, de gaz, d’eau, de transport, de la Poste ou des télécommunications ou, au contraire, d’une activité non marchande (santé, éducation etc.). Le même service peut être gratuit pour l’usager ou fourni contre paiement (cas des transports urbains). Le prix est en général réglementé, voire directement fixé par l’administration. Les opérateurs de services publics sont multiformes du point de vue du régime de propriété mais le service public répond à des principes longtemps considérés comme intangibles (notamment d’égalité), hérité de la Révolution française et de la philosophie des Lumières.

 

Dans l’histoire des services publics en France, on peut distinguer trois périodes : libérale, étatique et néolibérale.

 

La première est celle de la naissance des services publics et couvre toute la IIIe République. Elle est dominée par le régime de la concession de services publics à des entreprises privées, notamment pour les services publics locaux, les services publics nationaux comme l’Éducation nationale et les PTT étant assurés par des administrations étatiques. C’est la période du radicalisme des notables ruraux et d’un certain libéralisme économique. Le Conseil d’État veillait au respect de ces principes et affirmait  la suprématie de l’État, seul juge du contrôle des règles régissant ces activités et des contentieux pouvant surgir entre l’administration et les citoyens (particuliers ou entreprises). Deux grands juristes du service public, Léon Duguit et Maurice Hauriou, attachés à la liberté d’entreprendre et à la propriété privée, ont contribué à codifier cet équilibre entre les garanties d’égalité que l’État doit apporter aux citoyens et la nécessité de protéger les entreprises de la bureaucratie de l’État. Tel est l’objet du régime de la concession de service public. Il s’agit de confier le soin de satisfaire un besoin essentiel à une entreprise privée en lui imposant un certain nombre de règles.

 

La deuxième période est étatiste. Elle couvre la IVe République et le début de la Ve. C’est le temps des nationalisations, des grandes entreprises publiques à statut (SNCF, EDF, GDF, RATP etc.) et des administrations assurant un service public (PTT, Sécurité sociale, Éducation nationale etc.). Le temps du tout public sous l’étroite tutelle de l’État. Le temps des grands monopoles publics. Le temps des fonctionnaires et des agents publics bénéficiant d’un statut particulier de garantie de l’emploi, d’évolution de carrière et de retraite. Le temps enfin où prévaut la logique des besoins face à celle du marché. Une sorte d’âge d’or du service public, auquel un grand nombre de Français est resté attaché et expliquant le soutien apporté par la population aux luttes sociales des secteurs de la santé, de l’éducation et des transports, perçues comme des luttes pour la défense du service public. Toutefois, à côté du tout public des services publics nationaux, des services publics locaux subsistaient, indifféremment assurés par des entreprises privées sous concessions (cas très souvent de la distribution de l’eau) ou par des régies communales (donc publiques).

 

La troisième période débute sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, avec le rapport Nora sur les entreprises publiques qui préconise une « autonomie de gestion » dans le cadre de « contrats de programmes » négociés entre les directions des entreprises et leur administration de tutelle. Par certains aspects, ce rapport représente une avancée positive quand il préconise des négociations salariales entre direction et syndicats à la place de la fixation des rémunérations par l’administration ; de l’autre, il porte un risque de privatisation en cherchant à aligner la gestion des entreprises publiques sur celle du privé. Toutefois, le tournant néolibéral n’est pris qu’en 1986 avec la signature de l’acte unique qui, pour la première fois, met en cause la situation de monopole dont bénéficient les entreprises de services publics. Il ouvre la voie à une série de directives poussant à séparer la gestion des infrastructures (qui peuvent justifier un régime du monopole) de celle de l’exploitation où la concurrence doit devenir la règle avec, à l’horizon, une potentielle privatisation (cas des télécoms). Le gestionnaire des infrastructures reste soumis à une obligation de service public afin de garantir un égal accès physique au service. En revanche, l’entreprise qui exploite le service ne peut plus être subventionnée pour solvabiliser l’accès de l’ensemble des usagers. Concernant la solvabilisation des plus précaires, on passe d’une aide à l’entreprise à une aide à la personne attribuée sous condition de ressources (cas du chèque-énergie pour payer les factures d’électricité, de gaz et de chauffage) dans une logique de responsabilité individuelle.

