Organisations
Malaise des soignants : pandémie sociétale ?
La fumée picote les yeux, les gorges sont prises, le système suffoque. Nous assistons alors à des scènes d'horreur ! (Floris Mayasi, 2018).
Depuis quelques jours, on évoque particulièrement la souffrance des soignants. Ce mal diffus et confus grignote peu à peu l’engouement et l’enthousiasme d’une profession qui semble abandonnée. Avec une certaine inquiétude, nous avons entendu, lu et vu surgir des témoignages poignants de toute part. Ces plaintes imprégnées d’un épuisement généralisé provenaient de tous les côtés, qu’il s’agisse des hôpitaux ou des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), des services d’urgence ou des lieux de vie, du public ou du privé à but lucratif ou non. Au départ, on observe juste une augmentation permanente de la « lassitude » qui a elle-même fait place à l’exaspération, au dégoût, puis à la douleur morale. L’angoisse intenable du bien empêché, de ne plus pouvoir bien faire ou faire bien ou faire du bien. Le constat est le même : l’envie de faire du bien en prenant soin ou de bien faire son travail de soignant parait s’effacer. Ils n’ont plus la force de leur motivation première et cela les bouleverse, tant elle se dissout et la conséquence : des soignants, des patients et des personnes âgées mal-traitées ? Face à une situation devenue à la fois incompréhensible, ingérable et plus que jamais impossible à supporter, les paroles se sont libérées d'abord en silence mais depuis plusieurs semaines sur le devant de la scène médiatique. Elles sortent du confinement du secret professionnel et de la honte : elles témoignent d’un quotidien devenu un enfer.
Que se passe-t-il pour en arriver là, à ce point de rupture au sens de la crise ? Qu’arrive-t-il en ces lieux où, a priori, nous devrions plus qu’ailleurs rencontrer l’espoir d’un mieux-être ?
Cela fait quelques années que l’on évoque la souffrance des soignants mais cette fois, on décèle comme une impression de saturation. Ce métier pénible pour certains face à la confrontation de ce que l’on ne devrait pas voir : la maladie, la vieillesse, la souffrance et la mort… L’homme diminué se transforme alors comme une sorte d’image à ne pas voir ou bien d’abjection dans ce monde où l’on se met à rêver en permanence de l’homme augmenté ? L’engagement et la volonté des soignants ont toujours été un risque important d'épuisement professionnel, dû à une volonté parfois sans limite de vouloir donner. Cette ardeur qu’ils mettent dans le travail a toujours été mue par une énergie pouvant s’avérer dévastatrice. Seulement, nous arrivons là à un point qui dépasse l’habituel, un phénomène qui mérite toute notre attention.
Que penser d’une société où ceux qui prennent soin, accompagnent les personnes en souffrance et sont eux-mêmes en proie à un malaise grandissant et à une souffrance indicible ? Ne peut-on y voir une forme de pandémie à l’échelle sociale ? Quel est donc ce type de société dans lequel on n’arrive plus à prendre soin de ceux qui soignent ? Depuis des années, loin de s’améliorer, la situation s’est propagée et amplifiée.
Que faire alors ?
Des travaux récents (P. Colombat, 2016) mettent en avant l’importance d’un management participatif. Il ouvre à la nécessité de construire de collectifs à travers le renforcement de l’interdisciplinarité des équipes de soin. Devoir revenir à ce travail en équipe (si longtemps défendu dans les services de psychiatrie, par exemple) est une évidence. L’équipe est un instrument de travail et l’instrument du travail essentiel : les rencontres organisées valorisent la parole de tous : employés pluridisciplinaires, recherches de solutions collectives etc.
D’autres chercheurs (AC Chêne, 2015) évoquent la possibilité d’une réflexion sur le management « en » confiance et non « par » la confiance. On distingue ainsi une communication informative d’une véritable considération des uns envers les autres. Il est différent de dire « je vous fais confiance » et d’avoir des actes quotidiens renforçant la confiance. Ce qui s’organise à travers une différence dans un contrôle coopératif et plus de domination dans le cadre d’un fonctionnement coconstruit.
