Pourquoi la réduction du temps de travail n'a pas permis la montée en compétence des salariés en France
Les RTT de 2000 n'auront guère permis de libérer du temps pour la formation.
Alors que certains « militent » désormais pour une nouvelle réduction du temps de travail (à 32 heures) pour la formation des travailleurs, il importe de réaliser un bilan objectif de la réduction du temps de travail intervenue en 2000 afin de comprendre comment le temps libéré sur le travail est utilisé depuis vingt-deux années.
Du temps pour apprendre est ce qui manque le plus en France.
Au-delà des budgets de formation, toujours insuffisants (mais désormais largement subventionnés par l'État via le FNE de formation et France compétences) c'est le temps de (se) former qui manque. Si un étudiant ou un élève ne manque pas de temps pour apprendre (ce devrait être son activité principale), pour un travailleur, notamment pour le
personnel d'exécution et les indépendants (déjà les moins qualifiés en France), le temps manque notoirement pour apprendre.
Nous travaillons moins que les autres Européens et nous nous formons globalement moins.
Le paradoxe est flagrant : dans notre pays où l'on travaille le moins en Europe, excepté en Suède (1 680 heures en France, contre 1 846 heures en moyenne en Europe), nous manquons le plus de compétences (études PIAAC de l'OCDE).
Les promesses non tenues d'une formation tout au long de la vie
La formation continue (ou « tout au long de la vie ») reste un vœu pieux, une promesse toujours repoussée et les 35 heures n'ont malheureusement permis aucune montée en compétences de la population active, ceci pour au moins trois raisons :
- lors de leur instauration, les 35 heures n'ont pas été systématiquement ou automatiquement associées à la formation professionnelle, la formation n'a été qu'évoquée lors du vote de la loi et aussitôt oubliée au profit des loisirs, du temps libre et des jours de RTT ;
- le vote tardif de la loi du 4 mai 2004 (pour la formation tout au long de la vie) et l'instauration du droit à la formation (DIF) n'ont été lancés que quatre années après le passage aux 35 heures et après l'adoption (en mars 2000) de la stratégie de Lisbonne, les RTT n'ont donc pas été liées ni associées à la réduction du temps de travail ;
- la contraction et l'intensité du temps travaillé empêchent la formation. En entreprise, la réduction de 10 % du temps travaillé s'est traduit par une intensification du temps restant pour le travail, par la suppression des temps morts et par l'annualisation du temps de travail donc par l'incapacité pour les employeurs de trouver le temps de former (tous) leurs salariés.
Les compétences des travailleurs les moins qualifiés ont sans doute régressé avec les 35 heures.
Si l'effort de formation en faveur des travailleurs qualifiés (cadres, ingénieurs et techniciens) reste à peu près constant depuis les années 2000 (au grand dam des pouvoirs publics qui estimaient que ceux-ci accaparaient les ressources de la formation), l'effort de formation des travailleurs non ou peu qualifiés a été tiré vers le bas par la réduction du temps de travail instaurée depuis les années 2000.
12 heures de formation par an alors qu'il en faudrait au moins 150.
Selon l'INSEE, en France, un ouvrier non qualifié se forme environ 12 heures par an ; il en est de même dans le secteur public avec, au mieux, 2 journées de formation par an, soit une durée totalement insatisfaisante et insuffisante dans une économie devenue celle de l'information, du numérique et de la connaissance.
En 1995, le commissaire au plan Jean Boissonnat estimait qu'il faudrait se former 10 % de son temps travaillé en 2015 (« 1 500 heures de travail en 2015, dont 10 % consacrés à la formation permanente, doit être combiné au développement d'un temps individuel co-décidé entre employeur et salarié au sein d'un cadre collectif négocié entre partenaires sociaux »). Il n'en a rien été et les temps de formation stagnent en France à moins 1% du temps travaillé (12 heures par an pour 1 600 heures de travail) et il en faudrait dix fois plus pour espérer remonter la pente de nos déficits de compétences (soit l'équivalent de vingt journées de formation par an et sans doute le double d'ici 2030).
