La pénurie de médecins du travail n’est pas une question d’attractivité
Considérons un point régulièrement mis en avant pour justifier des réformes : la pénurie de médecins du travail.
État des lieux
Dans les années 1980, il y avait environ 100 000 médecins (toutes spécialités confondues) et il n’y avait pas de pénurie de médecins du travail. Actuellement, il y a un peu plus de 220 000 médecins (toutes spécialités confondues) et il y a une pénurie de médecin du travail.
Analyse
Ce n’est pas une question d’attractivité. C’était une spécialité peu connue et elle l’est toujours. Alors pourquoi ?
0n présente régulièrement la démographie des médecins du travail avec une mine attristée, expliquant que ce métier est peu attractif (sous-entendu : malgré les réformes et les efforts des dirigeants) et qu'il faut de ce fait faire autrement.
On a entendu ce refrain en 2000 au COCT ; il a été repris dans la presse (cf l’article de Francine Aizicovici dans Le Monde en décembre 2003) puis dans la réforme de 2011-2012 puis dans celle de 2016-2017. Ces réformes devaient régler le problème mais se sont trompées de cible et ne l’ont pas réglé.
Ce prétexte a eu les honneurs de plusieurs rapports d’éminents penseurs qui avaient pour trait commun de ne pas avoir suivi le parcours de formation et d’exercice des médecins du travail, ce qui ne les empêchait pas de doctement asséner leurs conclusions sur lesquelles les dirigeants s’empressaient d’établir leurs conclusions malheureusement inefficaces.
Pour comprendre, il faut comparer le parcours des étudiants de ces deux périodes.
Pour la première période (c’est-à-dire avant le passage obligatoire par l’internat), la formation en médecine du travail se faisait en un ou deux ans pendant les dernières années, quelle que soit l’orientation choisie, et n’empêchait pas, en même temps que cet apprentissage, une pratique d’exercice rémunéré ou de poursuite de formation d’une autre spécialité. C’était une formation complémentaire pour compléter sa formation de base et pour avoir la possibilité d’exercer la médecine du travail, le cas échéant.
Ainsi, de nombreux spécialistes ou généralistes ayant suivi cet enseignement ont pu ensuite mettre ce dernier en pratique après avoir essayé leur exercice de médecine classique, que cela soit généraliste ou spécialiste, libéral ou salarié.
Cela permettait une reconversion sans trop de difficultés et donnait des professionnels ayant eu une expérience différente donc une meilleure compréhension des relations médecins du travail-médecins traitants. De nombreux médecins du travail ont suivi ce parcours et n’ont pas démérité dans leur exercice, loin de là !
Pour la seconde période, il faut passer par l’internat avec un concours à l’entrée selon le classement duquel on peut choisir son orientation et pas selon ses qualités et appétences.
Entretemps la médecine du travail a été qualifiée de spécialité et a donc bénéficié d’une des orientations dans le choix de l’internat, modification essentielle car on ne peut plus accéder à ce savoir en préparant également d’autres orientations.
Cela change considérablement la situation car ce choix se réalise en fonction de ce qu’un étudiant en médecine peut décider alors qu’il n’a aucune expérience de la pratique, autre que ses stages uniquement hospitaliers auprès des « maîtres » de l’hôpital qui n’ont aucune idée de la santé au travail.
De plus, ce choix est très contraignant car, pour des raisons prétendues européennes, il n’y a pas de retour possible et le reste de la carrière se fait dans la spécialité choisie après le concours de l’internat, voire après usage de passerelle (en l’occurrence en psychiatrie pour le psychiatre, en radiologie pour le radiologue, en médecine générale pour le généraliste et en médecine du travail pour le médecin du travail, selon le classement d’abord et le choix ensuite). On peut chercher quelle autre profession présente une telle rigidité dans son parcours : il n’y en a pas. Alors que partout l’agilité est mise en avant.
Devant le choix de la médecine du travail au résultat du concours, tout ce dont un jeune étudiant peut disposer comme impression de cet exercice pour décider de manière éclairée, c'est d'une part le reflet des échos de ses stages et de ses « maîtres » qui, dans leur tour d’ivoire hospitalière, n’ont aucune idée de la richesse de cet exercice et, d’autre part, de l’impression transmise par les journaux médicaux d’une profession soumise à la « réformite » permanente du fait des rapports ou des modifications réglementaires qui sortent tous les deux ou trois ans et enfin d’une spécialité dont la rémunération comme celle du généraliste n’est pas en haut de la hiérarchie des rémunérations médicales.
Ces arguments de non-attractivité ne sont pas réels mais il faut avoir pratiqué la médecine du travail pour savoir que cet exercice est beaucoup plus inséré dans la richesse de la vie sociale et productive que beaucoup d’exercices de soignants et que le statut de salarié présente des avantages certains par rapport au statut libéral tant au niveau des conditions de travail que de protection sociale.
