L’ESS peut-elle éroder le capitalisme ?
L'été a confirmé ce que nous savions déjà : nous sommes entrés dans la crise peut être ultime du modèle de développement que la planète tout entière subit depuis le 19ème siècle, le modèle capitaliste et ses multiples transformations et adaptations, du local au global. À la différence des crises partielles que le capitalisme a connues, celle-ci est totale, systémique car elle touche au rapport entre les hommes et la nature. Les thuriféraires de ce modèle de développement, qui s'accrochent encore à des dogmes complètement dépassés tel celui de la croissance infinie, présentent les secousses que nous connaissons comme des accidents passagers et dissociés les uns des autres.
En réalité la crise est totale et ses manifestations, climatique, écologique, sanitaire, financière, géostratégique, énergétique, idéologique, ne sont que les différentes apparences d'une crise systémique, celle d'un modèle qui à force d'exploiter les hommes et la nature, conduit l'humain à disparaitre de notre vieille terre qui, elle, continuera à tourner.
C'est cette lente agonie que j'avais commencé à décrire dans « L'économie sociale et solidaire : un nouveau modèle de développement pour retrouver l'espoir » paru en 2020 et que je détaille dans mon nouvel essai « Demain il sera trop tard :comment sortir de la crise systémique du capitalisme » à paraître chez « Libre et Solidaire ».
Tout en sachant l'incroyable complexité de la situation liée à la mondialisation du système, né au nord et imposé au sud, au conditionnement idéologique créé par tous les canaux de la construction de la pensée faisant apparaître le néo libéralisme comme le seul moteur de l'économie mondiale et si bien résumé par le célèbre « There is no alternative » de Madame Tatcher, et à l'affaiblissement voulu et organisé des politiques publiques y compris celles qui touchent aux besoins essentiels de l'homme : éducation, soins, culture, logement…il parait impossible à quiconque qui croit en l'homme et aux valeurs collectives de se résigner à la catastrophe finale.
Nous savons toutes et tous que le premier défi à relever est celui de la réduction des inégalités ; entre pays riches et pauvres, et à l'intérieur des dits pays entre une minorité sociale outrageusement privilégiée et le reste de la population en régression sociale constante. Tant que cet objectif ne sera pas l'alpha et l'oméga de nos dirigeants rien n'est possible hors le chaos.
Puis vient la nécessité de dénoncer une mondialisation soi-disant heureuse et qui, en réalité, ne laisse derrière elle qu'un champ de ruines. Nous plaidons depuis les années 60 sur le nécessaire retour au local pour résister au bulldozer du global : il est temps d'en faire une priorité concrète. Il convient dès lors de se poser les problèmes fondamentaux liés à l'acte économique à savoir ce que l'on entend par consommation et production.
Là se trouve l'essence même du système dominant et là se trouvent les indispensables changements à opérer et vite.
La consommation doit-elle être détournée de son rôle premier qui est celui de satisfaire les besoins certes évolutifs du genre humain ?
Casser l'hyperconsommation c'est casser l'hyperproduction, moteur d'un système économique qui produit non pour répondre aux besoins humains mais pour dégager du profit, peu importe ce qui est produit. L'économie sociale et solidaire peut jouer un rôle décisif dans ce bouleversement en mettant au centre du mécanisme le consommateur citoyen, responsable, privilégiant la durabilité et la sobriété. L'ESS ne peut pas rester hors des réflexions qui agitent notre société sur la notion de sobriété : elle doit mettre en avant son histoire et son savoir-faire lié aux coopératives de consommateurs, coopératives généralistes ou dans un seul champ de produits, par exemple alimentaires.
Ce n'est pas parce que la Fédération Nationale des Coopératives de Consommateurs a failli en 1984, dans des conditions douloureuses pour le secrétaire d'état que j'étais qu'il faut renoncer à cet enjeu de société qu'est la reprise en mains des citoyens de leur propre consommation.
Le capitalisme commercial est un fléau économique, social, idéologique
Il transforme le citoyen en un individu manipulable à merci, aidé en cela par des publicités décervelantes.
La bataille pour la sobriété est engagée même si elle l'est dans l'hypocrisie et le grand n'importe quoi. L'ESS doit conjuguer ses forces avec ceux d'entre nos citoyens qui l'ont engagé via la thématique de la décroissance. Nous, militants de l'ESS nous devons nous associer à cette demande citoyenne. V. LIEGEY auteur du remarquable petit opuscule (2) « Décroissance : fake or not » écrit « Le projet de décroissance est avant tout celui d'une refonte de la démocratie. Il s'agit d'inventer, d'expérimenter de nouvelles manières d'être, de questionner nos besoins et la manière dont nous y répondons. Il s'agit de se réapproprier le sens que l'on donne à nos activités… »
Quel acteur de l'ESS ne se retrouve pas dans ces mots : privilégier l'être et non l'avoir, faire vivre la démocratie économique, privilégier le bien commun à l'intérêt particulier : c'est la doxa de l'ESS en révolte depuis la révolution industrielle contre le profit roi et le chacun pour soi.
Le sociologue américain, E. O. WRIGHT, hélas trop tôt disparu, a élaboré dans son ouvrage « Stratégies anticapitalistes pour le 21 siècle » (3) une réponse à la crise systémique :
- Il met au cœur d'une nouvelle forme de production, l'économie sociale et solidaire à laquelle il demande ,au nom de la démocratie citoyenne et de la lucrativité limitée, d'étendre au maximum son champ dans la création d'activités et de l'entreprendre autrement.
- Il estime que, pour combattre le système dominant, il faut l'attaquer au cœur c'est-à-dire dans la propriété privative du capital en démultipliant les créations d'entreprises coopératives et ce dans tous les domaines de la production .
Prenant acte de l'échec du socialisme planifié et étatisé mais aussi de la social-démocratie, il suggère une érosion lente du capitalisme par le progrès ,au sein du champ productif, des entreprises à capital partagé, propriété des citoyens et salariés et agissant dans l'intérêt collectif : coopératives, mutuelles et associations doivent progressivement grignoter, « éroder » un capitalisme dépassé et mortifère.
Cette mutation que l'on se doit d'accélérer me parait un beau projet politique, indispensable pour conceptualiser un autre modèle de développement que pour l'instant personne n'a été capable de concevoir. Ce projet que beaucoup d'entre nous appelons déjà l'économie sociale de transformation, n'a rien à attendre des politiques néo libérales actuelles qui ne proposeront jamais autre chose qu'une petite place dans des politiques toutes soumises au marché roi. Je pense mais je ne mésestime pas la difficulté à gérer cette situation pour les responsables institutionnels de l'ESS qu'il nous faut désormais nous placer dans la radicalité, cette radicalité que la profondeur et l'irréversibilité de la crise systémique nous imposent.
(1) https://libre-solidaire.fr/Demain-il-sera-trop-tard
(2) https://www.colibris-laboutique.org/accueil/712-decroissance-fake-or-not--9791030103946.html
(3) https://www.editionsladecouverte.fr/strategies_anticapitalistes_pour_le_xxie_siecle-9782348055621