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15 / 12 / 2020 | 572 vues
Pierre Bauby / Membre
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Lever les obstacles à l'évaluation des politiques publiques

Par petites touches successives, l'évaluation des politiques publiques devient un élément incontournable de l’agenda politique et institutionnel (Perret, 2014). Le Conseil d’État vient d’ailleurs de lui consacrer son rapport annuel 2020, « Conduire et partager l’évaluation des politiques publiques ».
 

Le rapport met l’accent sur le « développement plus tardif [en France] que dans d’autres pays, alors que la « circulaire Rocard du 23 février 1989 relative au renouveau du service public » (Viveret, 1989) soulignait qu’« il ne peut y avoir ni autonomie sans responsabilité, ni responsabilité sans évaluation, ni évaluation sans conséquence » et que, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, l'article 24 de la Constitution dispose que « le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du gouvernement Il évalue les politiques publiques ».
 

Le rapport du Conseil d’État sur l’évaluation des politiques publiques comporte des analyses, des pistes et vingt propositions mais il ne fait qu’effleurer certains des obstacles à la racine de ce constat. Il souligne ainsi « la place prépondérante de l’exécutif et des administrations dans l’évaluation en France » et souligne que « trop souvent encore, la hantise de la critique ou d’une évaluation perçue comme un contrôle porteur de menaces peut conduire à éviter l’évaluation ou à privilégier des travaux qui ne sont pas de véritables évaluations (en termes de processus et de méthode) et qui ne donneront pas lieu à publication. La peur du jugement, qui peut nous marquer dès l’éducation, peut être un frein puissant à la réalisation ou même à la diffusion de l’évaluation. Des travaux de sociologie ont ainsi montré la prégnance de la perception du risque politique, qui l’emporte le plus souvent sur l’attente d’un satisfecit ».

 

Sur la base de la participation de l’auteur à de nombreux travaux et recherches empiriques menés ces vingt dernières années en France et au niveau de l’Union européenne et notamment consacrés à l’évaluation des services publics (Bauby,2001), cette contribution vise à tenter de recenser et esquisser l’analyse des principaux obstacles concourant à la difficile émergence de l’évaluation des politiques publiques en France.

Quels obstacles ?

Toute une série d’éléments concourent au faible développement de l’évaluation des politiques publiques en France, qui demandent à être appréhendés et analysés (Gaxie, Laborier, 2003), pour chacun et pour leurs relations et au système qu’ils forment ainsi.
 

1/ Quels objectifs ?


L’évaluation de toute politique publique vise à mesurer ses résultats au regard des objectifs qui ont mené à sa définition. Même si elles font souvent l’objet de projets de loi, ni ceux-ci, ni leurs exposés des motifs ne définissent toujours clairement les objectifs qui permettraient de déterminer des catégories d’évaluation, qui peuvent être très larges ou beaucoup plus ciblées selon les cas, et des indicateurs pertinents. Surmonter cet obstacle implique de construire ou de reconstruire le « logiciel » qui avait prévalu lors de la définition de la politique publique ou, du moins, de faire des hypothèses qui demanderont à être clairement précisées.
 

2/ Les données
 

La difficulté tient ensuite à l’existence et à l’accès aux données, à leur fiabilité et à leur suivi temporel, sur lesquelles l’évaluation doit s’appuyer. Cela recouvre également d'éventuels enjeux de confidentialité de ces données dans un monde marqué par la compétition entre les acteurs.

 

Les données comptables et financières étant souvent les plus accessibles, le risque est de les privilégier sur toute autre information pourtant essentielle pour évaluer une politique publique Ainsi, un primat des données comptables existe. Cette difficulté implique de dresser une liste précise d’indicateurs et de définir les responsabilités de collecte et de mise à jour des données. Dans les cas de confidentialité, cela peut supposer d’agréger des indicateurs.
 

3/ Les moyens
 

L’évaluation a un coût qui n’est pas toujours programmé, ni financé. En même temps, c’est un « investissement » car elle permet une meilleure efficacité de la politique et de l’action publique. Il s’agit donc de prendre les moyens financiers, humains et d’expertises en compte, dont chaque évaluation doit disposer afin de garantir la qualité de l’évaluation. L’évaluation, ses objectifs, ses principales modalités et son financement doivent donc être prévus et décidés dès la définition de toute politique publique, dès les études d’impact (CESE, 2019).
 

4/ Un monopole de l’intérêt général ?
 