 

Dès lors, la gestion des entreprises publiques se calquent progressivement sur celles du privé et adoptent une logique de marché. La tarification est le premier des principes du service public à faire les frais de cette mutation avec l’abandon du prix kilométrique au profit d’un système de pseudo enchères qui tient compte de l’intensité de la fréquentation. Les lignes secondaires, construites à l’origine dans le but de tendre vers un maillage égalitaire du territoire, sont délaissées ou supprimées au profit d’un réseau de TGV qui met en relation de grands centres urbains en jouant à saute-mouton sur nombre de villes intermédiaires. Aux termes de débats aussi longs que confus, la commission a fini par définir ce qu’elle a appelé des « opérateurs de service universel » et non de « service public » qui agissent dans un cadre concurrentiel. À la différence du service public, le service universel n’est justement pas universel. Il n’obéit plus au principe d’égalité mais plutôt à celui de « discrimination positive », cher aux Anglo-saxons. On retrouve ici le basculement voulu par les néolibéraux de l’État providence, compris comme un mode d’organisation de la société toute entière, à un système re-distributeur d’aides destinées à des populations spécifiques situées en marge du marché, que ces aides résolvent ou secourent hors marché.

 

Face à ces dérives, la redéfinition du service public est devenue un impératif, dans ses finalités comme dans son organisation. L’émergence ces dernières décennies de la notion de « commun » ouvre à cet égard l’occasion d’un potentiel renouveau. Son intérêt est moins de poser la question de la propriété que celle de la puissance tutélaire, l’État. Si le service public est à l’origine indifférent à la nature de la propriété, on a vu que la nature publique de celle-ci ne protège en rien contre les dérives observées. De fait, la propriété compte moins que la gouvernance ou plutôt elle paraît comme le réceptacle d’une appropriation du pouvoir et d’une exclusion de ceux que le service public veut justement inclure : les bénéficiaires. Dans de nombreux domaines des services publics, les dérives viennent du fait que le pouvoir de décision des opérateurs s’est confondu avec le pouvoir de tutelle et de réglementation. La confusion devient extrême lorsque, comme pour les établissements publics d’enseignement, l’opérateur public est un ministère dépendant donc directement de l’autorité politique. La notion de service public tend alors à s’estomper derrière le régalien et la gouvernance est dominée par une relation prépondérante entre l’État et les professionnels et leurs organisations syndicales à la fois dans un dialogue direct et à travers diverses instances dont les usagers sont largement exclus. Ce n’est donc pas un hasard si la crise du service public est autant une crise de ses finalités qu’une crise de la démocratie et, finalement, une mise en accusation de l’État.

 

Si la notion de « commun » rejoint aujourd’hui celle de service public, le débat qui s’est développé ces dernières décennies ne lui doit rien. Cette notion trouve en effet son origine dans un pays, les États-Unis, qui ne connaît pas la notion de service public, au moins au sens qu’on lui donne en Europe (notamment en France) mais où la manière de satisfaire les besoins fondamentaux de la population fait également débat. Comment garantir un égal accès à un ensemble de ressources ? Comment assurer la continuité du service ? Comment l’adapter à un environnement changeant ? Toutefois, ces dernières années, l’Italie a été le principal foyer d’élaboration d’une pensée du « commun ». Comme le souligne Serge Audier, celle-ci a été « comprise comme une alternative juridique et politique au néolibéralisme » et à son cortège de privatisations de biens publics. Mais, souligne l'auteur, cette alternative se veut aussi une mise en cause radicale de l’État, pas seulement en tant « qu’agent des privatisations », mais de « l’État en tant que tel, bureaucratique, inefficace et assistanciel » ; certains ajouteraient volontiers « despotique », au profit d’un modèle d’auto-gouvernement.

 

Partout où la problématique du « commun » s’est développée, elle a répondu à une exigence de participation, de coopération et de partage au niveau local à la gestion de ressources collectives, qui font l’objet d’une appropriation privative ou d’une « confiscation » par une autorité publique. Les ressources en eau sont l’exemple le plus souvent cité. Depuis la nuit des temps, la gestion de l’eau a constitué un enjeu de pouvoir et de civilisation et a reçu des réponses multiples. Mais les terres, les bois et les forêts ont également pu constituer des biens communs avant d’être privatisés et sont à nouveau l’objet d’une volonté de réappropriation par ceux qui en ont l’usage (paysans dépossédés de leur terre au profit de grands propriétaires terriens ou de multinationales, comme en Amazonie mais pas que). Il s’agit donc d’aller au-delà d’une remise en cause du processus néolibéral de privatisation des biens publics tout en récusant le mode de gestion étatique de ces biens.

