Les réformes administratives et financières depuis 50 ans: quels résultats ?
La réforme de l'Etat est un sujet récurrent donnant le sentiment pour beaucoup de personnes qu'on en parle toujours et que rien ne se passe..et pourtant...
Michel Le Clainche, haut fonctionnaire à la retraite et enseignant en droit, en management et en finances publiques vient de publier aux Editions Bruylant un manuel sur « Les réformes administratives et financières en France (1972-2022) ». Il a bien voulu présenter cet ouvrage et répondre à mes interrogations, donnant ainsi un éclairage intéressant sur cette question...
Vous présentez votre livre comme un « manuel autobiographique ». Qu’entendez-vous par là ?
Ce livre est d’abord un ouvrage de référence à l’intention des acteurs de l’administration, des professeurs et des étudiants. Il est issu d’une thèse de doctorat présentée en 2019 après de longues années d’enseignement dans les écoles de service public et à l’Université. Il décrit, classe et évalue les réformes qui se sont succédé depuis 50 ans. Il est accompagné de documents, de bibliographies et d’index.
Mais c’est aussi un livre autobiographique. Je suis entré dans l’administration en 1966 comme stagiaire aux impôts. J’ai terminé ma carrière en 2014 comme directeur régional des finances publiques après être passé par la médiature de la République, le corps préfectoral, la direction de la communication du ministère des finances, plusieurs cabinets ministériels et postes de trésorier- payeur général.
Au cours des 50 dernières années, j’ai donc parfois participé à la conception des réformes et, plus souvent, à leur mise en œuvre. Je les ai suivies et commentées pour mes étudiants et mes lecteurs dans des revues spécialisées. Cette expérience se traduit dans l’ouvrage par des encadrés de témoignages racontant des situations vécues et par une appréciation sur les politiques décrites.
Quel est votre regard sur 50 ans de réformes administratives et financières ?
Le plus frappant est que cette politique publique d’adaptation de l’administration a été quasiment permanente et, pourtant, discontinue. Depuis 1970, les gouvernements comprennent presque toujours un ministre en charge du sujet, les annonces se sont succédées à un rythme rapide, la « révolution copernicienne » de l’administration a été maintes fois proclamée.
Mais chacun a aujourd’hui le sentiment d’une dégradation de la qualité des services publics, d’un mal-être des fonctionnaires, d’une perte générale de repères et de sens au sujet de l’administration publique. Au-delà des effets d’annonces, la politique de réformes a été régulièrement réinventée sans mémoire et sans égards pour les efforts antérieurs, des demi-mesures se sont superposées, les mêmes problèmes ont fait l’objet de réformettes successives. L’administration paraît toujours aussi complexe, les services centraux sont toujours aussi soucieux du détail, la logique budgétaire fait toujours prévaloir les contraintes à court terme…
Pourtant, l’administration a évidemment évolué positivement depuis 50 ans : elle est plus efficace, elle a fait face à la multiplication des dossiers, elle prend beaucoup mieux en considération ses usagers mais on a le sentiment qu’on aurait pu mieux faire avec plus de volonté, plus de continuité, plus de méthode.
Pourriez-vous donner des exemples de réussites ou d’échecs ?
Il y a eu de grands programmes transversaux dont on se souvient peut-être : le renouveau du service public de Michel Rocard en 1989, la réforme de l’Etat et des services publics d’Alain Juppé en 1995, la Révision générale des politiques publiques de Nicolas Sarkozy en 2002. A chaque étape, on a eu l’ambition de moderniser la gestion publique et d’améliorer la qualité des services rendus. Il en est resté certaines réalisations (l’évaluation des politiques publiques, les contrats d’objectifs, la réforme de l’administration territoriale de l’Etat), mais aucun de ces programmes n’a bénéficié d’un appui politique continu.
Il y a eu aussi des mesures importantes mais qui doivent être complétées telles que les lois sur la transparence administrative de 1978 qui pourraient être améliorées, la décentralisation à partir de 1981 qui reste à achever ou la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001 dont le volet relatif à la responsabilisation des gestionnaires a été freiné par les administrations centrales.
