Fondamentalement reposer le rapport entre l’individuel et le collectif
Nous savons que l’histoire est souvent ironique, parfois tragique, plus rarement (fort heureusement) tragiquement ironique ; pourtant, il semble hélas que la séquence dramatique que nous traversons actuellement relève de cette funeste catégorie.
Ironique : il y a un plus d’un an, un vaste mouvement populaire décidait de se soulever (soit en manifestant publiquement directement, soit en l’approuvant dans ses grandes lignes du moins) parce que ceux qui le composaient considéraient qu’ils étaient devenus les « laissés-pour-compte » et les grands oubliés d’une globalisation néolibérale pétrie d’idéologie et nourrie d’une pâte extrêmement rigide (dogmatique) et finissaient par révéler ce qu’ils sont : vitaux à la survie d’une nation toute entière.
C’est précisément là que l'ironie s'est logée : si ces invisibles ont d’abord dû mettre un « gilet jaune » pour se rendre enfin visibles, il a malheureusement fallu, pour resurgir dans les radars du pouvoir, que surgisse la tragédie d’une pandémie pour mesurer à quel point un certain nombre des travailleurs, humbles pour la plupart, sont souvent en « première ligne » pour permettre qu’une société tienne debout dans ses assises.
Ils ont d’abord orienté le projecteur du gilet jaune en direction de la suffisance de certains « experts » en économie « néolibérale » pour essayer de montrer qu’ils étaient les grands oubliés d’une « globalisation » qui, tout en affaiblissant de plus en plus drastiquement une très large partie des travailleurs, « précarisant » les précaires privés d’un emploi (stable) toujours davantage, continuait d'inlassablement affirmer, par le biais de ses représentants les plus zélés, avec le ton péremptoire du méprisant et du dogmatique, « qu’il ’y a pas d’autres alternatives », que le sens de l’Histoire et du progrès étaient inéluctablement de leur côté et qu’il n’y avait donc pas lieu de discuter. Exit la démocratie.
La tragédie que cette pandémie représente expose encore davantage, trop souvent dramatiquement, un certain nombre de travailleurs qui voyaient déjà leurs conditions de travail et d’existence se dégrader chaque jour un peu plus. À cet égard, cette crise se révèle être un tragique amplificateur.
Avec son verre sinistrement grossissant, la crise révèle les profondes fractures qui étaient déjà à l’œuvre au sein de la société française, notamment dans le monde du travail. en premier lieu, comme Jérôme Fourquet le précise justement : « dans l’exposition inégale à la contagion », entre notamment les « soutiens de l’économie qui font tourner la machine (tous les soignants et aides-soignants bien entendu, agriculteurs, employés de grande et petite distributions, caristes, routiers, etc.) et les autres travailleurs ».
Tous ces actifs sont aujourd’hui « en première ligne » et obligés d'héroïquement se rendre sur leur lieu de travail pour assurer la continuité de la vie ou de la survie du pays. Là aussi, en rendant les rouages vitaux de l’économie visibles, la crise laisse voir une partie cruciale de la population qui est d’ordinaire trop souvent oubliée.
Autre facture, qui révélera demain toute la brutalité inhérente à leur « statut » : tous les indépendants (fictifs ou pas) qui travaillent notamment au sein des plates-formes (Uber etc.), les nombreux salariés du secteur privé des PME-TPE, les intérimaires qui redoutent les « effets collatéraux » de la crise économique et sociale qui s’annonce. À ce propos, comme l’a ironiquement rappelé Jack Dion s’agissant de la « réforme » de l’assurance-chômage : « De deux choses l’une : soit la réforme est positive et il ne faut pas la repousser afin que tout le monde puisse en profiter ; soit elle ne l’est pas et il faut la supprimer ». C’est bien parce que cette réforme allait fragiliser bien des travailleurs sans emploi qu’elle a été repoussée. Le même constat peut être tiré s’agissant de la réforme des retraites. Paradoxalement, en temps de « paix », la casse sociale semble plus indolore, alors qu’en des temps plus « troublés », elle aurait montré son anachronisme et sa cruelle injustice plus nettement, en la circonstance.
Plus encore, pourquoi ce qui semblait hier aller dans le sens de l’Histoire se révèle aujourd’hui (toujours cette fameuse ironie, doublée d’un profond cynisme en la circonstance) à travers une crise sanitaire qui a connu peu de précédents, tout d’un coup socialement « douloureux » et indubitablement profondément injuste ? Est-ce parce que le dogme néolibéral et managérial de l’efficacité perçu comme valeur cardinale du macronisme aurait connu une faille en cédant la place à une nouvelle forme de solidarité (nationale) ?
Avec le néolibéralisme, nous baignions dans un univers « religieux » de part en part, nous n’avions pas à faire à l’esprit rationnel et argumentatif issu du siècle des Lumières notamment (après le « miracle » grec) lorsque nous nous confrontions à lui mais à des « vérités » dogmatiques que rien ne pouvaient ébranler. Mais celui-ci vient de se fracasser au mur de la réalité.
Nous pouvons peu de choses lorsque le pouvoir est rageusement rivé à une idéologie (la question du contrôle provisoire aux frontières a été particulièrement emblématique de cet aveuglement), même lorsque celle-ci démontre quotidiennement un peu plus ses méfaits ; seule une crise, dramatique en l’occurrence, peut la faire sortir de ses gonds.
Il aura fallu le choc (hautement symbolique) du triste « spectacle » de la mise en place du pont aérien pour l’acheminement des masques depuis la Chine (laissant penser que nous étions devenus un pays sous-développé) bénéficiant alors d’une aide humanitaire pour que bien des consciences daignent se réveiller de leur long sommeil dogmatique.