 

Pour Daniela Mone, qui a étudié le cas de la gestion de l’eau à Naples, « dans une conception du bien public comme « bien commun », la collectivité est appelée à le gérer de façon participative et sans but lucratif afin de garantir le niveau d’inclusion le plus élevé dans la jouissance du bien » (2). La question des « biens communs » exprime un contexte de crise de la démocratie représentative, de mise en doute de sa légitimité à répondre aux besoins fondamentaux de façon inclusive, sans que quiconque en soit exclu pour quelque raison que ce soit. Les « communs » désignent alors un au-delà de la propriété privée et de la propriété d’État en ce qu’il est inappropriable. Dans l’Âge de l’autogestion, Pierre Rosanvallon (3) parlait déjà de « dépropriation », à la fin des années 1970. Les « communs » ne nécessitent pas l’appropriation du bien mais la mise en œuvre de ses fonctionnalités. Ils sont dans l’usage (plus particulièrement dans l’usage solidaire) puisque nul ne peut en être exclu. De même que la propriété privée ou publique résulte d’une construction juridique adéquate, les « communs » ne peuvent être définis que par le droit, comme une forme ad hoc de non-propriété. Ils appellent un ordre juridique qui donnent corps aux droits d’accès à la ressource, à son usage et aux règles collectives de gestion qui doivent être subordonnées à leur « destination sociale ».

 

La différence fondamentale avec le service public se fait sur ce point. Celui-ci est toujours concédé à un propriétaire, privé ou public, soumis à des obligations mais qui, sous cette réserve, a toute liberté de gestion. Dans le service public, il y a toujours un exploitant et des usagers, celui qui dirige et celui qui bénéficie de son action. Les systèmes de santé ou d’éducation ne font pas exception à cette règle. Dans le service public, il n’y a pas d’interaction formelle entre celui qui dirige et produit le service et ceux qui en bénéficient (des organes de consultation peuvent être introduits mais ils ne relèvent pas du socle des principes). Les « communs » introduisent une autre logique où les besoins fondamentaux qu’ils se proposent de satisfaire sont définis et gérés par et avec les bénéficiaires. C’est en ce sens qu’ils se veulent inclusifs. Le titulaire des « communs » n’est pas le propriétaire de la chose mais une communauté sans propriété à qui le soin de la gérer est confié.

 

Dans une conception radicale du « commun », notamment développé par le philosophe italien Antonio Negri, celui-ci est une praxis. Le « commun » n’est pas vu comme une ressource « par nature » mais « il devient « commun » dans la lutte pour le rendre tel ». Cette conception doit beaucoup au mouvement italien « post-opéraïsme » (4) et s’inscrit dans la résurgence d’une forme de « conseillisme » libertaire, une « prise de pouvoir » sur une ressource, en quelque sorte, et sa mise en autogestion. Elle cherche à parer aux limites du municipalisme et à sa démocratie représentative comme au pouvoir de l’État. Elle récuse le fondement de la démocratie représentative qui mène à déléguer la gestion de biens publics aux élus. Dans cette démarche, il y a une aspiration profonde à un investissement collectif des communautés dans la gestion de ce qui fait sens pour leur bien-être. Mais ne soyons pas naïfs. La gestion de tel ou tel bien se trouve finalement confiée à un groupe de gens, élus, désignés selon les modalités que l’on voudra (voire auto-désignés) mais qui prend les décisions de gestion pour le plus grand nombre. On peut imaginer que ce groupe soit adossé à une assemblée plus large, ouverte à tous, sur le modèle des assemblées athéniennes, par exemple. À l’image de la démocratie athénienne, elles ont été des lieux de grande démocratie autant que de viles manipulations. La vertu y a vibré autant que le vice et la démagogie y a souvent fait son nid jusqu’à mener la cité à sa perte.