Non seulement il n’y a aucune information sur l’exercice de la médecine du travail avant de devoir faire le choix de la spécialité, ce qui aurait facilement pu être réalisé par des stages d’externe en service de santé au travail à peu de frais. Pire encore, le témoignage de plusieurs internes m’ont été rapportés, m'informant que lors des préparatoires dans les « écuries » celui qui échouait lors d’un examen blanc avait le droit au quolibet sous la forme de : « toi, tu finiras médecin du travail dans la Creuse ».
Il faut se mettre dans l’ambiance de la préparation ou du concours de l’internat où ne compte que l’apprentissage par cœur des questions d’internat pour pouvoir choisir la spécialité espérée, au détriment de la culture générale et de la compréhension du psychisme des patients. On s’aperçoit que, dans le catalogue des questions possibles, absolument rien, ni aucune question ne porte sur la santé au travail ; elle n'est donc pas apprise. CQFD !
Enfin, il faut noter que le nombre de places à l’internat est fonction des possibilités de l’enseignement et des faibles possibilités de stages mais en aucune façon des besoins de médecins du travail, ni des possibilités de stage dans les services de médecine du travail là où l’on devrait pouvoir apprendre le métier le mieux possible.
Enfin, par rapport à la première période il faut repérer que commence alors une phase de quatre années de stages d’internat mal rémunérés et pas toujours gratifiants alors que le parcours universitaire a déjà été long, à un âge où les autres métiers sont déjà dans la vie active et ont des responsabilités et un statut leur permettant de s’inscrire dans le processus de cotisations sociales comme des cadres qu’ils sont à ce niveau de formation.
Alors que pour toutes les autres spécialités, l’enseignement se fait auprès du malade ou de sa maladie, pour être cardiologue on est dans le service cardiologique, pour être psychiatre dans le service de psychiatrie etc., en médecine du travail, les étudiants sont parfois dans des stages bien éloignés de leur futur exercice alors que la logique voudrait qu’ils soient au plus près du terrain de leur futur exercice professionnel (c’est-à-dire auprès des entreprises et des salariés dans les services de santé au travail). Le problème est qu'ils échapperaient alors à l’emprise universitaire, ce qui relève de lèse-majesté.
Cet état de fait n’améliore pas l’image de cet enseignement trop éloigné de la réalité de l’exercice et aggrave encore le problème pour une formation adaptée à la pratique de la médecine du travail.
On voit que d’un parcours simple et suffisant dans la mesure où le métier s’apprend surtout au contact du terrain, on est passé à un système rigide et contraignant dont la plus-value n’est pas évidente, si ce n’est pour les universitaires.
Un autre avantage du premier système était la double formation et la double expérience, avoir connu la pratique du soignant (de la relation à la maladie installée, de la prescription médicamenteuse ou chirurgicale, des relations avec la sécurité sociale) à travers des remplacements ou un exercice de quelques années permettant de mieux comprendre le positionnement et les réflexes du médecin traitant et d’être plus performant dans le dialogue médecin du travail-médecin traitant.
Pire encore, en cas de volonté de reconversion une fois la formation finie, le jeune généraliste ou spécialiste qui veut se reconvertir doit subir un parcours du combattant digne de Kafka. Jugez-en : cinq années d’attente et quatre années de formation, soit 9 années ! Aucune autre spécialité n’a une telle contrainte.
Ainsi, pour l'étudiant qui s’inscrit dans la perspective de l’exercice généraliste à l’internat pour en connaître les différents aspects et veut se former en médecine du travail, on arrive à des parcours étonnants. En effet, pour des raisons obscures, on exige de lui de patienter cinq années pour avoir le droit de s’inscrire dans le parcours de formation de médecin du travail qui dure quatre années. On fait le calcul facilement : en plus de la dizaine d'années pour devenir médecin généraliste, on ajoute cinq années d’attente puis quatre années de formation ! Des parcours de 19 années, ce qu’aucun métier ni aucune formation n’exige et certainement pas la réelle pratique de médecin du travail au cœur de l’entreprise.
Enfin, reste une notion permettant de partiellement comprendre ces anomalies : le monde universitaire.
La formation des enseignants universitaires est particulièrement longue et difficile, s’appuyant autant sur les compétences que l’entregent et la disponibilité de place pour obtenir le graal du professorat. Mais il y a plus de candidats que de postes et, parfois, un poste en médecine du travail devient vacant. C’est une occasion à ne pas laisser passer, quelle que soit la spécialité initiale.
Tant et si bien que la réalité des enseignants en médecine du travail est qu’ils sont quasi tous issus d’autres spécialités et que leur connaissance très importante du sujet de la santé au travail est largement livresque et que leur appréhension de la réalité du terrain de la santé au travail ne découle trop souvent que de l'ouï dire.
À ce problème de formation s'ajoute la volonté d’avoir un nombre d’étudiants suffisant pour justifier le poste. D’où la préférence affichée pour la formation de l’internat initial directement plutôt que par reconversion, ce qui risquerait d’attirer plus de monde que dans la voie directe de l’internat, ce qui se traduit par la création de ce délai d’attente pour commencer la formation de reconversion de 5 années sans autre raison.
En conclusion, les causes essentielles suivantes sont identifiables :
- Le numerus clausus qui a entraîné un recrutement malthusien de médecins d’une part mais surtout les contraintes de l’internat qui a rigidifié l’accès à cette spécialité.