Il y a eu quelques échecs : les réformes du ministère des finances en 1989 et en 1999 qui ont échoué faute de négociations, la rationalisation des choix budgétaires au début des années 1970 et la revue générale des politiques publiques en 2002 qui ont été abandonnées en raison de leurs ambitions excessives, de l’absence de concertation avec les parties prenantes, notamment les fonctionnaires et d’un soutien politique qui n’a pas duré.
Quels ont été les apports de la « nouvelle gestion publique » ou du « management » ?
Dans les années 1970, les réformes ont été essentiellement juridiques. On a modifié le cadre de l’exercice des missions pour mieux servir les usagers (le médiateur de la République, les lois sur l’accès aux documents administratifs et sur l’informatique et les libertés, les simplifications). Au début des années 1990 sont apparues des réformes « managériales » qui visaient à faire évoluer les modalités concrètes de l’action publique.
Une approche plus rationnelle et des nouveaux outils ont été expérimentées (objectifs et indicateurs, délégation des responsabilités, évaluation des politiques publiques). A partir des années 2000, ils ont été appliqués sans grand respect pour la culture des services et les logiques professionnelles des agents sous l’influence de l’idéologie du « New Public Management » : la multiplication des indicateurs, les excès des tableaux de bord, la poursuite d’un encadrement strict des responsables, la superposition des contrôles, les restructuration des services, la vision à court terme centrée sur les économies de gestion et la réduction des effectifs, les transferts au secteur privé ont constitué autant de recul du service public.
Pourtant, le management public reste un cadre de réflexion utile si son application respecte les finalités et la culture des services.
La numérisation des services publics peut-elle être considérée comme une réforme positive de l’administration ?
L’informatique, l’internet, le numérique, et aujourd’hui l’Etat plateforme, et demain l’intelligence artificielle, bouleversent les modes d’exercice des fonctions administratives. Et cette évolution n’est pas terminée. L’administration, comme toutes les organisations, a subi ces changements techniques que les pouvoirs publics ont accompagnés pour en faire des leviers de réforme.
Ces techniques ont apporté de réelles améliorations. L’information administrative est devenue accessible et actualisée, certaines démarches courantes sont devenues plus simples (exemple la déclaration annuelle des revenus), les usagers peuvent donner leur opinion sur les projets de textes nouveaux ou sur la qualité des services, l’administration a pu faire face à l’accroissement des demandes.
Certains aspects justifient une grande vigilance dont les services publics sont conscients : ne pas relâcher l’effort sur la simplification des formalités, lutter activement contre l’illectronisme, maintenir des accès aux services publics multiples et proches, assurer la sécurité des opérations et la protection de la vie privée. Des initiatives comme France services, s’ils sont dotés des moyens et des compétences nécessaires, constituent de bonnes contreparties à cette forme de modernisation.
Les réformes ne se heurtent-elles pas trop souvent à des résistances au changement ?
Le changement est inévitablement difficile. C’est pourquoi il appartient aux réformateurs d’accompagner les évolutions, de convaincre de leurs bienfaits à terme, de gérer le temps des transitions, de créer des contreparties pour les perdants immédiats, de tenir compte des contextes organisationnels et culturels, de rechercher des alliés dans et en dehors de l’organisation, de se concerter avec les parties prenantes, de négocier chaque fois que cela est nécessaire.
La prétendue « résistance au changement » est invoquée par les réformateurs qui ont échoués comme une fatalité qui se serait opposée à leurs réformes, pourtant excellentes dans leurs intentions. On a notamment entendu cet argument lors de l’échec de la réforme de Bercy en 1999 (dite « réforme 2003 »).
Il faut aussi remarquer que les obstacles aux réformes ne viennent pas systématiquement des agents ou de leurs représentants syndicaux. Il arrive que le soutien politique à la réforme fasse défaut sur le long terme (RCB, RGPP). Les réformes se heurtent parfois aussi à l’inertie des grands corps de l’Etat : il a ainsi fallu des années et plusieurs tentatives pour engager la réforme de l’ENA ou celle de la responsabilité des comptables publics. Il faut d’ailleurs suivre attentivement ces récentes réformes pour en apprécier la portée réelle.
