ESS : que mesure-t-on ?
Face à une actualité de plus en plus difficile à accepter, il y a comme des plages de sérénité que nous ne refusons pas, de ces plages qui nous font penser que nos options personnelles ne sont finalement pas si mauvaises, que d’autres partagent nos idées et que nous pourrions être les agents du changement, nécessaires et utiles, dans une société où tous les cadres de référence volent en éclat.
Les deux jours passés à Dijon dans le cadre des « journées de l’économie autrement » (JEA), les 29 et 30 novembre derniers m'ont donné l’illusion de ce bonheur.
Tous à l’unisson (même le Haut-Commissaire à l’économie sociale et à l’innovation sociale, pendant un long/court moment), nous avons échangé sur cette autre économie qu’est l’ESS.
De séances plénières en ateliers et de petites réunions en échanges dans les couloirs, nous avions tous plaisir à nous retrouver et à nous démontrer que si les orientations données par le gouvernement vont dans le sens de l’économie sociale et solidaire comme supplétif du capitalisme, nous avions, face à cette dérive, encore la force, la conviction et la détermination pour affirmer et faire vivre une économie centrée sur l’humain plutôt que syr le capital. Ce ne sont pas là que des mots mais des actes portés par des gens sur tout le territoire, qui font vivre ceux-ci, qui permettent encore de créer le lien social nécessaire à une certaine cohésion.
Chacun exprimant une conception de l’ESS comme facteur de changement sociétal et économique, il y avait une volonté d'élaborer cette alternative que Jérôme Saddier (président d’ESS France) définit comme « l’économie de demain ».
Le poids des mots pour enfermer
Nous inscrire dans les programmes existants qui tentent de réglementer ou d’embrigader en définissant de manière fermée tel ou tel mode d’agir des acteurs de l’ESS, ce qui est ressenti par beaucoup comme un moment à passer face à une détermination qui n’a à la bouche qu’une reconnaissance des entreprises se disant de l’ESS définies par « l’utilité sociale » ou « l’intérêt général », « l’innovation sociale », ou, enfin, degré ultime de l’instrumentalisation, comme des entreprises à « impact » (French de préférence !). Tel n’est pas le fondement de l’ESS.
Nouveau vocabulaire pour affirmer une vision néo capitaliste et compartimentée de l’ESS. Même le MOUVES organise la « journée de la femme impact : le nouveau rendez-vous de l’innovation sociale et environnementale portée par les femmes » ! Encore de la « com' » sur les entreprises « Canada Dry » qui se disent de l’ESS mais n’en sont pas. Qu’est-ce qu'une « femme impact » ?
Ce mot d’« impact » est dans toutes les bouches, au point de provoquer une attaque violente de la part du site « loi1901 » qui s’interroge sur le fait de vouloir tout mesurer, de détecter les effets d’une entreprise à partir d’indicateurs déterminés. Ainsi, l’AVISE définit cette évaluation de l’« impact » : « évaluer son « impact » social permet de démontrer que son activité est utile pour la société, d'affirmer son identité, d'améliorer ses performances ou ses pratiques ». Elle rajoute aussi que « la nécessité d'évaluer l'« impact » social fait consensus ».
Nous avouons être dubitatifs face à une telle affirmation tant il est des choses non mesurables sur les effets qu’ont les entreprises de l’ESS sur leur environnement, sur les produits ou sur les gens. Quels effets sociaux a une coopérative industrielle ? L'effet d’une action est-il dû à l’intervention de l’entreprise de l’ESS ou à des changements de l'individu dans son histoire individuelle, à des changements dans l’environnement, à une modification du contexte etc. ?
Dès lors, que mesure-t-on ?
Définir les entreprises de l’ESS de cette manière revient à les enfermer dans des contingences contrôlables et sanctionnables : « je décide ce que sont les notions et je ne retiens que celles qui me conviennent ». Encore un fois, si nous sommes dans cette conception d’une prise en compte de l’ESS comme une conduite de l’entreprise, nous perdons de vue toute notion d’un projet économique politique différent, basée sur d’autres valeurs que celles du capitalisme, dominant bien qu’étant obsolète.
En se fixant de tels objectifs de mesure, on continue d'ancrer l’évolution de l’ESS dans son côté entrepreneurial, ignorant la dimension politique de son action. On oublie ce qui a tant fait débat lors de l’élaboration de la loi ESS de 2014 : le refus par tous les acteurs d’un label de l’ESS qui aurait mené à une évaluation par une instance extérieure, alors que nous devons nous-mêmes mesurer les axes d’amélioration de nos entreprises à partir d’un projet sociétal partagé.
C’est ainsi qu’est né le « guide des bonnes pratiques de l’ESS ». Il nous revient de le faire vivre et de le faire prendre en compte comme ce qui doit nous permettre de faire grandir les entreprises pour et par elles-mêmes, liées à leur contexte et à leurs composantes.
Faire entendre la modernité du projet politique de l’ESS
Les plénières, tables rondes, ateliers et conférences-débats (même inversées) ont permis de mener de telles réflexions lors des JEA. Elles nous ont donné à voir, entendre, partager, comprendre, échanger et construire avec des entreprises qui ne font pas que se réclamer de l’ESS mais qui la vivent au quotidien, qui savent ce que collectif signifie et qui ne s’en servent pas pour « collectiviser » des projets individuels mais pour élaborer un projet commun.