 

Comment éviter cet écueil ou, du moins, comment circonscrire les risques d’une gestion purement libertaire, si ce n’est en encadrant la gestion du « commun » ? Le modèle du service public peut nous y aider en réhabilitant la convention de service public qui en constituerait la traduction juridique. Celle-ci n’implique pas que « l’exploitant » soit un propriétaire, privé ou public. Il peut être une communauté ou un collectif à qui la gestion est déléguée. On pourrait parler d’une communauté de gestion, représentant une communauté plus large de bénéficiaires. La convention de gestion de commun définirait à la fois la communauté de bénéficiaires et la communauté de gestion. Elle affirmerait le caractère solidaire de l’accès au « commun » et à son usage. Il faut donc aller au-delà du Code civil qui proclame la propriété privée comme condition de la liberté individuelle comme du droit administratif qui fait reposer celle-ci sur les garanties qu’apporte un État protecteur. Concevoir ce que Léon Duguit appelait un « droit social ». Dans l’esprit du « commun », les individus tirent leur liberté de la reconnaissance de leur interdépendance et de la solidarité dans l’accès aux ressources dont ils peuvent disposer. En ce sens, il s’agit bien de penser une alternative au mythe néolibéral d’une société d’individus indépendants les uns des autres et tout puissants.

 

La question du « commun » ne se pose pas dans les mêmes termes dans des territoires qui sont déjà une ressource collective d’une communauté qui la gère de façon solidaire et dans nos contrées où ces ressources sont aux mains de groupes privés ou d’autorités publiques. Dans le premier cas, on pense ici aux terres des Indiens d’Amazonie, il s’agit pour les communautés de s’opposer à l’arrivée de groupes privés, à des grands propriétaires ou à l’État qui cherchent à s’accaparer ces terres, souvent par la force, et justement à les arracher au « commun ». Dans le second cas (comme avec la gestion de l’eau à Naples), il s’agit pour la communauté concernée de reprendre ce qui a été concédé à un groupe privé ou à un opérateur public, étatique ou communal. Les conflits qui se sont noués autour du maintien d’occupants après l’évacuation de Notre-Dame des Landes comme autrefois à propos du Larzac, illustre le dilemme du débat sur le « commun » : peut-on par la seule loi de la lutte s’approprier un espace régulièrement détenu par un titulaire, privé ou public, ou l’affirmation d’un « commun » implique-t-elle un acte juridique, généralement appuyé sur une délibération politique, de transfert de titulaire ? Vieux débat toujours renouvelé entre révolutionnaires et réformistes.

 

Dans l’invention du monde d’après, la thématique du « commun » sonne comme une mise en garde. L’appel à un retour de l’État est à la fois précipité et dangereux s’il doit être un retour à l’avant. Si la méfiance à l’égard d’une conception qui serait exclusivement assise sur l’horizontalité néo-conseilliste et auto-gestionnaire des « communs » et si, comme l’écrit Serge Audier, « le dépérissement de l’État n’est sans doute pas pour demain » (5), on ne peut pour autant pas ignorer la puissance de la revendication à une remise en cause d’un État omniprésent de ce fait devenu bureaucratique et inefficace. La critique de la gestion de la crise sanitaire et les nombreux blocages rencontrés dans cette gestion (la production, l’importation de masques et de tests, la mobilisation des différents milieux professionnels qui se sont portés volontaires mais n’avaient pas l’aval de l’administration notamment (6)) ne mettent pas le seul gouvernement en cause. Ils trouvent leur origine dans les lourdeurs et les conflits entre administrations. La contestation de « l’État en tant que tel » traduit le sentiment d’exaspération devant la bureaucratie, l’exclusion dont les citoyens font l’objet de la part de chefs de bureau ou de services dans les processus décisionnels qui affectent directement la satisfaction des besoins sociaux. Nous n’avons pas besoin d’un retour de l’État d’avant mais d’une invention de l’État d’après.

 

Inventer l’État d’après est inséparable de la réinvention de la démocratie. C’est l’héritage le plus tragique du néolibéralisme. L’État ne s’est mis « sous la surveillance du marché », comme dit Michel Foucault, qu’en captant la démocratie à son profit et en dépossédant les citoyens de ce qui en fait la raison d’être : la délibération collective. C’est ce que met en évidence l’attrait des « communs » qu’on retrouve également dans le mouvement des gilets jaunes : un besoin de participation et un refus de s’en remettre à l’administration et à l’expertise. Si ces dernières sont contestées, c’est qu’elles sont jugées orientées, sous influence et contaminées par le néolibéralisme ambiant. C’est qu’elles n’incarnent plus l’intérêt général. Les « communs » ne sont pas la solution à ce défi mais ils en sont une composante, au même titre que l’est le service public. Cette aspiration à reprendre le contrôle de la démocratie à tous les niveaux doit être entendue. L’État d’après devra s’articuler à la société civile, à la mobilisation de communautés de citoyens qui aspirent à prendre les productions nécessaires à la satisfaction de leurs besoins sociaux en main.