Finalement, qu’est-ce qui fait qu’une réforme réussisse ?
S’il y avait une recette-miracle, on le saurait ! Malgré les proclamations de certains réformateurs qui annoncent régulièrement la « révolution » prochaine dans les relations entre l’administration et les citoyens, on n’a pas encore trouvé le levier magique ou l’instrument universel.
Les bonnes idées de réformes ne manquent pas. Les rapports du Conseil d’Etat, de la Cour des comptes, des inspections générales ainsi que les consultations et études auprès des fonctionnaires et des usagers sont remplis de suggestions de qualité. Mais le regard sur les décennies passées conduit à regretter l’absence de continuité dans l’orientation et la faiblesse des méthodes de réformes.
Une volonté politique forte est sans aucun doute indispensable. Elle explique les relatifs succès de la décentralisation au début des années 1980 mais n’a pas suffi à la pérennisation de la RCB ou de la RGPP.
La continuité est indispensable. Il faut du temps, en amont pour préparer la réforme et après pour en tirer les conséquences et l’ajuster. A cet égard, la constitution progressive d’une organisation administrative de la réforme est une avancée très positive: on a successivement vu le commissariat à la réforme de l’Etat, la direction interministérielle pour la réforme de l’Etat, le secrétariat général à la modernisation de l’action publique, et, aujourd’hui la direction interministérielle de la transformation de l’action publique, placée avec la direction du numérique sous l’autorité du ministre de la transformation et de l’action publiques. La stabilité de cette organisation est très souhaitable pour assurer une bonne coordination des efforts, pour encourager et capitaliser les expériences.
Le reste est affaire d’opportunité, dans le calendrier et dans le dialogue avec tous les intéressés. Il faut que les réformateurs fassent preuve d’un peu plus d’humilité dans leurs ambitions et de patience dans la mise en œuvre.
Comment voyez-vous l’avenir des réformes administratives et financières ?
Je suis attentif à deux mouvements qui sont loin d’avoir épuisé leurs effets. En premier lieu, la numérisation des services publics, qui peut être la meilleure ou la pire des évolutions. Les services publics doivent continuer à progresser dans ces techniques tout en étant vigilant sur les questions d’accès aux services, d’assistance aux plus démunis, d’aménagement du territoire et de protection de la vie privée. En second lieu, les progrès de l’association des citoyens à la conception et à la mise en œuvre des réformes peuvent faire évoluer les rapports avec les fonctionnaires et les services si la bonne articulation avec les procédures classiques de la démocratie représentative est respectée. On peut toujours rêver à une administration qui serait, en partie grâce au numérique, à la fois plus efficace et plus démocratique.
Toutefois, il me semble que l’époque ne se prête plus à des slogans simples, au lancement d’outils nouveaux censés « révolutionner » à eux seuls les rapports administratifs. De même les annonces de mesures venues d’en haut et la définition de nouveaux comportements imposés seront de moins en moins bien acceptés. Le rapport Action Publique 2022, commandé par le gouvernement en 2017, est peut-être le dernier des grands documents envisageant une réforme globale et ambitieuse. Le Premier ministre en a d’ailleurs refusé la publication pour s’en tenir à des mesures plus pragmatiques. Ces dernières années, la modernisation de l’action publique de François Hollande comme la transformation de l’action publique d’Emmanuel Macron ont été des démarches plus prudentes, plus concrètes, plus administratives que les programmes antérieurs.
La notion de programme de réformes administratives est d’ailleurs peut-être dépassée. Il faut passer des annonces successives de mesures à une stratégie de réforme qui tienne compte des contextes, qui prenne le temps, qui fasse confiance aux acteurs. Ce rythme apaisé et cette posture ouverte n’ont jamais été réellement expérimentés dans les cinquante dernières années !