Comment on assassine le syndicalisme revendicatif...
D’abord des faits et des chiffres incontestables
Destruction massive d’emplois. Selon la note de la direction du Trésor de janvier 2011, « la récession s'est traduite par d'importantes pertes d'emplois dans les branches principalement marchandes non agricoles (331 000 en 2009, après 183 000 en 2008). En début de récession, l'essentiel de l'ajustement s'est porté sur l'intérim… Sur la période 2008-2009, l'emploi intérimaire a représenté à lui seul près de 30 % des destructions d'emplois. Ces destructions se sont concentrées entre le deuxième trimestre de 2008 et le premier trimestre de 2009… ».
Selon cette même note, les premières victimes ont été les jeunes, les ouvriers et les bas salaires. Cette brutale dégradation de l’emploi pour les ouvriers et les jeunes (514 000 emplois détruits au total en deux ans) en les expulsant du travail a approfondi la misère et la précarité.
- Pauvreté
Selon les derniers chiffres connus (ceux de 2008), donc avant la vague destructrice, le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (fixé à 938 euros par mois) était de 7,8 millions de personnes. Le taux de pauvreté dans le pays était de 13 %, contre 17 % en Europe. Les familles monoparentales sont les plus touchées par la pauvreté.
- Précarité
Aux intérimaires, aux stagiaires de toutes les catégories, se rajoutent les salariés à temps partiel, dont le nombre continue d’augmenter pour atteindre en 2010, selon la DARES, 16,2 % de la population active.
- Salaires
Voilà, à nouveau, des faits et chiffres incontestables que cette note confirme : « En parallèle, les salaires ont ralenti en lien avec la baisse de l'activité et la montée du chômage. Le ralentissement du salaire moyen par tête (+1,3 % en 2009, après+2,6 % en 2008) a été plus prononcé que celui du salaire mensuel de base (respectivement +2,2 %, après +3,0 %). Au total, la masse salariale dans les branches principalement marchandes non agricoles a reculé en 2009 (–1,2 %), la baisse de l'emploi salarié (–2,4 %) ayant été plus forte que la hausse du salaire horaire (+1,3 %) ».
Enfin pour compléter ce tableau précisons que le revenu moyen des 0,01 % des ménages les plus aisés a augmenté de 40 % entre 2004 et 2007, contre 10 % pour le reste de la population. La part des prestations sociales dans le revenu des 10 % des ménages les plus modestes atteint près de 40 %, ce qui indique l’extrême faiblesse du revenu de leur travail !
Ce constat implacable a une conséquence majeure : affaiblir les syndicats et leur capacité d’intervention. Ajoutons que cette baisse de masse salariale est la première depuis la libération. Ce phénomène exceptionnel a amplifié la pression sur les travailleurs et donc sur leurs syndicats.
Des structures et une organisation du travail bouleversées
Cette brutale agression contre les travailleurs s’est développée dans un contexte d’une organisation du travail profondément bouleversée ces 30 dernières années.
- Transfert massif des grandes vers les petites entreprises sous-traitantes
Six millions 750 000 salariés travaillent dans des entreprises de moins de 50 salariés donc sans comité d’entreprise et, dans la quasi totalité de celles-ci, sans présence syndicale. Les statistiques officielles indiquent que leur salaire est de 8 à 22 % moins élevé que ceux des plus grandes entreprises. Cette situation de bas salaires a été amplifiée pour les ouvriers et les employés par les dispositifs dérogatoires. Ainsi, toute embauche réalisée dans une entreprise de moins de 10 salariés a bénéficié d'une aide correspondant à une exonération totale de cotisations patronales au niveau du SMIC, puis dégressive jusqu'à 1,6 SMIC. Au total, plus de 1,1 million ont été concernés. Ce dispositif a été prolongé jusqu'au 30 juin 2010.
Il faut rajouter à ces près de 7 millions de salariés, plus d’un million travaillant dans des entreprises entre 50 et 100 salariés, pour lesquels, comme l’indique l’enquête de la Dares, aucun accord d’entreprise ne s’applique sur les salaires ni sur l’emploi ou le temps de travail. En effet, les 39 000 accords d’entreprise signés par les syndicats en 2009 ne couvrent que des entreprises de 100 salariés et plus.