L’introduction de la numérisation dans la réflexion des managers devient un sujet pour d’autres auteurs, (Le Reun, 2018) d’évoquer les troubles cognitifs de l’attention à l’autre mise à mal avec l’arrivée des ordinateurs : « Soit, je m’occupe de mon ordinateur, soit je m’occupe de mon patient ; ça devient inhumain de travailler comme cela avec tous ces ordinateurs, je n’en peux plus » Ces derniers génèrent un surcroît d’activité qui n’a pas été anticipé au sein de l’organisation du travail et une forme de dispersion de l’attention happée par les écrans. Elle se transforme en une véritable épreuve au sein de laquelle le malaise grandit.
Comment faire ?
Cependant, comment faire dans les hôpitaux alors que les managers doivent gérer plusieurs équipes sur plusieurs unités de soins, voire plus de sites ?
Comment faire alors pour que les soignants soient systématiquement envoyés en renfort dans telle ou telle unité de soin, perdant ainsi toute possibilité de repère et de sentiment d’appartenance à une équipe ?
Nous avons rencontré des gens qui témoignaient de ces journées où ils arrivaient, l’effectif maximum étant atteint, le nombre d’hospitalisation bas : « on n’a pas besoin de vous aujourd’hui ». Dans le meilleur des cas, ils étaient envoyés dans un autre service, où ils se sentaient parfois moins compétents : avant, les infirmières choisissaient les services où elles demandaient à travailler, on pouvait avoir des préférences, (par exemple, faire un prélèvement sanguin à un nouveau-né ou connaître les techniques de soins apaisantes, en douceur). C’est ce que l’on pourrait nommer l’effet boomerang du décret de compétences… Dans le pire des cas, elles étaient « invitées » à prendre une RTT et rentrer chez elles. D’autres ne se croisent plus, les temps de pause étant décalés comme les horaires d’arrivées. Désormais, elles prennent leurs repas seules. Plus aucun espace de liberté pour souffler ou échanger ensemble sur les pratiques quotidiennes, plus d’espace pour se rencontrer… Avec tous ces cas qui ne sont pas des journées isolées mais un quotidien récurrent, plus on est mal, plus on s’absente etc. et moins les collectifs de travail peuvent être des repères puisqu’ils n’existent plus.
Et les IRP (ou l’IRP de demain) ?
Le rôle qui sera joué par les élus des instances représentatives du personnel (de la future instance CSE) n’est pas moindre. Ils sont parfois dépassés, eux-mêmes prisonniers d’un quotidien saturé ; on leur laisse le minimum du temps légal pour travailler ensemble. Toutefois, ils doivent continuer. À un représentant secrétaire d’un CHSCT qui nous faisait remarquer l’absence de moyens matériels, nous rappelions qu’ils ont quelque chose d’essentiel : la possibilité d’enquêter et d’aller sur le terrain de l’entreprise. Ils peuvent visiter les lieux, rencontrer les salariés et réaliser des enquêtes, ce qui demeure un atout majeur mais nécessite aussi de développer les compétences requises, ce qui permettra de conserver la proximité avec l’ensemble des salariés et débattre au sein du CHSCT ou future commission CSE.
N’oublions pas que, lors des attentats du Bataclan à Paris, des soignants sont spontanément revenus accomplir leur travail dans tous les hôpitaux : aider, soigner et panser. On en a même vu venir qui étaient de passage à Paris. Être soignant, c’est ça. C'est cet élan spontané de la considération que l’on porte à l’autre, à son prochain en détresse. Cette considération n’a de sens que si nous en faisons un horizon commun et qu’elle devient réciproque (voir Éthique de la considération, C. Pelluchon, 2018). Prenons soin de nos soignants de toute urgence, aidons les hôpitaux et tous les établissements de santé à reconstruire ce lien de confiance et maintenir des soins d’une véritable qualité. Il nous faut redonner de la considération aux soignants.