La loi du 5 mars 2014 a tenté d'installer une obligation de gestion des parcours professionnels dans les entreprises de plus de 50 salariés à la place du DIF. Renouvelable tous les six ans, cette obligation est arrivée à échéance pour la première fois en mars 2020. Plusieurs fois reportée (du fait du contexte sanitaire), elle devait inciter les employeurs à se saisir du chantier du développement des compétences (trois entretiens professionnels et une ou plusieurs formations autres qu'obligatoires sur six années), sous peine d'avoir à régler une amende (abondement CPF correctif) de 3 000 € par salarié non formé ou accompagné.
L'obligation formation reste lettre morte depuis sept ans.
L'ultime échéance (état des lieux de la formation sur les six années écoulées) était fixée pour le 30 septembre 2021. À notre connaissance, quasiment aucune entreprise n'a abondé le CPF de ses salariés à hauteur de 3 000 €. Pire encore, elles n'ont même pas communiqué (ni même, le plus souvent, réalisé) ces états des lieux de la formation, que ce soit aux principaux intéressés (les salariés), ni à leurs représentants syndicaux (lors de l'ultime CSE de 2021).
Pourquoi et comment les RTT ont-elles échoué à augmenter le volume et les temps de formation ?
Au-delà des raisons liées aux temps (croissants) des loisirs numériques, à l'intensification du travail et à la désynchronisation des règlementations (le DIF naissant quatre années après les RTT), la raison principale du manque de temps consacré à la formation en France tient à nos anciens schémas mentaux élaborés au fil du temps de la société industrielle.
1) Des temps fixes et très spécialisés :
- un temps pour apprendre, celui de l'enfance et de la jeunesse (désormais poussé à son paroxysme jusqu'à 25 ou 30 ans dans des facs refuges) ;
- un temps d'une trentaine d'années très concentrées et exclusivement consacrées au travail : entre 25-30 ans et jusqu'à 60-62 ans ;
- un temps (de plus en plus en étiré) pour se reposer via des retraites précoces (autour de 62 ans, contre 65 ans en moyenne en Europe et 67 ans en Allemagne).
2) Une destinée professionnelle marquée dès l'enfance et perpétuée par la formation :
- l'éducation française est très injuste (plutôt qu'inégalitaire), marquée par d'immenses déterminismes sociaux (et géographiques). Si, selon Benjamin Spocke en matière d'éducation, « tout se joue avant 6 ans », en France, l'emploi et le destin professionnel se jouent avant l'âge de 16 ans. À 17 ans, dans une filière de relégation, il est très difficile de remonter la pente sociale.
3) D'anciennes « conquêtes sociales » au chevet de la défunte organisation taylorienne :
- dans la société industrielle, la grande masse des travailleurs doit seulement obéir aux directives de la direction ou de la maîtrise et le travail était divisé, parcellisé et chronométré ;
- le lien de subordination étant la caractéristique principale du contrat de travail, les avancées sociales ne peuvent être produites que par la réduction du temps travaillé (les 40 heures en 1936, les 39 heures en 1982 et les 35 heures en 2000) ;
- la formation reste du domaine et de la responsabilité de l'employeur qui forme d'abord son organisation (plan de formation) et adapte son personnel à l'outil de travail ;
- le temps de la formation se réalise exclusivement sur le temps travaillé. La formation n'est pas destinée à améliorer (ou à conserver) l'employabilité mais simplement à augmenter (ou à améliorer) la production.
D'autres schémas mentaux pour une nouvelle économie (écologie).
La France n'échappera pas à des redéfinitions (souvent douloureuses) du périmètre de ses certifications, de ses organisations, de ses institutions (l'Éducation nationale peut-elle et doit-elle encore former des travailleurs dans ses lycées professionnels ?) et à la redéfinition du contrat, du temps et des modalités d'un travail à la fois instable, fuyant, complexe et souvent délié d'un lieu et d'un temps précis de réalisation (le télétravail va très vite faire exploser nos anciens cadres et modèles sociaux).
Plus rapidement et plus fortement, nous sortirons de nos impasses éducatives et sociales et nous nous insérerons (tous) dans la société de la connaissance et de l'information.