Emmanuel Macron a été formel lorsqu’il s’est résolu à « placer [certains biens et services] en dehors des lois du marché » et lorsqu’il a affirmé que « déléguer notre alimentation, notre protection et notre capacité à soigner [… ] à d’autres est une folie ».
Non seulement le chef de l’État dit vouloir « en reprendre le contrôle » mais il promet que « les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai », s’est-il engagé. Enfin, il a ajouté que la « France unie surmontera cette crise », quoi qu’il en coûte.
Nous savons que les situations (dramatiques) de crise peuvent être le terreau du déploiement des belles promesses ou, au contraire, la continuation, sous la forme d'une catastrophe, de la crise initiale.
En sera-t-il en 2020 comme en 2009, à la suite de la crise des subprimes ? Prétendre tout changer pour que surtout rien ne change?
Deux issues sont possibles.
L’une, que d’aucuns nomment la « stratégie du choc », c’est-à-dire celle qui consiste à « profiter » de la crise actuelle pour asseoir les principes néolibéraux plus sûrement encore, en fragilisant plus radicalement le code du travail et en démolissant la Sécurité sociale pour de bon cette fois.
L’autre, qui va consister à enfin s’appuyer sur les nombreux échecs et effets délétères qu’a produit un système politique et financier devenu fou pour fondamentalement revoir toutes les bases permettant à une société de créer un monde habitable, en opérant ce faisant un réel virage politique et économique.
La crise sanitaire sans précédent que nous traversons peut mener au meilleur comme au pire. comme l’a dit Alain Supiot. Le pire serait qu’elle nourrisse les tendances déjà lourdes aux repliements identitaires et conduise à « transporter la guerre de tous contre tous que le néolibéralisme a promu à l’échelon individuel à l’échelon collectif des nations ou des appartenances communautaires ».
L'idéal serait que cette crise ouvre « la voie d’une véritable mondialisation à rebours de la globalisation, c’est-à-dire au sens étymologique de ce mot : à un monde humainement vivable, qui tienne compte de l’interdépendance des nations, tout en étant respectueux de leur souveraineté et de leur diversité ».
Nous nous trouvons à un véritable carrefour, comme il y en a peu finalement dans l’Histoire. La création de la Sécurité sociale a relevé de ce type de séquence, dont déjà « l’invention a répondu à la même nécessité de protéger la vie humaine des effets délétères de sa soumission à la sphère marchande ». C’est pourquoi nous devrons nous montrer à la hauteur de l’événement. Nous avons déjà constaté l’extraordinaire civisme, le courage et l’esprit de responsabilité héroïque de bien des concitoyens. Nous aimerions retrouver le même état d’esprit au sein du patronat demain, lorsqu’il faudra panser les plaies. La société française est profondément fracturée ; elle le sera plus encore demain si le gouvernement et le patronat ne tirent pas les leçons de la crise actuelle et ne se montrent pas à la hauteur de l’événement.
Dans un récent article, Sébastien Le Fol a émis l’idée d'instaurer un « conseil national de la résilience » (passons sur le choix du mot résilience) qui rassemblerait toutes les « forces vives » de la nation dans l’espoir de refonder un « nouveau contrat social ».
Compte tenu des périls qui s’annoncent, l'idée semble très belle. S’il voit le jour et pour une large part, ce conseil devra s’appuyer sur le précieux héritage que constituent notamment les principes du Conseil national de la Résistance. Ce conseil devra fondamentalement reposer le rapport entre l’individuel et le collectif car, comme le rappelait justement Marcel Gauchet récemment, alors que l’État ne consacre pas moins de 56 % du PiB aux dépenses publiques, comment se fait-il que le pays aille aussi mal dans des secteurs aussi essentiels que l’hôpital public, par exemple ?
Sa réponse est éloquente : depuis plusieurs décennies, l’étatisme est au service du libéralisme, « les dépenses sociales sont le prix à payer pour l’acceptation de la politique libérale ». Ainsi, ses dégâts sont compensés « tant bien que mal par ce cataplasme social ». Ainsi, les prélèvements obligatoires sont « l’antalgique des inégalités créées par la loi du marché ». Et de prolonger : « C’est un cas de figure unique dans les annales : le mélange du libéralisme des élites et de l’étatisme du peuple nous vaut un record du monde de la dépense publique ». Mais ce « pognon de dingue », comme le dit le Président, « va aux gens (de manières très inégales et injustes, selon nous), pas aux équipements collectifs ».
Le second sujet fondamental sur lequel il sera impératif de nous pencher est celui de l’universel. En effet, quel universel devons-nous défendre aujourd’hui ?
Un universel qui fasse droit aux frontières mais aussi sûrement à l’hospitalité vis-à-vis des autres ? Un universel qui ne voit pas le monde comme un immense centre commercial uniformisant et cruellement standardisé avec de nombreuses zones de non-droit (humaines, sociales, environnementales etc.) comme corolaires, comme veut nous l’imposer le néo-libéralisme en ignorant ce faisant le besoin humain d’inscription dans une histoire, dans un lieu donné (mais qui ne soit aucunement fermé), ce qui est le contraire, comme le formule Bérénice Levet, de l’idée d’un homme ou d’une femme affranchi de tout héritage, délesté du fardeau du passé, ce voyageur sans bagage les yeux rivés sur son compte en banque et sa vision touristique du monde et de l’existence.
Pour finir, une fois n’est pas coutume, laissons le dernier mot à Emmanuel Macron : une nation démocratique repose sur « des femmes et des hommes capables de placer l’intérêt collectif au-dessus de tout, une communauté humaine qui tient par des valeurs : la solidarité, la fraternité […] ces milliers de femmes et d’hommes admirables qui n’ont d’autre boussole que le soin, d’autre préoccupation que l’humain, notre bien-être, notre vie, tout simplement ». Nous en prenons note !