Depuis quelques jours, on évoque particulièrement la souffrance des soignants. Ce mal diffus et confus grignote peu à peu l’engouement et l’enthousiasme d’une profession qui semble abandonnée. Avec une certaine inquiétude, nous avons entendu, lu et vu surgir des témoignages poignants de toute part. Ces plaintes imprégnées d’un épuisement généralisé provenaient de tous les côtés, qu’il s’agisse des hôpitaux ou des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), des services d’urgence ou des lieux de vie, du public ou du privé à but lucratif ou non. Au départ, on observe juste une augmentation permanente de la « lassitude » qui a elle-même fait place à l’exaspération, au dégoût, puis à la douleur morale. L’angoisse intenable du bien empêché, de ne plus pouvoir bien faire ou faire bien ou faire du bien. Le constat est le même : l’envie de faire du bien en prenant soin ou de bien faire son travail de soignant parait s’effacer. Ils n’ont plus la force de leur motivation première et cela les bouleverse, tant elle se dissout et la conséquence : des soignants, des patients et des personnes âgées mal-traitées ? Face à une situation devenue à la fois incompréhensible, ingérable et plus que jamais impossible à supporter, les paroles se sont libérées d'abord en silence mais depuis plusieurs semaines sur le devant de la scène médiatique. Elles sortent du confinement du secret professionnel et de la honte : elles témoignent d’un quotidien devenu un enfer.
Que se passe-t-il pour en arriver là, à ce point de rupture au sens de la crise ? Qu’arrive-t-il en ces lieux où, a priori, nous devrions plus qu’ailleurs rencontrer l’espoir d’un mieux-être ?
Cela fait quelques années que l’on évoque la souffrance des soignants mais cette fois, on décèle comme une impression de saturation. Ce métier pénible pour certains face à la confrontation de ce que l’on ne devrait pas voir : la maladie, la vieillesse, la souffrance et la mort… L’homme diminué se transforme alors comme une sorte d’image à ne pas voir ou bien d’abjection dans ce monde où l’on se met à rêver en permanence de l’homme augmenté ? L’engagement et la volonté des soignants ont toujours été un risque important d'épuisement professionnel, dû à une volonté parfois sans limite de vouloir donner. Cette ardeur qu’ils mettent dans le travail a toujours été mue par une énergie pouvant s’avérer dévastatrice. Seulement, nous arrivons là à un point qui dépasse l’habituel, un phénomène qui mérite toute notre attention.
Que penser d’une société où ceux qui prennent soin, accompagnent les personnes en souffrance et sont eux-mêmes en proie à un malaise grandissant et à une souffrance indicible ? Ne peut-on y voir une forme de pandémie à l’échelle sociale ? Quel est donc ce type de société dans lequel on n’arrive plus à prendre soin de ceux qui soignent ? Depuis des années, loin de s’améliorer, la situation s’est propagée et amplifiée.
Que faire alors ?
Des travaux récents (P. Colombat, 2016) mettent en avant l’importance d’un management participatif. Il ouvre à la nécessité de construire de collectifs à travers le renforcement de l’interdisciplinarité des équipes de soin. Devoir revenir à ce travail en équipe (si longtemps défendu dans les services de psychiatrie, par exemple) est une évidence. L’équipe est un instrument de travail et l’instrument du travail essentiel : les rencontres organisées valorisent la parole de tous : employés pluridisciplinaires, recherches de solutions collectives etc.
D’autres chercheurs (AC Chêne, 2015) évoquent la possibilité d’une réflexion sur le management « en » confiance et non « par » la confiance. On distingue ainsi une communication informative d’une véritable considération des uns envers les autres. Il est différent de dire « je vous fais confiance » et d’avoir des actes quotidiens renforçant la confiance. Ce qui s’organise à travers une différence dans un contrôle coopératif et plus de domination dans le cadre d’un fonctionnement coconstruit.