Ce sont donc près de 8 millions de salariés qui travaillent sans la protection de l’action de délégués syndicaux, action visant traditionnellement à faire respecter le Code du Travail, les conventions collectives et à limiter l’arbitraire patronal.
Ce nombre est d’ailleurs en augmentation depuis 1980. Les entreprises de plus de 500 salariés ont ainsi perdu entre 1980 et 2005 l’équivalent de 10 % de la totalité de la population salariée au bénéfice des plus petites structures. En effet, l’externalisation, notamment par leur mise en sous-traitance, de plus en plus d’activités fait partie de la stratégie des grands groupes. Cette stratégie, fondée sur la création de valeur pour les actionnaires, a comme corollaire une politique systématique de baisse des coûts au bénéfice des marges. Ces activités sont présentées par les directions de ces groupes comme ne faisant pas partie du cœur de leur métier. En externalisant, les directions des grands groupes transforment leurs coûts de coûts fixes en coûts variables, charge aux sous-traitants à réaliser chaque année les gains de productivité permettant d’assurer aux donneurs d’ordre les baisses de coûts exigées. Ces petites entreprises sous-traitantes sont placées sous la pression permanente des donneurs d’ordre. Pour garder leur marché, elles se retournent vers leurs salariés pour exiger d’eux ces gains. Souffrances au travail accrues, tassement des salaires, complémentaire santé à minima, conditions de travail en dégradation sont parmi les conséquences de cette relation. Les externalisations, dont les délocalisations sont une autre forme, ont fortement contribué à tracer un nouveau modèle d’entreprise : l’entreprise « globalisée ».
Le modèle de l’entreprise « globalisée »
L'une des caractéristiques de la mondialisation est l’augmentation du nombre et de la puissance des multinationales. En France, toutes les entreprises du CAC 40 sont d’ailleurs des multinationales.
Leur nouveau modèle d’entreprise se compose de trois volets : un management important au revenu démesuré (1) (ainsi, il sera plus près des actionnaires que des salariés-producteurs !), de grands centres composés essentiellement d’ingénieurs et cadres et une chaîne de sous-traitants locaux ou délocalisés (productions et services) rassemblant majoritairement des ouvriers et des employés.
Dans les grands centres, comme le montre les statistiques de l’INSEE et l’enquête de la Dares, la présence syndicale est souvent multiple et des accords de droit syndical ou de dialogue social y sont en application. Il y a même d’« intenses » relations direction/organisations syndicales, le plus souvent par DRH et instances représentatives du personnel interposées. La multiplication de réunions (en tout genre) occupe la majorité du temps des élus du personnel et des délégués syndicaux. Ils sont, en conséquence et souvent à leurs corps défendant, extraits de leurs services et du contact permanent avec leurs collègues. Tous ces ingrédients conduisent à la création d’un climat favorable à l’établissement d’un accord tacite sur la nécessité de la compétitivité de l’entreprise. La probabilité pour la direction générale de multinationales d’arriver à ses fins est facilitée par le niveau salarial, l’individualisation et la faible syndicalisation des ingénieurs et cadres. Les directions des fédérations syndicales, désignant les délégués syndicaux centraux dans ces groupes, traditionnellement plus consensuels que les syndicats de base, alimentent ce phénomène conciliateur appelé dialogue social. Mais l’expulsion des couches ouvrières, socle du syndicalisme traditionnel et de classe, vers la sous-traitance est le premier facteur de fragilisation des syndicats.
Quant à la chaîne des sous-traitants elle-même, constituée essentiellement de petites structures, la syndicalisation y est faible et rendue de plus en plus difficile par la combinaison des seuils d’effectifs et des nouvelles dispositions inscrites dans la loi du 20 août 2008. La perte des acquis de la grande entreprise (accords d’entreprise avec des dispositions plus favorables que la convention collective, usages, prérogatives et aides sociales du comité d’entreprise…) est une source supplémentaire de baisse de coûts pour les donneurs d’ordre à travers ces gains immédiat de productivité réalisés en sous-traitance.