 

On pourrait résumer cette attente d’une formule : oui à l’État, non à l’étatisme. Dans un livre qui a fait date à l’époque (début des années 1980), Pierre Rosanvallon parlait de « social-étatisme » pour caractériser la crise de l’État providence. Sans contester les progrès que celui-ci représente, il se demandait si « simultanément, l’État-providence peut continuer de rester le seul support des progrès sociaux et l’unique agent de la solidarité sociale ». Son hypothèse était qu’il est « nécessaire de déborder le cadre de l’État providence pour surmonter les tensions qui s’expriment à son propos » (7). Il ajoutait : « la définition d’alternatives positives à l’État providence suppose à la fois que des segments de la société civile (groupes de voisinage, réseaux d’entraide structure de prise en charge d’un service collectif…) puissent être reconnus comme des sujets de droit et des instances productrices d’un droit autonome par rapport à la loi d’essence étatique. (…) La seule façon de réduire de façon non régressive la demande d’État consiste à favoriser la multiplication de ces auto-services collectifs ou services publics ponctuels d’initiative locale » (8). Reste à articuler la participation au niveau local et national.

 

Service public, « commun » et communautés locales, il existe un large noyau de besoins sociaux les plus fondamentaux qui peuvent être satisfaits en dehors de toute logique de profit. Non seulement ils peuvent l’être mais ils devraient l’être. Reconquérir l’ensemble de ces activités et les élargir autant que nécessaire devrait être la priorité d’une gauche redevenue conquérante. Reconquête aussi bien contre l’État que contre le marché. Le champ national s’y prête. Ces activités relèvent toutes du domaine de la souveraineté nationale. La mondialisation de leur organisation n’y a pas cours. Il existe donc une large possibilité de faire échec à l’extension permanente de la marchandisation qui est, en dernier ressort, le moteur de la mondialisation. Elle exige de remettre l’État sur son socle, celui qui incarne l’intérêt général et a la satisfaction des besoins sociaux de façon solidaire pour finalité. Ce retour de l’État doit s’accompagner à la fois d’une désétatisation et d’une débureaucratisation. Cet État nouveau ne peut pas se concevoir sans pleinement prendre l’exigence de participation qu’exprime le mouvement des « communs » en compte. Celle-ci ne peut pas être cantonnée au seul niveau local. Elle embrasse tout le champ d’action de l’État.

 

Comme pour le débat sur du service public contre le service universel, la législation européenne peut y faire obstacle. Le combat ne peut donc pas être que national. Un droit social du service public et du « commun » construit sur le socle d’une dépropriation (au-delà de la propriété privée comme étatique), de l’usage, des fonctionnalités, de ressources communes et de droits communs devrait être recherché directement au niveau européen. Des droits purement nationaux conduiraient à des situations inextricables, comme celles que nous connaissons aujourd’hui menant à des harmonisations ou à des constructions juridiques (comme avec la directive sur le détachement des travailleurs) qui, au nom de la liberté de circulation des services sur un marché unique, conduit à légitimer et à institutionnaliser le dumping social. Il faut s’attendre à des débats difficiles entre des gouvernements qui professent plus souvent des positions néolibérales que socialistes. Mais rien n’a jamais été obtenu sans lutte. Hier, comme demain.

 

(1) Elinor Ostrom, Discours de Stockholm en réception du Nobel d’économie 2009, préface de Benjamin Coriatde ces entreprises, Paris, éd. C&F, 2020.

(2) Daniela Mone, Le rôle des collectivités locales dans la gestion des biens publics considérés comme biens communs, in État social, propriété publique…, oc., p. 250.

(3) Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976.

(4) L’opéraïsme (ou ouvriérisme) se définit comme un mouvement marxiste, apparu dans les années 1960 en Italie, lequel prône le refus du travail ouvrier comme condition de l’abolition du capitalisme et privilégie la lutte sur l’analyse pour créer un renversement du rapport de force.

(5) Serge Audier, art. cité, p. 54.

(6) Voir, par exemple, Le Monde du 25 avril 2020.

(7) Pierre Rosanvallon, La crise de l’État providence, 1981, Paris, Seuil, p. 9.

(8) Ibid., pp. 116-117.

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