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03 / 07 / 2013
Eric Berthet Nicolas Magnant / Membre
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Inscrit(e) le 02 / 07 / 2013

L'ennui au travail : force de création ou facteur de risque psychosocial ?

L’ennui est facteur de créativité : c’est cette idée (déjà bien traitée auparavant, dans le domaine de la pédagogie, par exemple) que soutiennent deux chercheurs britanniques, qui ont observé la façon dont les individus se comportaient après avoir été soumis à des tâches réputées répétitives et lassantes (dans leur protocole expérimental) ; il s’agissait de lire ou de recopier des pages d’annuaire. Elles affirment que plus la tâche réalisée permet de laisser vagabonder ses pensées (par exemple, lire autorise plus la rêverie que le fait de recopier une page), plus le potentiel créatif des individus peut s’exercer. En clair, s’ennuyer lors d’une réunion ne serait pas forcément synonyme de temps perdu, mais pourrait au contraire stimuler la production d’idées.

  • Néanmoins, il y aurait une limite, préviennent les chercheurs : un peu d’ennui stimulerait la créativité, trop d’ennui induirait des comportements négatifs. L’appréciation de cette limite est floue, mais l’on comprend que l’ennui devient négatif lorsqu’il ne permet plus une activité mentale constructive et qu’il devient envahissant et donc stérilisant.


C’est cette vision très déprimée de l’ennui qui semble faire son entrée dans le champ des RPS. En mai 2012, CNN titrait ainsi : « L’ennui au travail, le nouveau stress ? ». Il faudrait donc prendre en compte un symptôme supplémentaire, moins discuté que le stress jusqu’à présent mais tout aussi négatif pour les organisations de travail.

Selon une étude américaine parue en 2011, les employés qui s'ennuient sont plus susceptibles de se comporter de façon négative dans l'organisation : abus contre les autres, défauts de productivité, sabotage, manquement, vol, chahut seraient ainsi au menu des réjouissances artificiellement créées par les victimes de l'ennui, comme autant d'antidotes, évidemment mal choisis, à leur mal-être au travail :

  • les abus contre les autres sont plus ou moins sévères et d'ordre physique ou psychologique (frapper un collègue ou bien l'ignorer ostensiblement...) ;
  • les défauts de productivité sont ici entendus non comme le résultat d'une incompétence ou d'un malaise psychologique (annonciateur d'un « burn-out », par exemple) mais comme un ralentissement intentionnel de l'activité, à des fins conscientes de nuisance ;
  • le sabotage consiste à détruire ce qui est la propriété de l'organisation ;
  • le manquement consiste à diminuer le temps de travail ;
  • le vol consiste à voler soit la propriété de l'organisation soit un autre individu (client ou collègue) ;
  • le chahut (« horseplay ») n'est pas forcément un comportement agressif en soi mais ses conséquences le sont pour l'organisation : il peut s'agir de jeux, de plaisanteries prenant une place trop importante au travail.

Ainsi, l'étude américaine ici considérée propose de traiter l'ennui comme un problème qui se pose à l'organisation : les victimes de l'ennui seraient plus susceptibles de désorganiser le travail collectif, d'être contre-productifs, voire de nuire à leurs clients, collègues ou superviseurs. Les causes de cet ennui apparaissent comme fortement corrélées à des états psychologiques individuels : il y aurait deux catégories d'individus, ceux qui diraient s'ennuyer à cause de leur environnement extérieur (ils reprochent donc à leur environnement professionnel de ne pas être assez stimulant pour eux) et ceux qui s'ennuieraient pour des raisons qui leur seraient propres, intérieures (ils seraient incapables de créer pour eux-mêmes un environnement stimulant).

  • Or, le résultat intéressant de cette étude est que les individus selon lesquels l'ennui serait provoqué par un facteur extérieur seraient plus susceptibles que les autres de se mettre en colère, et donc de devenir agressifs dans l'organisation de travail. En d'autres termes, puisqu'ils reprochent aux autres de leur rendre leur travail inintéressant, ils le leur font en quelque sorte payer.


Sans doute y a-t-il ici (pour les managers notamment) un point concret à entendre : il s'agirait de prendre au sérieux les discours de récrimination, fussent-ils infondés, dans la mesure où ils pourraient être la première étape dans des comportements dirigés contre l'organisation de travail. L'ennui, lorsqu'il s'exprime sur le ton du reproche aux autres, indiquerait alors qu'un détachement du salarié vis-à-vis de l'organisation de travail est déjà à l'œuvre, rendant cette dernière moins importante à ses yeux, de telle sorte que lui causer des dommages serait ressenti comme moins répréhensible, voire justifié.

L’ennui apparaît donc bien comme un sujet important dans le champ des risques psychosociaux, que les organisations doivent prendre en considération.

  • Il ne s’agit pas d’entrer dans une logique platement productiviste qui viserait à le faire disparaître : la rêverie, le temps flottant, le désœuvrement ponctuel, les discussions informelles sont au contraire autant de respirations qui garantissent la productivité et l’efficacité au travail.

Néanmoins, l’ennui revêt des formes multiples et l’on peut en proposer une typologie graduée : à la rêverie qui permettra l’éclosion d’une idée riche et nouvelle, répond un ennui menaçant, presque baudelairien : celui dont le poète nous promet que dans un bâillement, il avalerait le monde. Noir, vengeur, cet ennui-là ne se fonderait pas toujours sur des éléments objectifs mais serait avant tout le résultat d’une perception particulière du monde du travail. Aux organisations de tenir un dialogue suffisamment ouvert pour en prendre conscience, et pour que les salariés qui en souffrent ne fassent pas souffrir les autres mais puissent au contraire retrouver le goût de leur travail et celui de la collaboration.

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