Organisations
L’évaluation professionnelle : un luxe inutile
Le travail est une essence que la lecture d’un protocole ne peut comprendre. Le gouvernement et sa haute fonction publique sont convaincus des vertus de l’évaluation associée à des objectifs individuels. Une sorte de potion magique pour servir le changement qu’ils veulent imposer à tous les niveaux du management.
Pour les auteurs de Travailler à en mourir (1), les deux outils les plus efficaces pour isoler les salariés sont, l’objectif et l’évaluation. « Binôme ravageur qui, tout en prétendant faire appel à l’autonomie et à la responsabilité, se révèle lamineur d’homme ».
Pour les auteurs de La folie évaluation (2), c’est « un outil remarquable d’asservissement social et une remarquable mesure d’appauvrissement intellectuel ».
L’évaluation du travail est un leurre
Selon le Professeur Christophe Dejours, le savoir-faire, les trucs et les ficelles du métier constituent des leviers importants qui ne peuvent être intégrés dans des consignes ou des protocoles servant de base à l’évaluation. Il démontre que « si les travailleurs, qu’ils soient ouvriers, employés, cadres ou serviteurs de l’État, cessaient soudainement de tricher », c’est-à-dire s’ils respectaient scrupuleusement les protocoles, « ils mettraient en panne l’atelier, l’administration, l’entreprise ou l’État ». Sous-évaluée, l’intelligence au travail est souvent insoupçonnée par les travailleurs eux-mêmes. Elle est guidée par une intimité entre le corps et l’objet du travail, la matière, l’outil ou l’objet technique. « Ça c’est fait tout seul ! C’est comme ça ! C’est naturel ! »
L’évaluation des compétences « dérive inévitablement vers l’évaluation de la personne et s’éloigne d’autant de l’évaluation du travail proprement dit. [… ] On ne peut pas évaluer une compétence sans passer par la connaissance fine du travail dans lequel elle s’actualise ». Pour le Professeur Dejours, l’évaluation individualisée des performances est la plus délétère de toutes car elle contient une part d’arbitraire. « L’évaluation du travail par des méthodes objectives et quantitatives de mesurage repose sur des bases scientifiques erronées. Il est impossible de mesurer le travail proprement dit » (3).
L’évaluation du travail est un luxe
Pour s’en convaincre, il convient de lire en complément du petit ouvrage de Christophe Dejours le livre collectif La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude. On y apprend que « le premier effet de l’évaluation est une perte de productivité qui atteint parfois plus de 20 % : des centaines de milliers d’euros dans un petit hôpital français, un tiers des dépenses de santé aux États-Unis ». L’évaluation est chronophage et coûteuse, pour un résultat douteux. Et pour quel objectif ?
Ce n’est pas la qualité. Il suffit d’observer l’évolution de nos hôpitaux pour s’en convaincre. Qui peut prétendre aujourd’hui que cette qualité s’améliore ?
Plus il y a d’évaluation, de démarche qualité, d’accréditation, de groupe de travail, de « réunionite » aiguë, moins la qualité du travail est présente autour de l’objet même de notre travail : la qualité des soins !
Il est alors aisé de comprendre que l’évaluation poursuit un autre objectif que la qualité. Elle vise en fait à l’uniformité des comportements. C’est pourquoi elle enferme le plus souvent les salariés dans des objectifs inatteignables.
Alors quelle réponse ?
Il faut revenir à des objectifs de qualité. Pour cela, il suffit d’accorder à chaque unité de travail, un peu de temps (pas beaucoup plus que celui consacré à l’évaluation), un lieu, une table et des chaises pour que chaque salarié puisse échanger sur son travail, ses difficultés et les moyens d’y faire face. L’encadrement retrouvera son rôle de ménagement des équipes pour faciliter le travail et pour en améliorer la qualité.
L’évaluation sera ainsi collectivement appréciée, les cadres seront apaisés et les agents réconfortés.
La fin de l’évaluation : Un vrai progrès !
Ouvrages cités :
1- Travailler à en mourir, de Paul Moreira et Hubert Prolongeau, éditions Flammarion, 2009.
2- La Folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean-Sauret, éditions Mille et une nuit, octobre 2011.
3- Christophe Dejours- Florence Bègue, Suicide et travail que faire ?, PUF, 2009, p 42.
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