Durant ces deux jours, nous avons pu nous réapprovisionner en carburant pour aller de l’avant dans notre volonté de rebâtir une économie basée sur une approche partagée et soucieuse de tous ceux qui la composent.
Pourtant, en ouverture, au cours d’une (longue) intervention, le Haut-Commissaire nous a dans un premier temps brossé dans le sens du poil tant il avait perçu que l’auditoire était plutôt composé d’acteurs pour lesquels l’économie collective, porteurs de l’intérêt général, est essentielle (et c’est tout à son honneur d’avoir senti cela). Dans un second temps, il nous a asséné tout le bien qu’il pensait de son « French impact », des entreprises à mission, de son programme d’innovation sociale etc. et nous a raconté les nombreux déplacements qu’il avait faits à travers le monde pour nous démontrer son efficacité à défendre l’entrepreneurial social ou, du moins, ce qu’il considère comme tel.
Heureusement, juste avant, Hugues Sibille nous avait donné quelques pistes de travail pour les deux jours, en posant clairement ce qui doit nous préoccuper et nous mobiliser : « Si l'économie autrement doit être d'une lucidité sans faille sur la gravité des risques et des menaces, elle a besoin d'espérance pour agir et ne saurait, selon moi, s'inscrire dans la collapsologie. Car depuis les dernières JEA, ceux qui résistent, expérimentent, innovent, entreprennent et inventent demain, avec optimisme et détermination sont sans cesse plus nombreux et imaginatifs sur tout le territoire. Nous savons ce à quoi l'économie autrement veut résister : l’ébriété énergétique, les inégalités indécentes et l'opacité des décisions. Nous savons ce qu'expérimente l'économie autrement : la finance solidaire, les énergies renouvelables citoyennes, les nouvelles formes d’emploi, l'alimentation durable, les pôles de coopération, les circuits courts, les monnaies locales etc.
Mais nos résistances et expérimentations restent cruellement dispersées et arrêtées par un plafond de verre.
Comment faire pour que la somme des innovations fasse système et permettent la transition vers un nouveau modèle ? That is the question...
Il s'agit donc pendant ces deux jours de savoir comment penser et co-élaborer un modèle de post-croissance, sobre, circulaire, qualitatif et résilient évitant d'un côté la régression sociale du repli sur une économie de cueillette et, de l'autre, la fuite en avant d'une économie spéculative à haut risque financier, social et surtout écologique.
Face à un tel défi, nous devons aussi admettre notre propre désorientation et nous méfier des potions magiques.
Répondre à la question de cette post-croissance implique de revoir nos méthodes, je vais y venir, mais aussi de s'y retrouver dans une avalanche de concepts tels qu'économie autrement, économie à « impact », économie positive, économie de la fonctionnalité, économie collaborative, économie des communs...
Pendant ce temps, l'économie capitaliste financiarisée poursuit sa route avec une devise Shadock inversée : « pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? ».
Pour ma part, je constate que l'ESS a en France une histoire, une loi, un patrimoine politique et juridique et des moyens d'agir et je lui reste fidèle dans une vision d'économie sociale sans rivage ».
Reprendre pied dans notre histoire
C’est bien notre histoire commune et notre « patrimoine politique et juridique » qui ont été les fondements de nos échanges, abordant autant les questions d’emploi, de la relation au capitalisme (avec une question importante : l’ESS est-elle soluble dans le capitalisme d’intérêt général ?), les interventions sur tout le territoire et la co-construction de politiques communes prenant en comptes les dimensions territoriales, l’accès aux services publics et la relation des entreprises de l’ESS dans cet accès pour répondre à l’intérêt général, les finances solidaires, les nouvelles formes d’intervention pour mieux répondre aux besoins locaux (exemple des tiers-lieux), les transitions environnementales et écologiques, la lutte contre les inégalités hommes-femmes, les monnaies locales, la mobilisation des citoyens, les communs, le changement d’échelle, l’éducation, la fin du monde/fin de mois etc. pour finir sur une ouverture européenne et internationale.
La séance de clôture sur le « pacte pour le pouvoir de vivre » a été donné l’espoir d’une véritable approche nouvelle des relations entre les gens, privilégiant des solutions pour diminuer les écarts et lutter contre les inégalités.
Car si l’ESS n’est pas une économie de la réparation, elle est aussi cela et il faut savoir de temps en temps rappeler les fondements philosophiques et politiques de cette conception d’une économie qui met l'humain au centre de ses interventions.
Ces deux jours sont donc essentiels pour que nous puissions partager nos convictions et notre volonté de voir évoluer l’ESS en respectant ses fondamentaux et en ayant une conception moderne et adaptative de ce que nous défendons.
Le chef d’orchestre, Philippe Fremaux, a su nous mettre à l’unisson pour que nous retrouvions une vision commune de l’ESS porteuse de changement. Qu’il en soit grandement remercié. Et puisque nous utilisons la métaphore de l’orchestre, disons qu’il nous a permis d’accorder nos instruments pour que nous jouions la même partition, pas celle qui divise mais celle qui nous unit.