Effets de la loi du 20 août 2008 sur la représentativité syndicale
Aux seuils d’effectifs (10, 20, 50 etc.) définissant l’existence des droits syndicaux, la loi ajoute des seuils électoraux de représentativité des syndicats.
Ce cumul des deux types de seuil devient un obstacle majeur à la présence syndicale dans les entreprises. En général, depuis des années, une implantation syndicale se réalise à l’occasion de la préparation des élections de délégués du personnel et de représentants du personnel au comité d’entreprise. Pour ce faire, le syndicat désigne un nouveau syndiqué comme délégué syndical afin de disposer du crédit d’heures et des moyens de constituer la liste de candidats et de préparer les élections. Mais aujourd’hui pour désigner un délégué syndical, il faut choisir un salarié candidat sur la liste du syndicat et ayant recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés. Dès la fin de la période transitoire (2), il ne pourra plus y avoir de désignation de délégué syndical avant les élections. Un moyen important pour l’implantation syndicale disparait donc.
À ceux qui rétorquent qu’il existe la possibilité de désigner un représentant de la section syndicale (RSS), rappelons que le RSS n’a pas le pouvoir de négocier, or sans le pouvoir de négociation il n’est pas possible d’obtenir dans la défense des intérêts individuels ou collectifs des résultats explicites et écrits. De plus, la négociation a pour fonction de traduire en résultats concrets un rapport de force.
D’autres moyens peuvent aussi disparaître, tels celui de la désignation du représentant syndical au comité d’entreprise, distinct du délégué syndical, dans les entreprises de plus de 300 salariés. Cette désignation ne devient possible avec la nouvelle loi que si le syndicat mandatant a déjà des élus à ce comité d’entreprise. Comment avoir des élus avant d’exister ? Une parade à ces obstacles sera surement trouvée mais constatons que les seuils électoraux de la loi du 20 août 2008 créent de nouveaux obstacles qui se cumulent avec les restrictions dues aux seuils d’effectifs déjà existant.
Le droit d’adhérer au syndicat confédéré de son choix remis en cause. Plus que jamais, le droit des travailleurs à se grouper dans le syndicat de leur choix doit être exigé et revendiqué, et ce quelle que soit la taille de l’entreprise. Soyons sûrs que cette exigence démocratique sera présente dans les prochaines mobilisations d’ensemble des salariés. Une autre conséquence de la loi du 20 août 2008 a pour origine la remise en cause du principe de faveur dans sa partie sur le temps de travail. Cette disposition conforte la primauté de l’entreprise sur la règlementation nationale (convention collective dans la branche et Code du Travail pour l’interprofessionnel) et conforte le cadre juridique de l’entreprise comme périmètre déterminant. Les syndiqués pourront se constituer en syndicat d’entreprise dont le champ de négociation devient complètement ouvert puisque l’entreprise devient le lieu générateur du droit et plus l’interprofessionnel.
La loi du 20 août conforte ainsi le modèle de l’entreprise « globalisée » en poussant au syndicalisme d’entreprise, placé sous la pression permanente et directe des directions d’entreprise. La présence syndicale n’étant tolérée dans les grands centres que dans la mesure où elle est intégrée au consensus sur la compétitivité, elle a tendance à entrer en contradiction avec le syndicalisme confédéré. Les origines du syndicalisme confédéré reposent sur la nécessité de surmonter les divisions entre salariés d’entreprises différentes et l’action interprofessionnelle pour l’égalité des droits. Pour ces raisons aussi, la loi va bouleverser le paysage syndical.