Alors que faire
Indiscutablement, l’examen actuel de la pyramide des âges des médecins du travail en exercice montre que si l'on n’apporte pas une solution rapide et efficace le système perdra le seul acteur bénéficiant d’un haut niveau de formation en santé au travail et porteur d’une indépendance technique, élément nécessaire pour pouvoir exercer correctement.
Les diverses solutions ont entraîné un profond débat entre les confrères.
Les solutions consensuelles sont
- organiser des stages pour tous les externes dans les services de santé au travail pour découvrir la réalité de ce qu’il s’y fait ;
- recruter les enseignants universitaires sélectionnés chez des médecins du travail ayant dix ans d’exercice sur le terrain dans des services de santé au travail et ayant réalisé un minimum de publications ;
- imposer la présence de questions concernant la prévention et l’ergonomie au concours de l’internat ;
- réduire le temps de passage par le stade de médecins collaborateurs à deux ans ;
- supprimer le délai imposé d’attente pour se reconvertir en médecin du travail qui est actuellement de cinq ans ;
- mettre en place une formation diplômante de qualité pour devenir infirmier de santé au travail et avoir un statut d’indépendance comme le médecin du travail pour assister le médecin dans sa pratique d’entretiens médicaux ;
- instaurer un niveau de rémunération des acteurs en rapport avec la sélection à l’entrée de leurs études, leur niveau de formation, leur responsabilité et leur engagement. On discute chaque année de quelques euros d’augmentation et, en même temps, on met des millions d’euros dans des logiciels imposés, dans des immeubles en verre avec des directeurs sans formation garantie qui méprisent les médecins ;
- instaurer un réel contrôle des services de santé au travail : il faut savoir qu’il y a quelques années, le syndicat avait financé des annonces de recherche d’emploi sous la forme « jeune médecin du travail recherche emploi, région indifférente » et alors que les services de santé au travail se plaignaient déjà de la contrainte impossible du fait du manque de médecins du travail, ces annonces restaient sans réponse. Étonnant, non ?
- un facteur déstabilisant à corriger également : la réformite. Je ne sais pas quelle profession a subi autant de réformes en si peu de temps. Tous les deux ans, un nouveau rapport ou un nouveau texte législatif modifie l’exercice et les responsabilités.
Les solutions repoussées sont :
- la sortie de la formation universitaire en se formant dans une école comme l’école de Rennes pour les directeurs d’hôpitaux ou l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S) pour les cadres de la Sécurité sociale ;
- la sous-traitance de la prestation médicale du travail par des médecins traitants, cela mettrait cette activité médicale en déconnection des conditions de travail, oublierait que la mission première de la santé au travail est « éviter l’altération de la santé au travail » et non de la constater par une activité médicale même si cette constatation est très importante. Enfin, cela mettrait ces médecins dans un rapport de subordination par rapport aux directions contractantes, donc exit l’indépendance du médecin. Le collège des enseignants hospitalo-universitaires l’a rejeté (voir l’article du Professeur Fantoni et du Professeur Gehano dans santé et travail).
Solutions discutées sans consensus
Revoir la formation universitaire. Un médecin du travail est un médecin généraliste ayant des connaissances supplémentaires, une mission bien spécifique et un exercice exclusif particulier.
On devrait pouvoir rajouter un module d'une année au cursus dans l’internat de médecin généraliste consacré à la santé au travail, notamment son aspect réglementaire et ses caractéristiques pathologiques spécifiques et ensuite consacrer une double possibilité d’activité soit de généraliste initié à la santé au travail, soit de médecin du travail junior retrouvant ainsi la souplesse qui faisait qu’il n’y avait pas de déficit avant cette réforme de l’internat. Cette formation faciliterait la relation des généralistes ainsi formés avec le monde du travail.
Le médecin serait ainsi formé dans le cadre de l’internat, avec la possibilité s’il retourne généraliste de pouvoir prescrire ce que demandent les internes.
Ce jeune médecin ayant la formation de généraliste avec un an de plus pour l’initiation en santé au travail choisirait la voie de la santé au travail dans un service de santé au travail et aurait le statut de médecin du travail junior.
Il bénéficierait d’un statut équivalant au médecin collaborateur existant, c’est-à-dire avec un statut de salarié inscrit dans la convention collective et bénéficiant de salaire décent et des cotisations sociales en rapport.
Il continuerait sa formation en exerçant dans un service de santé au travail pendant deux ans, supervisé par un médecin du travail senior, en particulier pour la prise de certaines décisions. Années pendant lesquelles il compléterait sa formation en ergonomie, en toxicologie, en psycho-sociologie, en statistiques, en législation etc., retrouvant ainsi, comme dans les autres spécialités, la formation « au lit du patient ». C’est au cours de cette période, dans le cadre d’un compagnonnage qu’il appréhenderait son rôle de coordinateur de l’action de l’équipe pluridisciplinaire.
Son passage au statut de médecin du travail en titre se ferait via l’examen de ses formations et du rapport de stage de ses tuteurs.
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