Les responsables politiques et les élus se considèrent souvent comme les seuls aptes à définir l’intérêt général donc les politiques publiques qui sont censées le promouvoir ; développer des procédures autonomes d’évaluation reviendrait à les soupçonner de ne pas être capables d’assumer leurs responsabilités. Les responsables politiques doivent avoir toute leur place mais rien que leur place dans la mise en œuvre de l’évaluation. S’ils sont responsables des choix et arbitrages de définition des politiques publiques, ils ne sauraient ni s’auto-évaluer, ni confisquer l’évaluation, ni en avoir le monopole. Il convient de prévenir toute forme de conflit d’intérêts.
 

5/ Responsables et administrateurs
 

Les responsables des administrations ou des entreprises qui rendent ou effectuent la mise en œuvre d’une politique publique peuvent avancer le fait qu’ils sont les seuls à en maîtriser la complexité, les contraintes et les possibilités ; ils soulignent fréquemment qu’ils ne peuvent être évalués que par leurs pairs. Là aussi, les administrateurs doivent avoir toute leur place mais rien que leur place. Ils disposent de connaissances, d’informations et d’expertises supérieures à toutes les autres parties prenantes. Mais ils ne doivent pas abuser de ces asymétries et il faut limiter toute forme de capture.
 

6/ Personnel et organisations syndicales
 

Souvent aussi, le personnel des services administratifs ou des entreprises qui preste le service soit n'est pas sollicité pour participer à l’évaluation, soit estime que les citoyens et utilisateurs ou la société civile sont moins bien placés que ses membres pour mesurer les effets des politiques publiques et apprécier ce que sont les besoins réels des habitants concernés. En fait, il ne s’agit pas d’opposer les connaissances de chacun des types d’acteurs concernés mais de les conjuguer, non pour prétendre avoir des connaissances exhaustives et complètes (ce qui ne peut jamais être la cas) mais de s’en approcher au mieux.
 

7/ La complexité
 

Les acteurs avancent souvent la complexité de l’évaluation, qui doit prendre en compte à la fois l’accessibilité et la relation de service, les prix, la qualité, l’ensemble des externalités (positives et négatives) etc. Ces enjeux mènent souvent à concentrer l’évaluation sur quelques spécialistes, qui conduisent alors à une « évaluation de l’entre-soi ». Ainsi, un risque de confiscation existe, compte tenu des caractéristiques spécifiques françaises, par la haute fonction publique, les grands corps, la Cour des comptes, les énarques (1)… Les rapports entre expertise et démocratie débouchent bien souvent sur de la méfiance ou de la défiance.
 

Bien loin d’être un obstacle à la prise en compte de la complexité, la participation de la pluralité des parties prenantes au processus d’évaluation est une occasion car chacun connaît et porte des bribes des réalités, dont l’entre-choc est nécessaire. Le pilotage de chaque évaluation doit associer toutes les parties prenantes, afin qu’aucune ne puisse confisquer le processus, son déroulement et ses résultats. À la manière du « droit de tirage citoyen » évoqué par le rapport « Expertise et démocratie, faire avec la défiance » (France Stratégie, 2018), on pourrait concevoir que chaque partie prenante dispose ainsi d’un « droit de tirage ».

8/ Le temps long
 

L’évaluation des politiques publiques relève du temps long, alors que les politiques elles-mêmes ont des agendas fort différents, liés notamment aux rythmes électoraux. Là encore, il ne s’agit pas d’opposer ces enjeux mais de la faire se compléter, chacun conservant son autonomie dynamique. De ce point de vue, la proposition du rapport du Conseil d’État (n° 17) de « favoriser l’évaluation ex ante des programmes électoraux lors des principales échéances électorales » paraît inadaptée.
 

9/ L’opérationnalité
 

Finalement, à quoi sert l’évaluation ? Quelles conséquences en sont tirées ? Sont-elles en relation avec les responsabilités de chacun ? Est-ce que les décideurs politiques ont une réelle volonté d’évaluation ou n’est-ce qu’un exercice imposé par l’« air du temps » ? D’où la question lancinante de nombreux acteurs : à quoi bon évaluer, si cela ne sert pas à grand chose ?

 

L’évaluation des politiques publiques n’est ni la recette-miracle pour régénérer la démocratie et la participation démocratique, ni un outil pour étouffer les débats et opinions différentes. C’est un moyen pour permettre d’appréhender les véritables enjeux et de les traiter démocratiquement (Nioche, 2016). C’est une dynamique indispensable pour refonder l’action publique et lui redonner une légitimité (Rosanvallon, 2008).
 

Une dynamique d’évaluation
 

Pour dépasser ces difficultés, ces inerties ou ces blocages, il semble décisif d’engager une dynamique progressive, une « culture » (CESE, 2015), permettant de montrer que l’évaluation régulière permet de dégager des pistes de progrès et de meilleures politiques, plus efficaces.