L’introduction de la numérisation dans la réflexion des managers devient un sujet pour d’autres auteurs, (Le Reun, 2018) d’évoquer les troubles cognitifs de l’attention à l’autre mise à mal avec l’arrivée des ordinateurs : « Soit, je m’occupe de mon ordinateur, soit je m’occupe de mon patient ; ça devient inhumain de travailler comme cela avec tous ces ordinateurs, je n’en peux plus » Ces derniers génèrent un surcroît d’activité qui n’a pas été anticipé au sein de l’organisation du travail et une forme de dispersion de l’attention happée par les écrans. Elle se transforme en une véritable épreuve au sein de laquelle le malaise grandit.
Comment faire ?
Cependant, comment faire dans les hôpitaux alors que les managers doivent gérer plusieurs équipes sur plusieurs unités de soins, voire plus de sites ?
Comment faire alors pour que les soignants soient systématiquement envoyés en renfort dans telle ou telle unité de soin, perdant ainsi toute possibilité de repère et de sentiment d’appartenance à une équipe ?
Nous avons rencontré des gens qui témoignaient de ces journées où ils arrivaient, l’effectif maximum étant atteint, le nombre d’hospitalisation bas : « on n’a pas besoin de vous aujourd’hui ». Dans le meilleur des cas, ils étaient envoyés dans un autre service, où ils se sentaient parfois moins compétents : avant, les infirmières choisissaient les services où elles demandaient à travailler, on pouvait avoir des préférences, (par exemple, faire un prélèvement sanguin à un nouveau-né ou connaître les techniques de soins apaisantes, en douceur). C’est ce que l’on pourrait nommer l’effet boomerang du décret de compétences… Dans le pire des cas, elles étaient « invitées » à prendre une RTT et rentrer chez elles. D’autres ne se croisent plus, les temps de pause étant décalés comme les horaires d’arrivées. Désormais, elles prennent leurs repas seules. Plus aucun espace de liberté pour souffler ou échanger ensemble sur les pratiques quotidiennes, plus d’espace pour se rencontrer… Avec tous ces cas qui ne sont pas des journées isolées mais un quotidien récurrent, plus on est mal, plus on s’absente etc. et moins les collectifs de travail peuvent être des repères puisqu’ils n’existent plus.
Et les IRP (ou l’IRP de demain) ?
Le rôle qui sera joué par les élus des instances représentatives du personnel (de la future instance CSE) n’est pas moindre. Ils sont parfois dépassés, eux-mêmes prisonniers d’un quotidien saturé ; on leur laisse le minimum du temps légal pour travailler ensemble. Toutefois, ils doivent continuer. À un représentant secrétaire d’un CHSCT qui nous faisait remarquer l’absence de moyens matériels, nous rappelions qu’ils ont quelque chose d’essentiel : la possibilité d’enquêter et d’aller sur le terrain de l’entreprise. Ils peuvent visiter les lieux, rencontrer les salariés et réaliser des enquêtes, ce qui demeure un atout majeur mais nécessite aussi de développer les compétences requises, ce qui permettra de conserver la proximité avec l’ensemble des salariés et débattre au sein du CHSCT ou future commission CSE.
N’oublions pas que, lors des attentats du Bataclan à Paris, des soignants sont spontanément revenus accomplir leur travail dans tous les hôpitaux : aider, soigner et panser. On en a même vu venir qui étaient de passage à Paris. Être soignant, c’est ça. C'est cet élan spontané de la considération que l’on porte à l’autre, à son prochain en détresse. Cette considération n’a de sens que si nous en faisons un horizon commun et qu’elle devient réciproque (voir Éthique de la considération, C. Pelluchon, 2018). Prenons soin de nos soignants de toute urgence, aidons les hôpitaux et tous les établissements de santé à reconstruire ce lien de confiance et maintenir des soins d’une véritable qualité. Il nous faut redonner de la considération aux soignants.
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