Pas de démocratie politique sans syndicalisme revendicatif
Pas de syndicalisme confédéré indépendant sans démocratie syndicale
La résistance et la mise en échec de l’offensive capitaliste actuelle posent la nécessité de prendre la mesure de sa gravité, de qualifier clairement comme une nouvelle tentative d’intégrer le syndicat, la participation syndicale à la gestion de la compétitivité de l’entreprise. Le fait que dans les grands groupes, le dialogue social soit intimement lié à la « défense de la compétitivité de l’entreprise concernée » est un élément majeur conduisant à disloquer le syndicalisme confédéré, à son assujettissement aux exigences des marchés financiers. Il fait naître un syndicalisme « officiel » dont la structure est le syndicat d’entreprise engagé par accord d’entreprise dans le dialogue social tel qu’il est défini par la Commission européenne et sa « filiale » syndicale, la CES.
Parce que l’ordre de la « mondialisation capitaliste » a impérativement besoin de régimes autoritaires garantissant au capital financier le pillage des ressources naturelles, des matières premières et la surexploitation des travailleurs, ce « syndicalisme » en est composante. C’est vers ce modèle que tendent tous les régimes des pays d’Europe, notamment coté syndical à travers la CES. La perte de souveraineté nationale au compte d’une Union européenne hors de tout contrôle des peuples, la tutelle exercée par la Banque centrale européenne sur la politique monétaire, la dérèglementation et la recherche systématique de la baisse du coût du travail initiée par cette Union et reprise par les pays membres ne contribuent-elles pas à ce modèle de régime au service du capital financier international ?
Fondamentalement incompatibles. On ne peut pas accepter une cohabitation entre ce type de « syndicalisme » et le syndicalisme traditionnel. L’histoire l’a montré, le syndicalisme fondé sur et pour l’association capital/travail a toujours existé contre le syndicalisme ouvrier qui fonde son action sur l’abolition du patronat et du salariat et reconnaissant l’existence de classes sociales dont les intérêts sont antagoniques. La crise ouverte du système capitaliste et ses conséquences désastreuses rendent urgent et essentiel que les syndicats reviennent aux fondamentaux. Établis lors des congrès de fondation du syndicalisme confédéré de 1895, 1896 et 1905, ils résident dans la reconnaissance de la division de la société en classes aux intérêts contradictoires, de la nécessité de l’indépendance syndicale et de celle d’unir les travailleurs sur leurs revendications.
La question centrale est celle de la démocratie dans le pays, dans le syndicat et dans l’action. La reconquête de la souveraineté et de la démocratie dont le droit pour la classe ouvrière de faire valoir et défendre ses intérêts, de disposer de syndicats libres et confédérés, est l’enjeu majeur des mobilisations en Europe et partout dans le monde depuis le début de la révolution en Tunisie. Sur le terrain syndical, l’exercice de la démocratie signifie d’une part l’établissement du cahier des revendications défendues par les syndiqués eux-mêmes et d’autre part le contrôle par les instances syndicales, à commencer par la réunion des syndiqués, de la définition des initiatives et des formes d’action à mettre en œuvre pour l’obtention de ces revendications. C’est précisément cela qui a été bafoué pendant le dernier conflit sur les retraites. L’intersyndicale nationale a toujours refusé de prendre position sur les revendications des syndicats de base dont la principale : retrait du texte gouvernemental et a de plus imposé, hors de tout contrôle des formes d’action type journée d’action à répétition dont l’inefficacité est prouvé depuis longtemps. Seule la démocratie totale dans l’action assure par le contrôle sur celle-ci, la souveraineté des salariés mobilisés.
(1) Par exemple, les huit membres du comité de direction de la société Continental ont perçu une rémunération annuelle totale de 4,377 millions d’euros en 2009 et de 15,116 millions d’euros en 2010, soit quatre fois plus. Simultanément, le comité de direction a procédé à la suppression de centaines de postes de travail dans les activités pneumatiques et électroniques.
(2) La période transitoire est la période qui va s’écouler entre la promulgation de la loi du 20 août 2008 et la fin des premières élections mises en œuvre selon les modalités définies par cette nouvelle loi. Pendant cette période, dans toute entreprise n’ayant pas encore organisé les élections depuis le 20 août 2008, ce sont les anciennes dispositions qui s’appliquent quant à la désignation des délégués syndicaux. Compte tenu que la durée maximale possible entre deux élections au sein d’une entreprise est de 4 ans, cette période transitoire prendra fin août 2012.