 

L’évaluation est un outil, un incitateur pour mesurer les résultats accomplis, l’amélioration (ou non) de chaque service et de ses performances sur cet axe. Elle ne doit viser ni à comparer les situations (qui, par nature, sont différentes et non comparables), ni à classer les résultats des différents opérateurs, ou des autorités. Elle est d’autant plus pertinente et utile qu’elle permet de rendre compte des évolutions (positives ou négatives) dans le temps pour chaque service. L’évaluation doit être menée sous le pilotage et la responsabilité de chaque autorité publique. Mais elle peut être de type technique ou administratif, menée par l’autorité de haut en bas, ou chercher à s’appuyer sur les différentes catégories d’acteurs, plus ou moins participative et démocratique. L’évaluation doit elle-même être construite et dimensionnée en fonction d’un rapport coûts/bénéfices, en la proportionnant aux réalités.

 

Les performances ne sont pas un absolu qui relèverait d’une appréciation binaire (oui ou non, 0 ou 1) mais se mesurent avec un curseur sur un axe qui va de la situation de départ à l’objectif défini par l’autorité publique. On peut procéder à des évaluations ex-post, pour analyser les résultats, ou ex-ante (études d’impact des effets prévisibles des réformes). Il faut aussi distinguer l’efficacité (les résultats par rapport aux objectifs) et l’efficience (les résultats au regard des moyens). En même temps, les besoins, attentes et aspirations des différents acteurs ne sont pas les mêmes et chaque catégorie peut avoir ses propres critères d’évaluation et ses appréciations des performances. Il n’y a donc pas UNE sorte de performance mais plusieurs types qui peuvent se compléter et s’enrichir.

 

L’évaluation ne peut être que plurielle.
 

Catégories d’évaluation et indicateurs
 

Ces éléments permettent de dégager de possibles catégories pour l’évaluation :

- 1. organisation de l’expression des besoins des citoyens et utilisateurs et l’adaptation à ceux-ci,

- 2.prise en compte et l’adaptation aux disparités géographiques,

- 3. réponse aux attentes sociales,

4. adaptation aux aspirations culturelles,

- 5.prise en compte des préférences des citoyens et utilisateurs,

6. qualité,

7. sécurité,

8. accessibilité géographique, sociale et temporelle,

9. caractère abordable dans le cas d’un besoin de financement,

10. égalité de traitement des citoyens,

11. accès universel,

12. droits des citoyens et des utilisateurs,

13. solidarité et la cohésion,

14. investissements.
 

Pour chacune de ces catégories, pour chaque politique publique et pour chaque niveau d’organisation, l’enjeu consiste à essayer de définir des indicateurs pertinents, réalistes et robustes, quantitatifs ou qualitatifs, et d’outils de conduite (allant de données aisément quantifiables à toutes les formes de participation démocratique, en passant par des groupes types ou des panels suivis) permettant de rendre compte des évolutions dans le temps, en fonction des missions et objectifs, afin d'élaborer des grilles d’évaluation aussi complètes (et réalistes) que possible.
 

Exemples de pistes pouvant permettre d'établir des indicateurs (à décliner et préciser pour chaque type de politique publique) :
 

- organisation de l’expression des besoins des utilisateurs et de leurs évolutions,

- traitement des plaintes et des recours et leur restitution,

- adaptation aux spécificités territoriales,

- qualité du service,

- accessibilité physique, territoriale et pour les handicapés,

- intégration des externalités positives et minimisation des externalités négatives,

- égalité de traitement de chaque catégorie d’utilisateurs,

- processus d’universalisation,

- utilisation du numérique et le traitement de la fracture numérique,

- « rendus de compte »,

- participation à la cohésion (péréquations, fonds de solidarité…),

- investissements de renouvellement,

- investissements de modernisation et de préparation de l’avenir.
 

Des évaluations plurielles


Ainsi, bien loin d’avoir un « modèle » unique d’évaluation, une sorte de « boîte à outils » qu’il suffirait de déployer à chaque occasion, il semble que la clef pour surmonter les obstacles qui freinent et limitent la mise en œuvre de l’évaluation des politiques publique en France tienne en une démarche visant à développer le pluralisme.

Pluralisme des modes, critères, niveaux et parties prenantes afin de promouvoir des évaluations multi-niveaux, multi-acteurs et multi-temporelles.

1) Dans le rapport du Conseil d’État, l’ENA n’est évoquée que pour proposer de créer un « centre de recherche de haut niveau » en son sein pour développer les compétences internes à l’administration (proposition n° 4).

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